Réf. : CJUE, ord., 24 octobre 2019, aff. C‑756/18 (N° Lexbase : A2649ZUN)
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le 13 Novembre 2019
Par une décision en date du 24 octobre 2019, la CJUE est venue préciser l’interprétation de l’article 3.2 du Règlement n° 261/2004 du 11 février 2004 (N° Lexbase : L0330DYU) applicable en cas de retard, d’annulation de vol et de refus d’embarquement.
Rompant avec la jurisprudence de la Cour de cassation, la CJUE affirme, notamment au nom de l’objectif de garantir un niveau élevé de protection des passagers, que les passagers d’un vol retardé d’au moins trois heures et «possédant une réservation confirmée pour ce vol ne peuvent se voir refuser l’indemnisation en vertu de ce Règlement au seul motif que, à l’occasion de leur demande d’indemnisation, ils n’ont pas prouvé leur présence à l’enregistrement pour ledit vol, notamment au moyen de la carte d’embarquement, à moins qu’il soit démontré que ces passagers n’ont pas été transportés sur le vol retardé en cause, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier».
Afin de nous éclairer sur les tenants et les aboutissants de cette décision, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré Maître Joyce Pitcher, avocate au barreau de Paris, qui est à l’origine du renvoi préjudiciel ayant conduit à cette décision.
Lexbase : Dans quel contexte avez-vous pris la décision de solliciter un renvoi préjudiciel auprès des tribunaux d’instance ?
Joyce Pitcher : L’article 3, paragraphe 2, sous a) du Règlement n° 261/2004 soumet l’application du Règlement aux conditions suivantes :
«Le paragraphe 1 s’applique à condition que les passagers :
a) disposent d’une réservation confirmée pour le vol concerné et se présentent, sauf en cas d’annulation visée à l’article 5, à l’enregistrement :
- comme spécifié et à l’heure indiquée à l’avance et par écrit (y compris par voie électronique) par le transporteur aérien, l’organisateur de voyage ou un agent de voyages autorisé ;
- ou, en l’absence d’indication de l’heure ;
- au plus tard quarante-cinq minutes avant l’heure de départ publiée, ou [...]».
Le Règlement définit la notion de réservation, qui permet de comprendre que le passager doit prouver disposer d’une réservation, mais ne définit pas la notion d’enregistrement, ni n’en détermine la charge de la preuve.
Par une décision en date du 14 février 2018, la Cour de cassation est venue considérer que les passagers devaient prouver s’être présentés à l’enregistrement, sans indiquer les modes de preuve mais en considérant qu’une réservation confirmée et une attestation de retard non nominative étaient insuffisants (Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 16-23.205, F-P+B N° Lexbase : A7573XDT). Cette solution a depuis été réaffirmée, dans les mêmes termes (Cass. civ. 1, 12 septembre 2018, n° 17-25.926, F-D N° Lexbase : A7731X44), la Cour de cassation se montrant dernièrement encore plus sévère à l’égard des passagers en retenant que la production d’une copie du billet électronique ainsi que de la carte d’embarquement pour le vol de réacheminement ne suffit pas à établir que les passagers qui réclament une indemnisation pour annulation de vol s’étaient présentés dans les délais impartis à l’enregistrement du vol initialement programmé (Cass. civ. 1, 10 octobre 2019, n° 18-20.491, FS-P+B+I N° Lexbase : A0007ZRP).
Fort de cette décision, et par une interprétation très extensive, la majorité des compagnies aériennes conditionnait le paiement de l’indemnisation à la remise d’une carte d’embarquement au format papier.
Aucun renvoi préjudiciel n’avait été sollicité devant la Cour de cassation, qui aurait été contrainte de renvoyer la question à la CJUE, en application de l’article 267 b) du TFUE (N° Lexbase : L2581IPB) : «lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour».
Contrairement à la Cour de cassation, les juridictions du fond ont une simple faculté de renvoi.
Nous avions donc soit l’option de former un pourvoi en cassation, puis de solliciter un renvoi préjudiciel, soit de convaincre une juridiction du fond. Nous avons choisi la deuxième option, qui nous permettait d’aller plus vite, bien que nécessitant de parvenir à convaincre les juridictions du fond de renvoyer la question à la CJUE.
