Réf. : Cass. com., 4 octobre 2023, n° 22-14.439, F-B N° Lexbase : A17201KW
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par Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences - HDR à l’Université Côte d’Azur, Membre du CERDP, Directrice du Master 2 Droit des entreprises en difficulté de la faculté de droit de Nice
le 18 Octobre 2023
Mots-clés : Vérification des créances • contestation sérieuse • saisine du tribunal compétent pour trancher la contestation sérieuse • délai du mois à compter de la notification de l’ordonnance • nécessité de la remise au greffe dans le délai du mois (non)
Le tribunal compétent pour trancher une contestation sérieuse est réputé saisi dès la date de la délivrance de l'assignation, dès lors que celle-ci est remise au greffe.
Lorsqu’une législation est trop stricte, elle finit souvent par s’adoucir sous l’impulsion interprétative de la jurisprudence. Un bon exemple de cette tendance nous est ici donné, dans le domaine bien connu des lecteurs de cette chronique, celui de la contestation sérieuse de la créance.
On sait que le juge-commissaire a une compétence de principe pour statuer sur les créances déclarées.
Il est d’abord, sauf l’hypothèse de l’instance en cours au jour du jugement d’ouverture, le seul juge de la régularité de la déclaration de créance et il doit, selon une lecture a contrario de l’article L. 624-2 du Code de commerce N° Lexbase : L9131L7C, rendre une décision d’irrecevabilité de la déclaration de créance en présence d’une déclaration de créance irrégulière.
Ensuite, il est le juge de principe pour statuer sur le fond de la créance déclarée. Il en ira cependant différemment, d’une part, en présence d’une instance en cours et, d’autre part, en présence d’une incompétence stricto sensu, en raison de la compétence d’ordre public d’une autre juridiction. Dans ces deux hypothèses, le juge-commissaire doit rendre une ordonnance qui le dessaisit définitivement.
En dehors de ces deux cas, le juge-commissaire a, par principe, une plénitude de juridiction pour admettre ou rejeter la créance déclarée. Il peut donc connaître de tous les moyens soulevés par le mandataire de justice, en charge de la vérification des créances ou par le débiteur. Il existe une exception : le cas de la contestation sérieuse.
Il y a contestation sérieuse lorsque, d’une part, la contestation ne relève pas de l’évidence et que, d’autre part, elle a des chances de prospérer.
Lorsqu’il y a contestation sérieuse, le juge-commissaire doit rendre une ordonnance constatant qu’il y a contestation sérieuse, indiquant qu’il sursoit à statuer, et désignant l’une des parties, le mandataire judiciaire, le débiteur ou le créancier, comme ayant la charge de saisir la juridiction compétente pour trancher la contestation sérieuse. Une fois celle-ci tranchée, il y a place à révocation du sursis à statuer et le juge-commissaire peut admettre ou rejeter la créance en fonction de la décision rendue par la juridiction qui a tranché la contestation sérieuse.
Lorsque le juge-commissaire, comme il en a l’obligation, désigne une partie ayant la charge de trancher la contestation sérieuse, celle-ci doit saisir la juridiction compétente dans le mois de la notification de l’ordonnance constatant l’existence d’une contestation sérieuse. La solution est posée par l’article R. 624-5, alinéa 1, du Code de commerce N° Lexbase : L7228LEG, selon lequel « Lorsque le juge-commissaire se déclare incompétent ou constate l'existence d'une contestation sérieuse, il renvoie, par ordonnance spécialement motivée, les parties à mieux se pourvoir et invite, selon le cas, le créancier, le débiteur ou le mandataire judiciaire à saisir la juridiction compétente dans un délai d'un mois à compter de la notification ou de la réception de l'avis délivré à cette fin, à peine de forclusion à moins d'appel dans les cas où cette voie de recours est ouverte ».
Ainsi, faute pour la partie désignée dans l’ordonnance de saisir le tribunal compétent pour faire trancher la contestation sérieuse, l’intéressé encourt la forclusion. Encourue par le mandataire judiciaire ou par le débiteur, la forclusion empêchera l’intéressé de soutenir la contestation de la créance et celle-ci devrait être admise dans les conditions de sa déclaration [1]. Encourue par le créancier, la forclusion empêchera l’intéressé de prétendre à l’admission de sa créance [2] ou, à tout le moins, lui interdira de contester la proposition de rejet émise par le mandataire judiciaire.
On le voit, le danger lié à la forclusion est très important, que ce soit du côté du débiteur qui perdrait le droit de voir minorer son passif ou du côté du créancier qui ne pourrait plus prétendre être admis au passif dans les conditions de sa déclaration.
Mais, que faut-il entendre exactement par l’expression « saisir la juridiction compétente dans un délai d'un mois à compter de la notification » ? Faut-il que le tribunal soit effectivement saisi par dépôt à son greffe de l’assignation avec demande d’enrôlement ? Suffit-il que l’assignation du défendeur ait été délivrée ? C’est à cette question que répond pour la première fois la Cour de cassation.
En l’espèce, la société Tim Joh Vic a été mise en redressement puis en liquidation judiciaires les 21 juillet 2016 et 25 janvier 2018. La société Nord Europe Lease devenue Bail Actéa Immobilier (le créancier), a déclaré une créance qui a été contestée. Par une ordonnance notifiée au débiteur le 5 février 2019, le juge-commissaire a constaté que la contestation ne relevait pas de ses pouvoirs juridictionnels et a invité le débiteur à saisir la juridiction compétente.
