La lettre juridique n°303 du 8 mai 2008 : Européen

[Jurisprudence] Le contrôle des lois de transposition des Directives communautaires

Réf. : CE Contentieux, 10 avril 2008, n° 296845, Conseil national des barreaux et autres (N° Lexbase : A8060D7N)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

L'Union européenne a développé une importante législation afin de lutter contre le blanchiment des capitaux. Elle a, ainsi, adopté la Directive (CE) 91/308 du Conseil du 10 juin 1991, relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux (N° Lexbase : L7622AUT ; JOCE, n° L 166 du 28 juin 1991, p. 77), qui a été complétée par la Directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 décembre 2001, modifiant la Directive 91/308/CEE du Conseil relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux (N° Lexbase : L9218A48 ; JOUE, n° L 344 du 28 décembre 2001, p. 76). Ce dispositif impose, notamment, aux professions juridiques indépendantes, et donc aux avocats, de coopérer avec les autorités chargées de la lutte contre le blanchiment, notamment "en informant, de leur propre initiative, ces autorités de tout fait qui pourrait être l'indice d'un blanchiment de capitaux" (article 6, § 1, a). Cette obligation s'impose lorsque ces professions assistent un client dans la réalisation d'une transaction. La transposition de cette Directive a suscité de très intéressants contentieux. Les barreaux belges avaient contesté devant la Cour constitutionnelle de Belgique la compatibilité de la loi nationale de transposition au regard des règles du procès équitable prévues aux articles 10 et 11 de la Constitution belge. Cette action mettait indirectement en cause la Directive elle-même. La Cour constitutionnelle avait, fort logiquement, posé une question préjudicielle en appréciation de validité à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE).

Cette dernière avait souligné que "les Etats membres ne sont pas tenus d'imposer les obligations d'information et de coopération des avocats pour ce qui concerne les informations reçues de l'un de leurs clients ou obtenues sur l'un de ceux-ci, lors de l'évaluation de la situation juridique de ce client, ou dans l'exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant, ou après cette procédure" (CJCE, 26 juin 2007, aff. C-305/05, Ordre des barreaux francophones et germanophone c/ Conseil des ministres N° Lexbase : A9284DWR, Rec., p. I-5305, spéc. n° 26). Cette limitation du champ d'application de l'obligation d'information a conduit la CJCE à considérer que la Directive 91/308 ne méconnaissait pas le principe général du droit communautaire du procès équitable, tel qu'il découle de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) (N° Lexbase : L7558AIR).

Un contentieux analogue s'est noué devant le Conseil d'Etat français. Le Conseil national des barreaux a attaqué pour excès de pouvoir le décret n° 2006-736 du 26 juin 2006, relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et modifiant le Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1049HK3), codifié aux articles R. 562-2 (N° Lexbase : L3170HZG), R. 563-3 (N° Lexbase : L3182HZU) et R. 563-4 (N° Lexbase : L3183HZW) de ce même code. Ce décret était pris en application de la loi n° 2004-130 du 11 février 2004, réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires, des conseils en propriété industrielle et des experts en ventes aux enchères publiques (N° Lexbase : L7957DNZ), et avait, notamment, pour objet de transposer la Directive 91/308.

De manière tout à fait claire, le Conseil d'Etat a estimé "qu'il résulte tant de l'article 6 § 2 du Traité sur l'Union européenne , que de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, notamment de son arrêt du 15 octobre 2002 [CJCE, 15 octobre 2002, aff. C-238/99 P, Limburgse Vinyl Maatschappij NV (LVM) c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A2782A3G)], que, dans l'ordre juridique communautaire, les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales sont protégés en tant que principes généraux du droit communautaire ; qu'il appartient, en conséquence, au juge administratif, saisi d'un moyen tiré de la méconnaissance par une Directive des stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, de rechercher si la Directive est compatible avec les droits fondamentaux garantis par ces stipulations ; qu'il lui revient, en l'absence de difficulté sérieuse, d'écarter le moyen invoqué, ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne ".

Il a, également, précisé "que lorsque est invoqué devant le juge administratif un moyen tiré de ce qu'une loi transposant une directive serait elle-même incompatible avec un droit fondamental garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, et protégé en tant que principe général du droit communautaire, il appartient au juge administratif de s'assurer d'abord que la loi procède à une exacte transposition des dispositions de la Directive ; que si tel est le cas, le moyen tiré de la méconnaissance de ce droit fondamental par la loi de transposition ne peut être apprécié que selon la procédure de contrôle de la Directive elle-même décrite ci-dessus".

