La lettre juridique n°802 du 14 novembre 2019 : Propriété

[Focus] Disparition d’un «Banksy» : variations juridiques à huit mains

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N1022BYI

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par Séverin Jean / Guillaume Beaussonie / Didier Krajeski / Julien Laurent, Maître de conférences et Professeurs, UT1 Captitole / IEJUC EA 1919

le 13 Novembre 2019

La vidéo n’est pas de très bonne qualité, on y voit une personne découper, en pleine nuit, un morceau de panneau de signalisation sur lequel un rongeur a été dessiné au pochoir accompagnée de la légende, en anglais, «cinquante ans depuis les émeutes de 1968 à Paris. Le berceau de l'art du pochoir». Plus loin un complice attend dans un véhicule. Quelques temps auparavant, une tentative visant le même but avait été interrompue. L’œuvre est attribuée au mystérieux artiste Banksy. On sait, en effet, que si l’artiste revendique ses œuvres à partir d’un compte Instagram, son identité demeure pour l’instant cachée alimentant de nombreuses théories sur celle-ci. L’événement a, l’on s’en doute, provoqué de nombreuses réactions. Les représentants du Centre Pompidou, situé à proximité de l’œuvre, ont décidé de porter plainte pour «vol et dégradation». La municipalité fait savoir qu’une réflexion est en cours afin de mettre au point un dispositif permettant de protéger ces œuvres de street art sans les dénaturer. Il n’y a là que des réflexes inspirés par le bon sens. Pourtant, si l’on décide de confronter ces démarches à la réalité de nos principes juridiques, les solutions qui en sortent paraissent moins évidentes. C’est à cet exercice que se sont livrés les auteurs du présent article. Chacun, dans son domaine de prédilection, a tenté de déterminer comment pouvait être réceptionnée la démarche de Banksy. Il s’agit, au fond, de répondre à trois questions centrales que cette affaire suggère eu égard au particularisme de l’œuvre de street art : a-t-elle un propriétaire ? Peut-elle être volée ? Est-il possible de l’assurer ?  

I - Protection et propriété d’une œuvre de street art

L’analyse juridique de la «subtilisation» du pochoir de Banksy -nous laissons le soin au pénaliste de qualifier juridiquement plus avant ce qui s’est passé- pose plusieurs questions de droit des biens, à la croisée du droit des biens fondamental (on pourrait dire «classique» ou civil) et du droit d’auteur, droit spécial des biens.

Elle mobilise, d’abord, le droit d’auteur car une œuvre de street art apparaît à maints égards, malgré son caractère transgressif voire illicite, pouvoir relever de la protection du droit d’auteur [1]. La question de la protection de l’œuvre se pose alors, même s’il est évident que dans le cas qui nous occupe, elle soit subsumée sous celle du support.

Elle mobilise, ensuite, le droit des biens classique en tant que l’image graphique était reproduite sur un support physique -en l’espèce un panneau de signalisation situé à proximité du Centre Pompidou-. Il s’en infère que la question de la propriété du support se pose, d’autant que sa résolution apparaît d’emblée comme cardinale dans la question qui nous occupe : concrètement, c’est bien le support de cette réalisation qui a été séparé du panneau et subtilisé.

Si l’on part de l’idée que des réponses peuvent être apportées aux questions qui précèdent, enfin, se posera également la question du croisement de ces droits et de la difficile conciliation des prérogatives respectives du propriétaire du support, de l’auteur du pochoir et leur mise en œuvre en cas de subtilisation par un tiers. Peut-être faut-il, alors, envisager d’autres pistes permettant de dépasser le conflit de droits.

  • La propriété de l’œuvre de Banksy : le droit d’auteur mobilisable

La création de street art paraît devoir relever sans grande difficulté de la catégorie des œuvres de l’esprit que consacre le droit d’auteur en droit français. La démonstration en ayant déjà été faite brillamment [2], nous pouvons nous contenter de rappeler brièvement les termes du débat.

La loi ne donne aucune définition générale des œuvres de l’esprit. L’article L. 111-1 du CPI (N° Lexbase : L2838HPS) énonce sobrement que «L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous». L’article L. 112-1 du CPI (N° Lexbase : L3333ADS) dispose, quant à lui, que sont considérées «notamment» comme œuvres de l’esprit toute une série de types de création. Le texte en énumère quatorze exemples, parmi lesquelles on doit relever «Les œuvres de dessin, de peinture, d'architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie» (7°) du texte) et «Les œuvres graphiques et typographiques» (8°) du texte) auxquels peuvent être rattachés, à notre avis sans grande difficulté, la création de Banksy en cause ici.

Au surplus, les éléments de définition dégagés à la fois par la jurisprudence et la doctrine permettent de classer a priori les œuvres de street art parmi les œuvres protégées par le droit d’auteur. Une œuvre peut être, en effet, définie comme une création incorporelle répondant à la double condition d’originalité et de l’existence d’une mise en forme ou de concrétisation.

Le critère d’originalité n’est en fait pas un critère véritable de nouveauté au sens d’un d’apport net à la création culturelle dans son ensemble -par comparaison à une invention par exemple-, mais plus simplement une manière de rattacher la création personnellement à son auteur [3]. En l’occurrence, la création est sans nul doute attribuable à l’artiste [4]. Observons, toutefois, que l’anonymat de l’artiste et l’absence de signature -courante dans le street art- pourrait poser certaines difficultés. Ces difficultés ne sont, toutefois, pas dirimantes dans le cas de Banksy. Cet artiste utilise, en effet, diverses méthodes afin de faire savoir au public les œuvres qui lui sont attribuables : ainsi, notamment, son compte Instagram (comme dans le cas du pochoir) et une société Pest Control [5]. En toute hypothèse, elles ne sont pas un obstacle définitif à la qualification d’œuvre (CPI, art. L. 113-6 N° Lexbase : L3342AD7), le débat sur l’authenticité de telle ou telle création étant consubstantiel à l’art.

Le critère de la mise en forme (ou de concrétisation) renvoie à l’idée que l’œuvre doit revêtir une forme déterminée, permettant son identification et lui donnant, tout simplement, une consistance concrète. A défaut, l’œuvre reste une idée, un simple concept. Selon la Cour de cassation, «le droit d'auteur ne protège les créations dans leur forme sensible, qu'autant que celle-ci est identifiable avec une précision suffisante pour permettre sa communication ; que la flagrance d'un parfum, qui, hors son procédé d'élaboration, lequel n'est pas lui-même une œuvre de l'esprit, ne revêt pas une forme présentant cette caractéristique, ne peut dès lors bénéficier de la protection par le droit d'auteur» [6]. En l’espèce, le dessin réalisé par pochoir répond au critère de la mise en forme, puisque cette technique a précisément pour objet la réalisation, à partir d’une plaque évidée selon une forme, un dessin précis, qui permet de du dessin par simple passage d'un pinceau ou d'une brosse sur la plaque. Il faut relever au passage que le caractère éphémère n’est pas un obstacle à la qualification d’œuvre de l’esprit.