Nous avons sollicité un renvoi préjudiciel devant les tribunaux d’instance de Paris, Villejuif, Nice, Villeurbanne, Toulouse, Ivry-sur-seine et Aulnay-sous-bois. Seul le tribunal d’instance d’Aulnay-sous-bois a accepté de renvoyer la question préjudicielle posée à la CJUE, les autres tribunaux considérant soit que la décision de la Cour de cassation devait être suivie, soit que les compagnies devaient fournir les éléments permettant de démontrer que les passagers n’étaient pas présents à l’embarquement.
Lexbase : Quel a été le raisonnement que vous avez développé devant la CJUE ?
Joyce Pitcher : Notre argumentation devant la CJUE a été présentée en 3 temps.
Premièrement, la notion d’enregistrement n’est pas définie par le Règlement : si au moment de la rédaction du Règlement, en 2004, l’enregistrement se faisait à l’aéroport, les évolutions technologiques ont conduit à la dématérialisation de l’enregistrement. Ainsi, un passager enregistré électroniquement sur un vol ne s’y est pas nécessairement présenté. Nous avons donc considéré que la notion d’enregistrement devait en réalité être assimilée à la notion d’embarquement.
Deuxièmement, la charge de la preuve de l’enregistrement : nous avons considéré que le fait de faire reposer la charge de la preuve sur les passagers était totalement contraire à l’objectif du Règlement de garantir un niveau élevé de protection des passagers et à la position de la CJUE qui invite le juge à tenir un rôle actif en droit de la consommation, afin de «suppléer au déséquilibre qui existe entre le consommateur et le professionnel».
Troisièmement, les modes de preuve : en tout état de cause, les modes de preuve dont dispose le passager pour tenter de justifier sa présence à l’embarquement sont très limités, contrairement aux transporteurs qui disposent des listes des passagers ayant embarqué et peuvent donc très facilement vérifier si un passager s’est ou non présenté à l’embarquement du vol.
L’exigence de production d’une carte d’embarquement était dénuée de tout sens puisque la majorité des compagnies incitent à l’enregistrement en ligne, sur leur site internet ou via leur application. Les passagers embarquent avec ce document obtenu plusieurs jours avant le vol et cela ne démontre donc en rien qu’ils étaient présents ou non à l’embarquement. Plus étonnant encore, lorsque l’enregistrement est fait sur les applications, les cartes d’embarquement s’effacent quelques jours après le vol. Cette demande était donc totalement absurde.
Une attestation de retard pouvait permettre de justifier de la présence à l’embarquement, mais sa délivrance et son caractère nominatif ou non, dépendait exclusivement de la bonne volonté des compagnies aérienne.
Dans le cadre de la procédure, les Etats français et portugais, ainsi que la Commission européenne, se sont joints à la procédure et ont produit des mémoires rejoignant notre position.
Lexbase : Quelle a été la stratégie judiciaire mise en œuvre dans l’attente de la décision de la CJUE ? Quelles ont été les réactions des compagnies aériennes et des juridictions ?
Joyce Pitcher : Nous avons obtenu la décision de renvoi préjudiciel le 28 novembre 2018 et la décision de la CJUE est intervenue le 24 octobre 2019. Dans l’intervalle, nous avons dû faire en sorte de défendre au mieux nos clients en répondant au mieux aux réactions des juridictions et des compagnies aériennes.
Dans chaque dossier, nous avons dû solliciter toutes sortes de preuve de la part de nos clients et avons donc soutenu des dossiers en présentant des photos des passagers à l’aéroport, dans l’avion ou à l’arrivée, des tampons dans les passeports justifiant du jour d’arrivée, des attestations sur l’honneur entre passagers, des cartes d’embarquement papier, des relevés de comptes justifiant de dépenses réalisées à l’aéroport, des données de géolocalisations, ou encore des «posts» sur les réseaux sociaux.
Nous avons pu obtenir des indemnisations en produisant certaines de ces pièces, mais le jeu de certaines compagnies était d’exiger comme seule preuve, une carte d’embarquement papier, document très rarement conservé par les passagers.