Au fond, le Conseil d'Etat n'a pas estimé utile de saisir la CJCE sur l'appréciation de la validité de la Directive, mais a tenu compte des exigences rappelées par la Cour dans sa décision du 26 juin 2007 précitée, et a annulé certaines dispositions du décret du 26 juin 2006 susvisé (sur ces questions, v. C. Cutajar, Blanchiment : le Conseil d'Etat protecteur du secret professionnel des avocats, JCP éd. A, 2008, n° 2110).

Au-delà de ces problèmes de fond, c'est évidemment le raisonnement du Conseil d'Etat relatif au contrôle de conventionalité de la loi qui mérite attention. Il vient limiter le champ d'application de la jurisprudence "Nicolo" (CE Ass., 20 octobre 1989, n° 108243, Nicolo N° Lexbase : A1712AQH, Rec., p. 190, conclusions Frydman), lorsque sont en cause les mesures nationales de transposition de la Directive (I). Dans la mesure où est ici en cause la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, il convient d'apprécier cette jurisprudence à la lumière des exigences de cette dernière (II).

I - Une limitation du champ d'application de la jurisprudence "Nicolo"

Depuis l'arrêt "Nicolo", le juge administratif français accepte de contrôler par la voie de l'exception la conventionalité des lois. Pour la première fois, il s'est trouvé confronté dans l'affaire "Conseil national des barreaux" au contrôle de conventionalité, au regard de la CESDH, des dispositions d'une loi transposant une Directive communautaire. Or, en contrôler la conventionalité reviendrait inévitablement à contrôler celle de la Directive elle-même. Le Conseil d'Etat a justement refusé de procéder à un tel contrôle. Il vient, ainsi, limiter le champ d'application de la jurisprudence "Nicolo". Cette limitation ne joue évidemment que pour les dispositions qui sont "l'exacte transposition de la Directive". On retrouve ici la même précision que pour le contrôle de constitutionnalité des décrets de transposition des Directives communautaires (CE Ass., 8 février 2007, n° 287110, Société Arcelor Atlantique et Lorraine N° Lexbase : A2029DUP). Il est bien évident que, pour les dispositions de la loi ou du décret qui ne constituent pas une opération de transposition, il n'y a pas lieu de procéder à une telle restriction de la compétence du juge administratif. On peut considérer qu'il en va de même pour les dispositions qui transposent la Directive, mais utilisent la marge d'appréciation laissée aux Etats membres.

D'un point de vue communautaire, le juge administratif français ne pouvait adopter une autre solution. Il découle d'abord très clairement de l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne précité, tel qu'il a été interprété par la Cour de justice (CJCE, 22 octobre 1987, aff. C-314/85, Foto-Frost c/ Hauptzollamt Lübeck-Ost N° Lexbase : A8309AUB, Rec., p. 4199), que seule la CJCE est compétente pour apprécier la validité d'une norme communautaire de droit dérivé. Ensuite, l'autonomie de l'ordre juridique communautaire conduit à ne pouvoir apprécier les normes communautaires que par rapport au droit communautaire lui-même, ou aux normes internationales qui s'imposent à la Communauté, et spécialement aux accords externes qu'elle a conclus. En l'occurrence, il faut rappeler que la CESDH ne lie certes pas en tant que telle la Communauté européenne, mais s'impose, comme le rappelle le Conseil d'Etat, par l'intermédiaire des principes généraux du droit communautaire (TUE, art. 6, § 2 N° Lexbase : L7558AIR).

Il est alors logique que le Conseil d'Etat accepte de procéder, si cela s'avère nécessaire, c'est-à-dire si les requérants font valoir un moyen sérieux, à un renvoi préjudiciel en appréciation de validité de la Directive communautaire devant la CJCE. Le contrôle de la Directive est alors opéré par la CJCE elle-même, et les requérants ne souffrent pas d'une régression du niveau de protection de leurs droits fondamentaux. Il n'y a, toutefois, équivalence des protections que si l'on postule que le juge administratif français, d'une part, et le juge communautaire, d'autre part, interprètent et appliquent la CESDH, ou les principes généraux du droit communautaire qui en sont issus, comme la CEDH. On ne peut, cependant, négliger d'éventuelles distorsions. Le juge administratif pourrait, notamment, avoir une jurisprudence plus protectrice que celle du juge communautaire et de la CEDH. Mais là n'est pas la principale difficulté.

Que se passera-t-il lorsqu'un requérant invoquera un traité international qui ne lie pas la Communauté ? S'il s'agit d'un traité relatif à la protection des droits de l'Homme, la difficulté peut être assez facilement contournée en ayant recours au renvoi préjudiciel. La Cour de justice accepte de dégager des droits fondamentaux individuels au regard d'autres traités que la CESDH. Elle a déjà eu recours au pacte international sur les droits civils et politiques (CJCE grande chambre, 3 mai 2005, aff. jointes C-387/02, C-391/02, C-403/02, Procédures pénales c/ Silvio Berlusconi, Sergio Adelchi, Marcello Dell'Utri e.a. N° Lexbase : A0954DI8, Rec., p. I-3565). Par ailleurs, si le Traité de Lisbonne entre en vigueur, elle aura, avec la Charte des droits fondamentaux (N° Lexbase : L8117ANX), un texte de référence très complet, et en cas de lacune pourra toujours dégager un principe général du droit communautaire .