Il reste naturellement la délicate question de la licéité de l’œuvre. Perturbe-t-elle la qualification d’œuvre de la création de street art ? Encore faut-il préciser ce que recouvre exactement cette notion de licéité ici. Il paraît peu probable qu’une œuvre intrinsèquement illicite puisse donner lieu à protection. On peut citer en ce sens une décision de la Cour de cassation de 1999 approuvant une décision de la cour d’appel d’avoir considéré qu’une œuvre devait avoir droit à une protection «en l’absence de preuve de son caractère illicite», semblant ainsi suggérer qu’a contrario, une telle protection n’était pas méritée [7]. Un rapprochement avec le brevet d’invention ou la marque est d’ailleurs possible [8]. Mais sans doute ne faut-il pas confondre l’œuvre intrinsèquement illicite, des circonstances dans lesquelles l’œuvre a été faite, c’est-à-dire lorsque ce n’est pas l’acte de création qui est illicite en soi mais le contexte dans lequel ce dernier est survenu. Dans cette dernière hypothèse, l’acte de création pourrait faire naître une œuvre protégée, indépendamment des conditions ou des circonstances illicites dans lesquelles l’œuvre a été élaborée. Au soutien de cette distinction, Madame le Professeur Blanc cite une décision du tribunal de grande instance de Paris du 13 octobre 2000 [9] ayant accordé une protection temporaire à des squatteurs d’un immeuble ayant composé une œuvre sur le sol et les murs d’un appartement, qu’ils occupaient par conséquent sans titre. La naissance d’un droit d’auteur sur une œuvre portée ou apposée -ce qui est le cas du pochoir- sur le bien d’autrui ne paraît, par conséquent, pas totalement incompatible avec l’hypothèse d’une dégradation (comme en l’espèce) ou plus généralement une atteinte au bien d’autrui.

Il subsiste que les conditions particulières dans lesquelles l’œuvre a été créée laissent entière la question de la propriété du support de l’œuvre.

  • La propriété du support : le retour du concret

La propriété du support de l’œuvre de Banksy -graphique en l’occurrence- interroge. Puisque celle-ci trouve comme support un bien corporel, ce sont les règles du droit des biens classique -celle du Code civil- qui s’appliquent. L’œuvre graphique dont s’agit, spécialement dans la technique du pochoir, s’incorpore dans son support. Il résulte de l’article 546 du Code civil (N° Lexbase : L3120AB8) que, par accession par incorporation, la propriété du support devient la propriété du propriétaire du bien fournissant le support. Il faut, donc, déterminer si ce bien-support est un meuble ou un immeuble. En l’occurrence, le pochoir étant apparemment reproduit sur un panneau de signalisation de la Ville de Paris [10], la qualification la plus probable est soit celle de domaine public immobilier spécial, et plus précisément un bien immobilier relevant du domaine public routier [11], soit celle d’effet mobilier attaché à perpétuelle demeure au sens des articles 524 (N° Lexbase : L9489I7L) et 525 (N° Lexbase : L3099ABE) du Code civil [12], autrement dit d’immeubles par destination. Peut-être même s’agit-il -mais cela est peu probable- d’immeuble par nature si le dispositif de fixation au sol procède plus de l’incorporation dans le sol (C. civ., art. 518 N° Lexbase : L3092AB7). Dans l’hypothèse où le panneau appartiendrait au Centre Pompidou, les mêmes règles s’appliqueraient (CGPPP, art. L.1 N° Lexbase : L0391H4A), le Centre étant un établissement public national à caractère culturel [13].

Cette qualification probable d’immeuble public donc, fait sans doute de la Ville de Paris le véritable propriétaire du support de l’œuvre de Banksy, et non le Centre Pompidou, bien que la subtilisation ait eu lieu dans son «périmètre» [14] et que l’implantation du Centre ne soit peut-être pas sans rapport avec le choix de l’endroit de la création. C’est la raison pour laquelle, à en croire les articles de presse, le Centre Pompidou n’aurait pas porté plainte pour vol. Autrement dit, on serait devant un cas classique de propriété du domaine public, en l’occurrence municipale (CGPPP, art. L. 3111-1 N° Lexbase : L7752IPS).

La concrétisation de l’œuvre sur/dans un support que ne contrôle pas l’artiste -l’abandon du support ou le choix d’un support qui ne lui appartient pas- crée un risque inhérent au street art : que le contrôle de l’œuvre échappe à son créateur par le biais du support. De là, peuvent s’élever des conflits de droits entre l’artiste et le(s) propriétaire(s) du support ou encore des tiers s’emparant du support.

  • Conflits de droits : substance over form ?

Indépendamment de la nature publique ou privée du support, plusieurs types de conflits peuvent naître. On envisagera, notamment, d’une part, les conflits entre le propriétaire du support et l’artiste ; et d’autre part, ceux entre le propriétaire du support et un tiers.  

S’agissant d’abord des conflits de droits entre le propriétaire du support et l’artiste, il faut commencer par rappeler qu’il ne faut pas confondre la propriété du support physique de l’œuvre (la toile d’un tableau) et l’œuvre elle-même, objet du droit de l’auteur. La distinction est directement évoquée par l’article L. 111-3, alinéa 1er, du CPI (N° Lexbase : L3330ADP). La propriété matérielle du support n’entraîne donc pas ipso facto celle de l’œuvre. Réciproquement, la propriété de l’œuvre (son apposition sur un bien corporel) ne peut jamais entraîner celle du support. En la matière, en effet, la jurisprudence refuse d’appliquer les règles de l’accession mobilière du Code civil au cas du support d’une œuvre de l’esprit [15]. Notamment, le jeu de la spécification prévoyant que lorsqu’un travail est appliqué à une matière de manière à créer une chose entièrement nouvelle, le produit de ce travail est, en principe, attribuée au propriétaire de la matière (C. civ., art. 570 N° Lexbase : L3150ABB), sauf lorsque la main d’œuvre est tellement importante qu’elle dépasse de beaucoup la valeur de la chose (C. civ. art. 571 N° Lexbase : L3151ABC). Or, précisément, «une telle disparité de valeur semble de rigueur face à un support vierge devenu support de création» [16]. L’application des règles de la spécification devrait, donc, permettre l’acquisition du support, lorsque celui-ci n’appartient pas à l’auteur. Pourtant, la Cour de cassation se refuse, cependant, à appliquer ces règles à la question du support d’une œuvre. Il est donc nécessaire de faire coexister les droits de l’auteur et ceux du propriétaire du support matériel.