Les plus récalcitrantes considéraient même qu’un tampon dans le passeport à l’arrivée dans le pays d’accueil, justifiait que le passager était arrivé dans le pays mais pas qu’il y était arrivé avec le vol qu’il avait réservé.
Nous avons également fait des demandes de transmissions des données personnelles des clients sur le fondement du «RGPD» (Règlement n° 2016/679 du 27 avril 2016 N° Lexbase : L0189K8I), toutes soldées par un échec, les compagnies sollicitant toujours des pièces complémentaires pour transmettre les informations.
Afin de limiter les risques, et dans la majorité des dossiers, nous avons sollicité des sursis à statuer à titre principal dans l’attente de la décision de la CJUE, puis tenté de défendre les dossiers avec les pièces que nous avions pu récupérer à titre subsidiaire.
Cette stratégie a conduit à ralentir très sensiblement l’indemnisation des passagers mais nous a permis de limiter l’impact de la décision de la Cour de cassation sur les résultats obtenus.
Lexbase : Quel est l’apport de cette décision ?
Joyce Pitcher : Cette décision, plutôt très attendue, vient mettre fin au débat, par sa clarté.
Tout d’abord, il est important de relever que la CJUE a décidé de se prononcer par voie d’ordonnance motivée, en application de l’article 99 de son règlement de procédure, qui permet cette possibilité, lorsque la réponse à une question posée à titre préjudiciel ne laisse place à aucun doute raisonnable.
La CJUE a appliqué cette disposition à la question posée, reformulée dans les termes suivants: «le Règlement n° 261/2004, et notamment son article 3, paragraphe 2, sous a), doit-il être interprété en ce sens que des passagers d’un vol retardé de trois heures ou plus à son arrivée et possédant une réservation confirmée pour ce vol peuvent se voir refuser l’indemnisation en vertu de ce Règlement au seul motif que, à l’occasion de leur demande d’indemnisation, ils n’ont pas prouvé leur présence à l’enregistrement pour ledit vol, notamment au moyen de la carte d’embarquement».
Avant de répondre à la question, la Cour a pris le soin de rappeler le contexte mis en exergue par la juridiction de renvoi et tenant à l’augmentation du contentieux, les compagnies aériennes sollicitant systématiquement la production de cartes d’embarquement au format papier pour s’opposer au paiement de l’indemnisation forfaitaire due en application du Règlement.
Pour répondre à la question posée, la Cour a considéré que, lorsque la compagnie transporte des passagers possédant une carte d’embarquement, il convient d’en conclure que ces derniers se sont présentés à l’embarquement à l’heure indiquée par le transporteur.
La Cour en déduit ainsi que si les passagers disposent d’une réservation et ont réalisé le vol, ces derniers se sont acquittés de l’exigence de se présenter à l’enregistrement.
Le point 30 de l’ordonnance met très clairement fin à la stratégie des compagnies aériennes qui sollicitaient systématiquement la production des cartes d’embarquement pour indemniser les passagers : «dès lors qu’ils atteignent leur destination avec un retard égal ou supérieur à trois heure, lesdits passagers bénéficient du droit à indemnisation au titre de ce retard en vertu du Règlement n° 261/2004, sans devoir fournir, à cette fin, la carte d’embarquement ou un autre document attestant leur présence, dans les délais prescrits, à l’enregistrement du vol retardé».
La CJUE rappelle que cette décision est prise en tenant compte de l’objectif du Règlement visant à assurer un niveau élevé de protection des passagers.
Pour finir, la Cour confirme notre position selon laquelle, le transporteur est en mesure de prouver qu’un passager ne s’est pas présenté à l’embarquement. L’ordonnance va plus loin : le transporteur qui entend contester la présence du passager à l’enregistrement devra prouver que ce passager n’a pas été transporté sur le vol.
Cette décision nous paraît donc juridiquement très cohérente, puisqu’étant fidèle à la lettre et à l’esprit du Règlement, tout en tenant compte du contexte des évolutions technologiques et de l’engorgement des tribunaux.
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