La principale difficulté surviendra lorsque le Traité ne sera pas relatif aux droits de l'Homme. Le Conseil d'Etat se trouvera, alors, dans une impasse. L'alternative consistera soit dans la violation de la Directive communautaire, soit du traité international. Par opportunité, il choisira certainement d'appliquer la Directive car la violation du droit communautaire est sanctionnée de manière contraignante par le recours en constatation de manquement, alors que la responsabilité internationale est bien souvent platonique.

On ne peut donc que conseiller aux Etats membres de tenter de prévenir de tels conflits en amont, au moment de la négociation du droit communautaire dérivé, et éventuellement de dénoncer les conventions internationales contraires aux Directives. La France avait ainsi dû dénoncer la Convention n° 89 du 9 juillet 1948 de l'Organisation internationale du travail qui interdisait le travail de nuit des femmes, à la suite d'un arrêt de la Cour de justice (CJCE, 25 juillet 1991, aff. C-345/89, Procédure pénale c/ Alfred Stoeckel N° Lexbase : A7298AHR, Rec., p. I-4047) qui avait estimé qu'une telle prohibition allait à l'encontre de la Directive 76/207/CEE du Conseil du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (N° Lexbase : L9232AUH ; JOCE n° L 39 du 14 février 1976, p. 40).

Si cette solution du Conseil d'Etat est conforme aux exigences du droit communautaire, il reste à déterminer si elle est conforme aux exigences de la CEDH.

II - Compatibilité de la solution avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Dans cet arrêt "Conseil national des barreaux", le juge administratif refuse de contrôler une loi par rapport à la CESDH. Il serait donc possible de douter de sa compatibilité avec cette Convention, telle qu'elle est interprétée par la Cour de Strasbourg.

On rappellera, d'abord, que le droit européen des droits de l'Homme, à la différence du droit communautaire, n'impose pas sa propre primauté dans l'ordre juridique interne. Les Etats n'ont qu'une obligation de résultat, et non pas une obligation de comportement. Il importe simplement qu'ils respectent de manière substantielle les droits fondamentaux garantis par la Convention.

Ensuite, la CEDH a une jurisprudence fort libérale s'agissant des mesures nationales d'exécution du droit communautaire. Elle accepte évidemment de les contrôler, dans la mesure où il s'agit, au moins formellement, d'actes étatiques (CEDH, 28 septembre 1995, Procola c/ Luxembourg N° Lexbase : A8397AWW, série A-326). Mais elle refuse, en principe, de se prononcer indirectement sur le droit communautaire. Elle a très clairement jugé qu'une mesure prise en application d'un traité constitutif d'une organisation internationale limitant les droits garantis par la Convention "doit être réputée justifiée dès lors qu'il est constant que l'organisation en question accorde aux droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles offertes et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention. Par "équivalente", la Cour entend "comparable" : toute exigence de protection "identique" de la part de l'organisation concernée pourrait aller à l'encontre de l'intérêt de la coopération internationale poursuivi. [...] Toutefois, un constat de "protection équivalente" de ce type ne saurait être définitif : il doit pouvoir être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent dans la protection des droits fondamentaux. Si l'on considère que l'organisation offre semblable protection équivalente, il y a lieu de présumer qu'un Etat respecte les exigences de la Convention lorsqu'il ne fait qu'exécuter des obligations juridiques résultant de son adhésion à l'organisation. Pareille présomption peut toutefois être renversée dans le cadre d'une affaire donnée si l'on estime que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d'une insuffisance manifeste. Dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu'"instrument constitutionnel de l'ordre public européen" dans le domaine des droits de l'Homme l'emporterait sur l'intérêt de la coopération internationale" (CEDH, 30 juin 2005, Req. 45036/98, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c/ Irlande N° Lexbase : A1557DKU, spéc. n° 155-156).

La solution du Conseil d'Etat est donc compatible avec la CESDH, du moins tant que la protection offerte par la Cour de Bruxelles est équivalente à celle de la Cour de Strasbourg. Il ne pourrait y avoir véritablement de difficultés que si, sur une question précise, la Cour de justice retenait une interprétation de la CESDH beaucoup plus restrictive que celle de la CEDH.

Cet arrêt du Conseil d'Etat est donc probablement le premier à nous montrer avec autant d'évidence que l'avenir n'est peut-être pas tant aux conflits entre normes nationales et normes internationales, mais entre normes internationales elles-mêmes.

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