Les prérogatives morales et patrimoniales de l’auteur ne peuvent donc être exercées par le propriétaire du support. Les prérogatives morales concernent, notamment, la question de la divulgation de l’œuvre (CPI, art. L. 121-2, al. 1er N° Lexbase : L3347ADC) et de son éventuel retrait. Notons que ce droit de divulgation s’accommode parfaitement de l’anonymat de l’auteur, comme en l’espèce (CPI, art. L. 113-6 N° Lexbase : L3342AD7). Les prérogatives patrimoniales s’entendent du monopole d’exploitation. Elles concernent, notamment, le droit de reproduction, qui n’appartient qu’à l’auteur ; la reproduction de l’œuvre est, donc, interdite sans son autorisation.

Ces prérogatives se concilient difficilement avec la nature particulière du street art. En effet, l’article L. 111-3, alinéa 2, du CPI précise que, si les droits de l’auteur subsistent malgré le fait que la propriété du support matériel appartienne à un autre, l’auteur ne pourra pourtant exiger du propriétaire la mise à disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits. Certes, le même texte prévoit qu’en cas d’abus notoire du propriétaire empêchant l’exercice du droit de divulgation, le tribunal de grande instance pourra prendre toute mesure appropriée. Et l’on sait que cette disposition a été étendue au-delà de la lettre du texte, permettant d’exiger du propriétaire coupable d’abus notoire de mettre à disposition le support.

Cette prérogative pourra-t-elle empêcher le propriétaire privé n’ayant pas donné son accord pour voir apposer sur son bien immeuble l’œuvre dont il s’agit, de remettre en état son bien ? On en doute fortement, même si la décision du TGI de 2000 précitée laisse entendre que les juges ne sont pas hostiles à une conciliation temporaire. Il n’est pas certain, toutefois, que cette conciliation respecte parfaitement le pouvoir d’exclusivité du propriétaire. Dans un arbitrage ferme de droits fondamentaux, nous aurions tendance au contraire à penser qu’une protection proportionnée de la propriété doit permettre une remise en état du bien, sans compter qu’il s’agit d’un délit pénal. La destruction (l’effacement) de l’œuvre de manière à restaurer l’intégrité du bien corporel nous semble, donc, en toute hypothèse possible. D’autant que les conditions dans lesquelles sont créées ces œuvres tendent à en faire des œuvres éphémères.

Différemment, pourrait-on empêcher le propriétaire de séparer le support de l’immeuble lui appartenant -donc d’en faire un meuble- et de vendre ce support ? La réponse n’est pas aisée. D’un côté, il est clair que cette possibilité entre potentiellement en conflit avec le monopole d’exploitation de l’auteur ainsi surtout qu’avec son droit moral et, notamment, le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre : un esprit de désintéressement imprègne ces œuvres particulières, comme dans le cas de Banksy. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Banksy choisirait, désormais, des lieux publics, afin de compliquer une appropriation privée et une commercialisation pour des intérêts privés de son œuvre. D’un autre côté, le support appartenant au propriétaire de l’immeuble, on hésite sur un fondement ferme permettant de lui refuser cette possibilité. Une solution serait peut-être de limiter son droit d’exclusivité sur le fondement de la lettre même de l’article 544 du Code civil (N° Lexbase : L3118AB4), de manière comparable à ce qu’a réalisé la Cour de cassation en matière d’image des biens [17]. La propriété des biens n’inclurait donc pas la possibilité de séparer le support matériel d’une œuvre de street art sans autorisation de l’artiste, à moins que le propriétaire ne démontre par exemple que la présence de celle-ci ne lui cause un trouble anormal.

La possibilité d’une séparation du support de l’immeuble -comme dans le cas du Banksy- pose encore la question d’un éventuel conflit entre le propriétaire du support et les tiers.

S’agissant, ensuite, des conflits entre le propriétaire du support et un tiers entré en possession du support, dans le cas où le tiers est devenu licitement propriétaire du support (par exemple une vente), aucune difficulté particulière ne surgit. Qu’il s’agisse d’un meuble ou d’un immeuble, se retrouveront, alors, les questions que soulèvent la conciliation des droits de l’auteur et de ceux du propriétaire du support précédemment évoquées.

En revanche, la question se pose d’un conflit entre le véritable propriétaire du support et du tiers mis en possession du support. Il faut distinguer selon que le bien est meuble ou immeuble. Si le bien est immeuble, on peut imaginer que le tiers l’ait acquis par prescription acquisitive prolongée ou abrégée. Le possesseur deviendra propriétaire de l’immeuble selon les cas, soit par trente, soit par dix ans de possession utile dans le cas d’usucapion abrégée (C. civ., art. 2272 N° Lexbase : L7195IAQ). Si le bien est meuble, soit que l’œuvre ait été apposée sur un bien meuble directement, soit, comme en l’espèce, qu’elle ait été séparée physiquement de son support immeuble, se posera alors la question de l’application de l’article 2276 du Code civil (N° Lexbase : L7197IAS). Si le possesseur acquiert de bonne foi le bien meuble, il en devient propriétaire par le seul jeu de la possession, faisant échec au droit du verus dominus. Encore faudra-t-il que l’on puisse considérer le possesseur de bonne foi. Notons, enfin, quoi qu’il en soit, que cette règle ne vaut pas lorsque, précisément comme nous le pensons en l’espèce, le bien ressortit au domaine public [18]. La Cour de cassation a, en effet, considéré très récemment, par un arrêt du 13 février 2019 [19], que les règles d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité des biens du domaine public neutralisaient les dispositions de l’article 2276 du Code civil [20]. De sorte que la Ville de Paris devrait pouvoir revendiquer le morceau de panneau supportant le pochoir en quelque main qu’il se trouve.

  • Dépassement des conflits des droits ?

Si nous croyons que le pochoir de Banksy est assurément une œuvre d’art, alors la négation de la propriété -pour l’un du support, pour l’autre de l’œuvre- n’est pas possible. Dès lors, envisager un dépassement des conflits suscités par la rencontre du droit de propriété et du droit d’auteur exige d’imaginer d’autres catégories juridiques maintenant l’exigence de propriété sauf à en considérer son abandon.