Le débiteur a assigné le liquidateur et le créancier pour qu'il soit statué sur sa créance devant le tribunal de grande instance. La remise au greffe de l’assignation pour enrôlement est intervenue le 4 avril 2019, postérieurement au délai d'un mois de la notification de l'ordonnance du juge-commissaire. La cour d’appel [3] a tiré de cette constatation la conclusion que le tribunal apte à trancher la contestation sérieuse n’avait pas été saisi dans le mois de la notification.
Pourvoi est formé par le débiteur qui soutient que le tribunal avait été saisi par l'assignation des 25 et 26 février 2019, soit moins d'un mois après la notification, le 5 février 2019, de l'ordonnance du 31 janvier 2019. Par conséquent, les juges du fond ont violé l'article R. 624-5 du Code de commerce, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 N° Lexbase : L2696LEL.
Cette interprétation va faire mouche et la Cour de cassation, par un arrêt appelé à la publication au Bulletin, en raison de son importance pratique considérable, va casser l’arrêt rendu par la cour d’appel de Rouen, en jugeant, au visa des articles R. 624-5 du code de commerce, rendu applicable à la liquidation judiciaire par l'article R. 641-28 du même code N° Lexbase : L1056HZ7, qu’il « résulte de ce texte que le tribunal est réputé saisi dès la date de la délivrance de l’assignation, dès lors que celle-ci est remise au greffe. Pour déclarer irrecevables en leurs demandes les sociétés Tim Joh Vic et Mandateam, ès qualités, l’arrêt, après avoir relevé que l’ordonnance du juge-commissaire du 31 janvier 2019 avait été notifiée le 5 février 2019 à la société Tim Joh Vic qui avait assigné les sociétés Nord Europe Lease et Diesbeck-Zolotarenko les 25 et 26 février 2019, retient que la remise au greffe est intervenue le 4 avril 2019, postérieurement au délai d’un mois de la notification de l’ordonnance du juge-commissaire. En statuant ainsi, alors que le tribunal était réputé saisi dès la date de la délivrance de l’assignation, dès lors que celle-ci avait ensuite été remise au greffe, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
La cause est entendue : il faut, mais il suffit, que l’assignation ait été délivrée dans le mois de la notification de l’ordonnance du juge-commissaire constatant la contestation sérieuse pour que la forclusion soit évitée. Peu importe, en revanche, que l’assignation n’ait été placée au rôle de la juridiction que postérieurement au délai du mois, l’assignation dans le délai, suffisant à éviter la forclusion, dès lors que cette assignation est effectivement ensuite remise au greffe.
La Cour de cassation a pris le soin de viser l’article R. 624-5 du Code de commerce. Pourtant sa lettre n’est absolument pas conforme à la solution qu’elle pose. Par une fiction, la Cour de cassation fait comme si la délivrance de l’assignation dans le délai du mois emportait rétroactivement saisine de la juridiction dans le délai, dès lors que l’assignation est ensuite effectivement remise au greffe.
Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation apporte des assouplissements dans cette matière de la contestation sérieuse, si piégeuse pour les parties.
C’est ainsi que la Cour de cassation a précisé que, en dépit de l’indivisibilité du lien d’instance qui existe en la matière, il faut, mais il suffit, que l’une des parties soit assignée dans le délai du mois de la notification de l’ordonnance, peu important que les autres ne le soient qu’ultérieurement [4].
En outre, la Cour de cassation a précisé que, dès lors que la juridiction était saisie, il importait peu qu’elle le soit par la personne désignée dans l’ordonnance du juge-commissaire [5].
Ce sont bien là deux assouplissements incontestables dans cette matière de la contestation sérieuse, auquel s’ajoute l’assouplissement apporté par le présent arrêt.
En résumant les assouplissements apportés en la matière, on peut donc affirmer que la juridiction est valablement saisie dès lors que l’assignation a été délivrée dans le délai du mois, peu important la date de remise au greffe, peu important que l’assignation émane de la partie désignée dans l’ordonnance par le juge-commissaire, et peu important que toutes les parties aient été assignées dans le délai du mois, dès lors que l’une d’elles au moins a été assignée dans ce délai.
Dura lex, sed lex, sous réserve de l’interprétation lénifiante de la jurisprudence.
[1] Cass. com., 14 juin 2023, n° 21-25.799, F-D N° Lexbase : A217093R.
[2] Cass. com., 27 septembre 2016, n° 14-18.998, F-P+B N° Lexbase : A7070R4M.
[3] CA Rouen, 27 janvier 2022, n° 21/00808 N° Lexbase : A58677KI.
[4] Cass. com., 14 juin 2023, n° 21-24.458 et n° 21-25.638, F-B N° Lexbase : A79869ZS.
[5] Cass. com., 2 mars 2022, n° 20-21.712, F-B N° Lexbase : A10537PP, Dalloz Actualité, 24 mars 2022, obs. B. Ferrari ; Act. proc. coll., 2022/7, comm. 88, note J. Vallansan ; E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, mars 2022, n° 710 N° Lexbase : A10537PP.
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