L’hypothèse d’un abandon de propriété conduit à distinguer selon que l’abdication de la propriété procède de l’artiste ou du propriétaire du support.

Si l’on envisage l’absence de propriété du côté de l’artiste, il est tentant de rattacher le street art à l’œuvre libre. En effet, le Code de propriété intellectuelle dispose que «l’auteur est libre de mettre ses œuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits […] des tiers […]» [21]. Cette idée, aussi séduisante soit-elle, pose deux difficultés majeures : d’une part, l’œuvre libre exige une autorisation écrite de l’artiste qui s’accommode mal avec le street art et qui ne peut notamment être présumée lorsque l’œuvre est réalisée dans l’espace public ; d’autre part, quand bien même une telle autorisation interviendrait, faut-il encore rappeler que l’auteur demeure investi du droit de paternité de telle manière qu’il n’y a pas, en tout état de cause, d’abdication du droit de propriété de l’artiste. Par conséquent, ce n’est pas parce que les street artistes renoncent à exercer leurs droits -du moins sur l’œuvre- qu’ils abandonnent leur propriété (songeons simplement à la volonté de Banksy de détruire intégralement l’œuvre Girl with Balloon en cas de vente aux enchères).

Si l’on se place, désormais, du côté du propriétaire du support, une autre qualification juridique est envisageable : le street art comme chose commune. L’article 714, alinéa 1er du Code civil (N° Lexbase : L3323ABP) énonce qu’«il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous». Là encore, l’idée est attrayante dans la mesure où le street art s’insère généralement dans l’espace public afin d’en permettre l’accès précisément au public. Cela étant, au-delà du fait qu’il faudrait une nouvelle fois admettre que son auteur a renoncé au moins à la dimension matérielle de son droit d’auteur, c’est surtout que cette catégorie juridique requiert, également, la négation du droit de propriété du support matériel de l’œuvre. Dès lors, pas davantage que l’œuvre libre, le recours aux choses communes ne surmonte pas les conflits des droits. Quid alors des catégories juridiques qui prennent en compte la propriété ?

Les catégories juridiques laissant subsister le droit de propriété invitent à considérer deux notions dans l’air du temps : les biens communs et la transpropriation [22].

La qualification de bien commun [23] a l’avantage de ne pas supprimer la propriété tant de l’artiste que du propriétaire du support tout en créant une forme d’appropriation collective à un groupe de personnes. Or, de nombreux obstacles s’opposent à retenir le concept de bien commun pour accueillir le street art. D’abord, cela impliquerait -au-delà de déterminer le groupe- une difficulté tenant à la gestion de l’œuvre, laquelle devrait échoir au groupe. Ensuite, au moins pour la dimension matérielle de l’œuvre, on voit mal comment le propriétaire du support serait privé des prérogatives qu’il tire de l’article 544 du Code civil (N° Lexbase : L3118AB4). Enfin, il ne faut pas oublier que le contexte de réalisation d’une œuvre de street art fait partie intégrante de cette forme artistique de sorte que laisser la gestion de l’œuvre à la communauté revient à porter atteinte aux prérogatives -notamment le droit au respect de l’œuvre- de l’artiste.

Quant à la transpropriation, l’idée semble meilleure dans la mesure où la propriété est maintenue mais elle s’exerce au bénéfice de l’usage d’un groupe de personnes que l’on reconnaîtrait comme légitimes. En d’autres termes, l’intérêt collectif justifierait l’accès à certaines utilités au titre desquelles figure surtout l’accès à l’œuvre tandis que les intérêts individuels du propriétaire du support et de l’artiste seraient corrélativement réduits en restreignant leurs prérogatives. La transpropriation a pour mérite de mettre en évidence que la résolution des conflits des droits ne passe sans doute pas par la perte des propriétés, mais par une limitation des prérogatives des propriétaires comme l’exige la rencontre du droit des biens et du droit d’auteur, et comme le permet l’article 544 in fine du Code civil. Aussi, faut-il davantage se placer sur le terrain, non pas de l’existence des droits, mais sur celui de leur exercice.

Si les conflits entre le droit d’auteur et le droit des biens sont envisagés sous l’angle des prérogatives juridiques, leur résolution n’apparaît peut-être plus insurmontable. Rappelons que le droit de propriété est lien un exclusif entre un sujet de droit et un bien autorisant alors le propriétaire -le sujet de droit- à retirer toutes les utilités que le bien permet. A cela s’ajoute l’idée que l’étendue des utilités, au-delà d’être limitée par la nature intrinsèque du bien envisagé, peut également l’être par une norme juridique comme l’exprime l’article 544 du Code civil in fine. Aussi, les restrictions ne manquent pas. Il suffit de penser aux restrictions subies par un propriétaire lorsque son fonds est grevé d’une servitude. La technique de la servitude pourrait être transposée au street art en ce sens que le propriétaire d’un bien, sur lequel serait réalisé un pochoir de Banksy, verrait sa propriété assujettie à une charge de conservation de l’œuvre d’art. Toutefois, au moins deux arguments doivent conduire à son rejet : d’une part, la servitude nécessite un fonds dominant et un fonds servant ce qui n’est nullement le cas en matière de street art. D’autre part, cette reconnaissance tendrait à consacrer une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Plus moderne, n’est-il pas possible, par analogie, de s’inspirer de l’obligation réelle environnementale, mise à la charge des propriétaires immobiliers, dont la finalité est «le maintien, la conservation, la gestion ou la restauration d'éléments de la biodiversité ou de fonctions écologiques» [24]. Appliquée au street art, l’obligation réelle, qui serait «artistique», viendrait restreindre les prérogatives du propriétaire du support en exigeant de lui qu’il maintienne, voire conserve le support accueillant l’œuvre de street art. Néanmoins, cette solution n’est pas plus viable que l’idée d’une servitude car l’obligation réelle environnementale suppose un accord de volonté du propriétaire immobilier et autorise l’existence d’une compensation. Or, il ne faudrait pas oublier que le street art advient, le plus souvent, en toute illégalité et partant, sans l’accord du propriétaire du support. En définitive, repenser le street art eu égard aux prérogatives du propriétaire du support et de l’artiste appert plus pertinent mais pas plus efficient pour résoudre les conflits des droits.

L’avenir est, sans doute, au compromis à trouver dans l’articulation des prérogatives du propriétaire du support et de l’artiste. Sans aller jusqu’à reprendre la décision du TGI précitée, puisqu’une telle solution consacre à une atteinte disproportionnée au pouvoir d’exclusivité du propriétaire du support, une conciliation plus respectueuse des droits fondamentaux et de l’esprit du street art pourrait être imaginée. Le raisonnement procéderait en deux temps. Dans un premier temps, dès lors que l’accord du propriétaire du bien à partir duquel l’œuvre est réalisée n’a pas été obtenu, le propriétaire du support, conformément à l’exclusivité dont il dispose en cette qualité, serait en droit d’exercer pleinement son droit de propriété afin de remettre en état son bien. En d’autres termes, le droit des biens l’emporterait chronologiquement sur le droit d’auteur ; la réalisation de l’œuvre portant atteinte au droit de propriété. Cependant, dans un second temps, faute de mettre en œuvre cette prérogative dans un délai (qui resterait à déterminer), le propriétaire du support verrait ces prérogatives limitées par le déploiement de celles de l’artiste.

En conclusion, on le voit, même si des solutions peuvent être puisées dans notre droit positif ou peuvent être imaginées, de nombreuses incertitudes subsistent. Il en est ainsi parce que les œuvres de street art se situent à la périphérie de la légalité, d’une part ; et du droit des biens et de la propriété intellectuelle, d’autre part ; sans compter le jeu perturbant du domaine public. Autant d’éléments qui nécessitent en priorité une adaptation des règles du droit d’auteur.

II - «Vol» d’une œuvre de street art ?

A lire la presse généraliste, la chose serait acquise : une œuvre de Banksy aurait été dérobée, durant la nuit du lundi 2 au mardi 3 septembre, en plein centre de Paris. La victime serait, au surplus, le Centre culturel Georges-Pompidou, dont l’un des panneaux sur lequel figurait ladite œuvre a été découpé, malgré le dépôt d’une plaque de plexiglas pour la protéger, puis emporté par un individu dont les agissements ont même été filmés.

Problème : ce qui était en cause était en vérité une œuvre de street art -d’«art urbain», si l’on préfère-, plus précisément un graffiti ou un pochoir sans doute réalisé par l’artiste britannique Banksy sur l’envers du panneau d’entrée du parking souterrain du Centre Pompidou. D’où une plainte dudit Centre pour vol et dégradation, mais surtout cette question : peut-on vraiment voler une œuvre de street art qui, non seulement, a une origine illicite -car, lorsqu’elle a été faite sans autorisation, une telle œuvre n’en représente pas moins une infraction : C. pén., art. 322-1, al. 2 (N° Lexbase : L1825AMK)-, mais aussi, en principe du moins, devrait avoir un destin éphémère ?

Passons sur le plus simple : la dégradation consistant à découper le panneau est incontestable et, en raison de la nature même du Centre Pompidou, sa répression est même aggravée (C. pén., art. 322-3-1, al. 1, 1° N° Lexbase : L2583K9K : sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende, éventuellement élevée jusqu’à la moitié de la valeur du bien détruit, dégradé ou détérioré).

Le statut précis des panneaux n’est néanmoins pas très clair : était-ce la propriété de la commune de Paris, car il s’agissait d’un parking municipal ? Etait-ce celle du gestionnaire du parking ? Etait-ce celle du Centre Pompidou, car il s’agissait de son parking ? Par facilité, nous ne raisonnerons qu’à partir de cette dernière hypothèse, le raisonnement n’apparaissant cependant pas différent dans l’autre hypothèse.

En ce qui concerne le vol, en revanche, les choses sont beaucoup plus compliquées car, dans un premier temps, il faudrait déjà régler les questions -liées- de l’identification de l’objet volé et de la détermination de son propriétaire.

Sur la première question, il existe deux façons de voir les choses : soit ce qui a été volé n’est qu’un bout de panneau contenant une peinture ; soit c’est, à l’inverse, une peinture contenue sur un bout de panneau.

Dans le premier cas, le plus simple car la question de la propriété ne serait alors pas polémique, la sanction du vol serait surabondante avec celle de la destruction, de sorte qu’il faudrait faire un choix entre les deux -le vol étant appréhendé comme la conséquence de la destruction ou, ce qui est plus envisageable au regard des faits, comme sa cause-, les peines encourues étant de toute façon les mêmes, toujours à raison de la particularité de la nature du Centre Pompidou (C. pén., art. 311-4-2, al. 1, 1° N° Lexbase : L0232IB9).

Dans le second cas, plus probable car le panneau a vraisemblablement été découpé parce qu’il supportait une peinture, et pas n’importe laquelle, la question de la propriété redevient discutable : le Centre Pompidou en était-il propriétaire, était-ce le peintre, voire était-ce les deux à la fois ?

Nous renvoyons, à cet égard, aux contributions de nos collègues relatives à la propriété, de droit commun ou intellectuelle, de l’œuvre ainsi considérée (ainsi qu’à propos du problème sus-évoqué de l’éventuelle l’attribution à la commune), nous contentant donc de préciser -même si le juge pénal éventuellement saisi devrait, quant à lui, trancher ces questions- que, quelles que soient l’attribution considérée et sa cause, la contrefaçon ne saurait être concernée en l’occurrence, en raison de la nature plus matérielle que juridique de l’atteinte réalisée.

La contrefaçon, en effet, sanction du détournement d’une œuvre par une personne qui n’en a pas la propriété intellectuelle, est en concours avec l’abus de confiance (C. pén., art. 314-1 N° Lexbase : L7136ALU) plus qu’avec le vol, leur distribution s’opérant selon le statut de l’objet : abus de confiance en cas d’œuvre intellectuelle pas suffisamment originale ; contrefaçon en cas d’œuvre intellectuelle au sens -strict- du Code de la propriété intellectuelle [25].

Revenant donc au vol, l’importance ne réside pas tant, d’un point de vue substantiel, dans la propriété du Centre Pompidou ou de Banksy que, de l’autre côté, dans l’absence de propriété de l’auteur de la soustraction [26].

Le débat porterait alors, éventuellement, sur le caractère approprié de l’œuvre, sa non-revendication par l’artiste pouvant être perçue, de sa part, comme une forme d’abandon. Or, une chose abandonnée étant libre de droit, sa soustraction n’est pas un vol ; au contraire, c’est une appropriation -non frauduleuse- ! Toutefois, cet état de fait n’empêcherait précisément pas une telle appropriation par le maître du panneau, c’est-à-dire le Centre Pompidou, par une forme d’accession dont on inverserait peut-être le principe, la valeur résidant plutôt dans la peinture, mais qui n’apparaitrait pas si illégitime.

Précisons aussi, à ce stade, que l’origine illicite de l’œuvre n’a pas d’incidence sur la question de son vol éventuel, un tel bien pouvant avoir malgré tout un propriétaire et, en conséquence, être volé [27].

D’un point de vue procédural, en revanche, il est important de savoir qui est précisément propriétaire de quoi, afin de savoir qui serait légitime à faire une citation directe ou à se constituer partie civile, en vertu des critères de l’article 2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9908IQZ) : «L’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction» (nous soulignons). Là encore, cela ne poserait pas de problème pour le Centre Pompidou qui, en tant que propriétaire du support, a inéluctablement été victime, si ce n’est du vol, au moins d’une destruction.

Pour Banksy, tout dépendrait de l’existence, ou pas, d’une propriété intellectuelle de la peinture, sa qualité de victime n’excluant pas inéluctablement celle du Centre Pompidou, propriétaire et possesseur pouvant agir de concert [28]. A condition que cette qualité lui soit reconnue, l’artiste aurait alors toute possibilité de faire une citation directe ou de se constituer partie civile sans que cela ne heurte l’article 2 du Code de procédure pénale.

Dans un second temps, en ce qui concerne les éléments proprement constitutifs du vol, la soustraction, élément matériel, ne serait pas vraiment difficile à caractériser. Il n’était pas question, ici, d’une reproduction de l’œuvre, forme habituelle bien qu’encore polémique du vol de biens incorporels [29]. Le caractère radical du découpage du panneau empêche effectivement toute discussion sur ce point, le déplacement de l’œuvre ayant bel et bien eu lieu concomitamment à celui de son support -d’où la difficulté dont nous avons déjà fait état de différencier, en l’espèce, vol et destruction-.

Il n’en irait pas différemment pour l’élément moral, c’est-à-dire l’intention de soustraire un bien appartenant à un autre, l’erreur sur la propriété paraissant invraisemblable, tant l’auteur de la soustraction a, dans la présente affaire, emprunté un mode d’action dépourvu de toute ambiguïté : action la nuit, découpage d’un panneau, autant d’indices d’une volonté sans équivoque de capter l’œuvre qui figurait sur le bout de panneau qui a été dissipé.

En conclusion, la particularité des évènements ayant eu lieu à Beaubourg rend peu polémique la reconnaissance d’une infraction et, le cas échéant, d’un vol. La teneur de ce vol, en revanche, et c’est sans doute l’essentiel, demeurera tributaire de la détermination et de l’attribution du bien considéré, par référence ou pas à l’intervention de Banksy ; vol d’un bout de panneau, fût-ce celui d’un musée, et vol d’une œuvre d’art ne sont pas vraiment comparables. Dans d’autres hypothèses où il sera, de façon plus orthodoxe en la matière, question d’une soustraction-reproduction plutôt que d’une soustraction-préhension, le débat sera d’ordre purement intellectuel. Contrairement aux apparences, les choses seront alors peut-être plus simples !

III - Assurance d'une œuvre de street art ?

Manifestement, le marché de l’assurance des œuvres d’art a, si l’on peut dire, un fort potentiel de progression. On estime que peu de propriétaires ou de collectionneurs assurent les œuvres qu’ils possèdent [30]. La plupart du temps, ce rejet de l’assurance est dû à des préjugés persistants sur le lien entre assureur et fisc, ainsi que sur le niveau supposé des primes.

On peut, d’ailleurs, relativiser tout de suite cette première affirmation, le défaut d’assurance semble toucher une catégorie particulière d’assurés, et non l’ensemble des personnes susceptibles d’être intéressées par l’assurance des œuvres d’art : à côté des propriétaires et collectionneurs, apparaissent les organisateurs d’exposition, les professionnels de l’art (restaurateurs, galéristes, encadreurs…). Nul doute que le taux de pénétration de l’assurance est, pour ces activités, plus important. Il n’y a, d’ailleurs, pas toujours le choix, le Code du patrimoine impose la souscription d’une assurance en cas de prêt ou de dépôt d’une oeuvre ou d’un objet d’art appartenant à l’Etat et confié à la garde du Centre national des arts plastiques : celle-ci doit couvrir «le transport et le séjour de l'œuvre ou de l'objet d'art couvrant les risques de vol, de disparition, de détérioration ou de destruction, pour un montant défini dans la convention de prêt ou de dépôt» [31]. Un arrêté du ministre de la Culture peut dispenser l’emprunteur ou le dépositaire de l’obligation d’assurance.

Stoppons, tout de suite, ces remarques générales avant d’être suspecté de réaliser un hors-sujet. On est loin, dans les considérations qui viennent d’être faites, de l’assurance d’une œuvre réalisée par un artiste sur un support public dans le but d’éviter une patrimonialisation et une valorisation de l’œuvre par la vente d’un support privé [32]. On ne se rapproche pas plus de l’assurance d’une propriété de l’œuvre lorsque l’artiste n’en revendique tout au plus que la paternité. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il reste à assurer lorsque l’artiste intègre à l’œuvre un dispositif de destruction !

Ces propos n’auront pourtant pas été inutiles. Deux notions d’assurance y sont apparues en creux : le risque et l’intérêt d’assurance. La variété des acteurs du domaine de l’art illustre l’idée soulignée par l’article L. 121-6 du Code des assurances (N° Lexbase : L0082AAB) : «Toute personne ayant un intérêt à la conservation de la chose peut la faire assurer». Il ne manque pas de décisions ayant précisé que la qualité de propriétaire n’est pas nécessaire pour assurer un bien et percevoir la prime [33]. Si l’intérêt permet de justifier la qualité de bénéficiaire de l’indemnité, on peut considérer qu’il détermine (ce qui est nécessaire à la validité de l’assurance), en fonction de l’événement pris en compte (vol, dégât des eaux, vandalisme, accident de transport…) [34], les conséquences dommageables que l’on veut faire prendre en charge : la valeur de l’oeuvre, le coût de remise en état en cas de détérioration, les dommages consécutifs à la détérioration ou la perte de l’oeuvre. Autrement dit, il contribue à la délimitation du risque assuré.

Il y a peu de chances dans notre hypothèse, que l’auteur de l’œuvre sollicite un assureur pour protéger l’œuvre qu’il réalise. On pourrait même affirmer que sa démarche artistique est à l’opposé de la recherche de sécurité que propose un assureur. En revanche, on pressent dans l’attitude du Centre George Pompidou, auteur d’une plainte, une volonté de protéger l’œuvre. A ce titre, pourquoi ne pas envisager que, même non propriétaire de l’œuvre celui-ci puisse la faire assurer contre les détériorations dont elle pourrait faire l’objet en cas de vandalisme, d’une atteinte involontaire ou d’un autre événement non humain (événement climatique) ? Un intérêt d’assurance pourrait-il être dégagé ? Rien n’est moins sûr. Bien sûr beaucoup de personnes manifestent de l’intérêt pour le travail de l’artiste et pour ses œuvres. Cependant, l’intérêt d’assurance ne peut être conçu comme une notion large qui permettrait d’intégrer toute forme d’intérêt pour la chose considérée. L’intérêt requis est d’ordre économique : il doit exister un rapport de cet ordre entre la personne en quête d’assurance et la chose qu’elle veut assurer [35]. Au titre des événements que nous avons décrits, un intérêt d’assurance pourrait alors résider dans la protection des moyens matériels éventuellement mis en œuvre pour prévenir le vol ou le vandalisme. S’il s’agit d’assurer l’œuvre elle-même, la notion d’intérêt d’assurance nous oriente, alors, vers des techniques d’assurance dans lesquelles une personne assure l’intérêt d’assurance d’autrui. Il en va ainsi du mécanisme de l’assurance pour le compte de qui il appartiendra [36]. Mais généralement dans cette hypothèse, un accord préalable entre le souscripteur et le tiers a organisé cette prise en charge de l’intérêt d’assurance d’autrui. On se trouve, ici, dans une situation bien différente : l’artiste ne demande rien.  On peut se demander si un intérêt d’assurance n’existe pas de façon plus tangible chez le propriétaire du support de l’œuvre. Ce dernier pourrait se trouver bien aise qu’un bien qu’il détient soit le support d’une œuvre d’un artiste réputé. A ce titre, il peut vouloir préserver l’œuvre en même temps que le support dont il est propriétaire.

Cette question de l’intérêt d’assurance en rejoint alors une autre : Banksy produit ses œuvres sur les biens d’autrui. Il s’agit d’une dégradation [37], la qualification a été retenue dans des hypothèses similaires [38]. Or, la licéité est une condition de l’assurabilité du risque. Il n’est pas possible d’assurer une activité contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une des dernières applications de cette exigence concerne l’assurance d’une exposition qui a été interdite car portant atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs [39]. L’œuvre ne paraît pas assurable si elle résulte de la commission d’une infraction. Dans notre hypothèse, la situation est cependant un peu plus complexe : même si l’œuvre est le fruit d’une dégradation au sens pénal, la victime peut très bien considérer cette dernière comme une valorisation de son bien. Au lieu de faire sanctionner le comportement, elle vise à protéger son produit. En sollicitant une garantie, le propriétaire du support rend-il l’œuvre licite et le risque assurable ?

La logique d’assurance rend plausible, on le voit, l’hypothèse de l’assurance d’une œuvre de street art. Cependant, il semble que la technique de délimitation de la garantie la rende difficile à mettre en œuvre. L’assureur ne prend pas en charge la totalité du risque auquel est exposée une personne. A ce titre, il se soucie, pour l’événement considéré et redouté, de sa fréquence de réalisation et du coût que peut avoir le risque qui se réalise. Différents éléments dans le contrat permettent de délimiter le risque pris en charge, afin de le rendre supportable au prix proposé : la façon de définir l’événement redouté, l’exposé des conséquences prise en charge, la stipulation de plafonds et des clauses de restriction de garantie que sont les conditions de garantie et exclusions de garantie. Ces deux dernières stipulations sont, en particulier, l’occasion pour l’assureur de soumettre la chose assurée à des mesures de prévention qui lui semblent de nature à influencer les chances de survenance du sinistre ou son coût. 

La façon dont Banksy produit ses œuvres et la conception qu’il semble avoir de leur existence est loin de la logique suivie par un assureur. Cette dernière implique que l’œuvre ait un niveau de protection proportionné à la convoitise qu’elle est susceptible de susciter. Si un assureur acceptait de garantir l’œuvre dans les cas que nous avons évoqués, il le ferait certainement en limitant les événements susceptibles d’être assurés (le risque de vol, de vandalisme sont importants), en multipliant les conditions, et en retranchant des circonstances où le risque a plus de chances de se réaliser. Dans l’affaire qui a provoqué les présents propos, le vol de l’œuvre s’est produit en pleine nuit à une heure où le public est peu présent dans les rues de Paris. La personne disposée à assurer l’œuvre est-elle, par exemple, prête à la faire surveiller de façon permanente ? En-a-t-elle seulement les moyens financiers ?

Au long des développements consacrés à l’assurance, nous avons pu constater que la façon de produire l’œuvre dont l’assurabilité est envisagée mettait en question la logique et la technique d’assurance. Il est temps d’inverser le raisonnement. Assurer l’œuvre ne revient-il pas à lui faire vivre une existence non voulue par l’artiste ? Il a manifestement souhaité lui donner un caractère éphémère, ou, en tout cas, ne s’est pas soucié de sa pérennité. Les obstacles à l’assurabilité ne font finalement que protéger sa démarche artistique. On ne peut donc que se réjouir de leur existence.

Perdue dans ses pensées et son sourire énigmatique, la Joconde n’envie-t-elle pas un peu le sort du rongeur de Banksy ?

 

[1] V. Nathalie Blanc, Art subversif et droit d’auteur : le Street Art peut-il être protégé par le droit d’auteur ?, in Droit(s) et Street art, LGDJ, 2017, p. 61.

[2] Nathalie Blanc, art. préc..

[3] CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145/10 (N° Lexbase : A4925H3S).

[4] V., entre autres, les articles dans Le Parisien, 4 septembre 2019 ; Libération, 4 septembre 2019 ; Les échos, 4 septembre 2019.

[5] Banksy, le roi du street art, revendique plusieurs œuvres à Paris, Le Figaro,‎ 28 juin 2018.

[6] Cass. com., 10 décembre 2013, n° 11-19.872, F-D (N° Lexbase : A3660KRY). V. également, CJUE, 13 novembre 2018, aff. C-310/17 (N° Lexbase : A0243YLL).

[7] Cass. crim., 28 septembre 1999, n° 98-83.675 (N° Lexbase : A5601AWD) : «aux termes de l'article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle, les œuvres de l'esprit sont protégées, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ; qu'ils en déduisent qu'en l'absence de preuve de son caractère illicite, une œuvre pornographique bénéficie de la protection accordée par la loi sur la propriété littéraire et artistique».

[8] CPI, art. L. 611-16 (N° Lexbase : L2623IBR) et art. L. 711-3  (N° Lexbase : L3712ADT).

[9] N. Blanc, préc., n° 12.C.

[10] Les articles de presse ne sont pas extrêmement précis sur cette question. Certaines images suggèrent, toutefois, qu’il s’agit d’un panneau sur la voirie indiquant l’accès à un parking du Centre Pompidou.

[11] CF. CGPPP, art. L. 2111-14 (N° Lexbase : L4514IQA) : «Le domaine public routier comprend l'ensemble des biens appartenant à une personne publique mentionnée à l'article L. 1 et affectés aux besoins de la circulation terrestre, à l'exception des voies ferrées».

[12] Cf. C. urb., art. R. 421-17.

[13] Loi n° 75-1 du 3 janvier 1975, portant création du centre national d'art et de culture Georges-Pompidou.

[14] Expression utilisée par les articles de presse précités.

[15] Cass. civ. 1, 1er décembre 2011, n° 09-15.819, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4839H3M) ; D., 2011, 2995, et 2012. 2836, obs. P. Sirinelli ; RTDCiv., 2012, 131, obs. T. Revet ; RTDCom., 2012, 110, obs. F. Pollaud-Dulian : à propos de la propriété de plaques de zinc sur lesquelles avaient été reproduits deux dessins par Giacometti, attribuées à l’imprimeur, et non aux ayants-droit de l’artiste ; v. ég. Cass. civ. 1, 28 octobre 2015, n° 14-22.207, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1472NU3) ; D., 2016, 238, obs. P. Noual, note A. Latil ; ibid. 449, obs. N. Fricero ; Dalloz IP/IT 2016. 34, obs. N. Dissaux ; JCP éd. G, 2016, 281, note E. Treppoz ; PI, 2016, 48, obs. J.-M. Bruguière ; RLDI, décembre 2015, p. 17, obs. L. Costes : à propos de la propriété de pellicules attribuée à la société les ayant financés et non au photographe.

[16] E. Treppoz, art. préc., spéc. n° 8.

[17] Ass. plén., 7 mai 2004, n° 02-10.450 (N° Lexbase : A1578DCG) ; BICC, 15 juillet 2004, rapp. Collomp, concl. Sainte-Rose ; GAJC, 12ème éd., n° 68-69 (II) ; D., 2004, 1545, notes Bruguière et Dreyer ; ibid. Somm. 2406, obs. Reboul-Maupin ; JCP 2004. II. 10085, note Caron ; ibid. I. 147, n° 12, obs. Tricoire ; ibid. I. 163, n°s 24 s., obs. Viney ; ibid. I. 171, n° 1, obs. Périnet-Marquet ; Gaz. Pal., 2005, 1256, note Tellier-Loniewski et Revel de Lambert ; Defrénois 2004. 1554, note S. Piedelièvre et Tenenbaum ; Dr. et patr. 7-8/2004. 34, étude Revet ; LPA, 10 janvier 2005, concl. Sainte-Rose ; CCE 2004. Etude 35, par Siiriainen ; Cah. dr. entr. 2004, n° 6, étude Roman ; RDI 2004. 437, obs. Gavin-Millan-Oosterlynck ; RTDCiv., 2004. 528, obs. Revet.

[18] CGPPP, art. L. 1 ([LXB=LXB=L0391H4A]).

[19] Cass. civ. 1, 13 février 2019, n° 18-13.748, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3441YXQ) ; AJDA, 2019, 366 ; JCP 2019.582, note P. Noual et 785, obs. H. Périnet-Marquet ; JCP éd. N, 15 mars 2019, 10, note M. Touzeil-Divina ; RDC, 2019, 85, obs. F. Danos.

[20] Il s’agissait, en l’espèce, d’un fragment du jubé arraché à la cathédrale de Chartres appartenant à l’Etat.

[21] CPI, art. L. 122-7-1 (N° Lexbase : L2842HPX).

[22] F. Ost, La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris, La Découverte, 2003, p. 323 et s..

[23] V. l’article d’A. Héritier, Le street art, bien commun artistique ?, Juris art etc., 2014, n° 12, p. 39 et s..

[24] C. env., art. L. 132-3 (N° Lexbase : L7662K9N).

[25] Pour un ex., v. Cass. crim., 18 octobre 2011, n° 11-81.404, F-D (N° Lexbase : A9977HZK).

[26] V. par ex., en ce sens, Cass. crim., 25 octobre 2000, n° 00-82.152 (N° Lexbase : A5022AWW) à propos de biens volés dans un cimetière et, conséquemment, difficiles à attribuer avec précision.

[27] V. par ex., Cass. crim., 5 novembre 1985, n° 85-94.640 (N° Lexbase : A5841AAL), à propos d’un vol de produits stupéfiants.

[28] V. par ex. Cass. crim., 9 mars 2016, n° 15-80.107, F-P+B (N° Lexbase : A1733Q7C), à propos d’une action civile recevable au profit de l’ancien voleur, inéluctablement détenteur du bien...).

[29] V. par ex. Cass. crim., 28 juin 2017, n° 16-81.113, FS-P+B (N° Lexbase : A7053WLS) : «le libre accès à des informations personnelles sur un réseau informatique d’une entreprise n’est pas exclusif de leur appropriation frauduleuse par tout moyen de reproduction».

[30] Bien assurer ses œuvres d’art, Le monde, éd. en ligne, 29 avril 2017.

[31] C. patr., art. D. 113-4 (N° Lexbase : L0061LBU).

[32] Vol d’un Banksy en plein Paris, Le point, éd. en ligne, 3 septembre 2019.

[33] Cass. civ. 1, 15 février 2000, n° 97-20.179 (N° Lexbase : A5293AWX), Bull. civ. I, n° 47 ; RCA, 2000, chron. 7, H. Groutel ; RGDA, 2000, 604, note A. Favre-Rochex.

[34] Pour une illustration de l’assurance «clou à clou» : Cass. com., 8 juillet 2014, n° 12-28.764, F-D (N° Lexbase : A4265MUI), RCA, 2014, 332.

[35] J. Bigot et alii, n° 415 et s..

[36] C. assur., art. L. 112-1 (N° Lexbase : L0052AA8).

[37] C. pén., art. 322-1, al. 2 (N° Lexbase : L1825AMK).

[38] Sur la reconnaissance d’une infraction : Cass. crim., 11 juillet 2017, n° 08-84.989, FS-P+B (N° Lexbase : A9827WMW), Dr. pén., 2017, 159, obs. Ph. Conte ; Com. Com Elect., 2018, étude 5, par G. Goffaux Callebaut.

[39] Cass. civ. 1, 29 octobre 2014, n° 13-19.729, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2832MZW), cette revue n° 595 ; RGDA, 2015, 16, note J. Kullmann.

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