Réf. : Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.208, F-P+B (N° Lexbase : A9400NNH)
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N9144BU9
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par Jean Bouëssel du Bourg, Docteur en droit, ancien Bâtonnier, Avocat au barreau de Rennes
le 08 Octobre 2015
La Cour européenne des droits de l'Homme n'a jamais reconnu une immunité absolue aux avocats pour leurs propos tenus au cours des audiences. Mais elle estime que les restrictions doivent rester exceptionnelles comme elle l'a rappelé dans une affaire "Nikula c/ Finlande" (CEDH, 21 mars 2002 Req 31611/96 N° Lexbase : A1016GNX).
Dans cette affaire, une avocate finlandaise avait accusé un procureur de "manipulation" et de "présentation illégale de preuves". Elle avait été condamnée pour diffamation.
Saisie d'une requête, la Cour européenne a rappelé que les propos d'un accusé, adressés à un procureur, doivent bénéficier d'une protection accrue. Elle a rappelé que la défense ne devait pas être influencée par la crainte d'une sanction. Elle souligne que les atteintes à la liberté d'expression d'un avocat dans une société démocratique ne peuvent être tolérées que de manière exceptionnelle et qu'une ingérence dans la liberté d'expression d'un avocat peut porter atteinte à l'article 6 de la Convention eu égard au droit de l'accusé à bénéficier d'un procès équitable. Selon la Cour, le principe de "l'égalité des armes" et, plus généralement, le principe d'un procès équitable militent en faveur d'une argumentation librement et même vigoureusement débattue entre les parties, sans pour autant que cela conduise à une liberté d'expression illimitée de l'avocat.
Dans une autre affaire, concernant cette fois des juges du siège, un avocat avait été condamné à cinq jours de prison pour outrage. L'avocat avait accusé les juges d'échanger entre eux des "ravassakia" (lettres d'amour) au cours du contre interrogatoire qu'il menait pour assurer la défense de son client accusé de meurtre. Il avait provoqué l'indignation des magistrats du siège. La Cour européenne estima que les magistrats qui avaient prononcé la sanction n'avaient pas ménagé un juste équilibre entre la nécessité de garantir l'autorité du pouvoir judiciaire et celle de protéger la liberté d'expression du requérant. Elle estima qu'il y avait eu une violation de l'article 10 de la CESDH (CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/01 N° Lexbase : A9564DLS).
L'arrêt rendu par la Cour de cassation, le 10 septembre 2015, est donc bien conforme aux principes posés par la CEDH.
Mais l'avocat poursuivi évoquait un second moyen de défense, tiré de l'immunité accordée par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Ce texte dispose que les propos tenus devant les tribunaux ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage sauf, toutefois, si les faits diffamatoires sont étrangers à la cause.
Les tribunaux apprécient cette condition de manière plutôt large. Dans une affaire de faux en écriture, un avocat avait fait allusion au fait que la ministre de la Justice ne serait, quant à elle, jamais poursuivie alors qu'elle avait utilisé un faux MBA. Il a été jugé que cette accusation n'était pas totalement étrangère à la cause et que l'avocat devait bénéficier de l'immunité de parole (TC de la Réunion, 3 octobre 2008).
Dans son arrêt du 10 septembre 2015, la Cour de cassation répond que, si l'immunité de l'article 41 protège l'avocat contre des poursuites pénales, elle ne le protège pas contre des poursuites disciplinaires.
Ce principe n'est pas nouveau. Dans un arrêt du 14 octobre 2010 (Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D N° Lexbase : A8644GBR), la Cour de cassation avait rappelé que l'immunité de l'article 41 n'était pas applicable aux poursuites disciplinaires. Dans cette affaire, un avocat avait critiqué la manière dont son client avait été interrogé en Syrie sur commission rogatoire internationale.
Dans son mémoire, il avait mis personnellement en cause les magistrats en leur reprochant d'avoir délibérément favorisé l'usage de la torture et de s'être ainsi rendus activement complices des mauvais traitements infligés par les enquêteurs syriens. La Cour avait infligé un blâme à l'avocat qui avait tenu ces propos. La Cour de cassation a validé cette décision en relevant que ces graves accusations étaient aussi inutiles que gratuites.
La décision du 10 septembre 2015 ne fait que reprendre ce principe et elle est parfaitement conforme à la lettre de la loi de 1881.
Il parait légitime de sanctionner les avocats qui manquent gravement à leurs devoirs en tenant des propos déplacés, incorrects, et de surcroît sans rapport avec la procédure.
Les articles 440 (N° Lexbase : L1124INX) et 441 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L1123INW) permettent d'ailleurs au président d'audience de retirer la parole aux parties si la passion ou l'inexpérience les empêche de discuter leur cause avec la décence convenable et ils leur permettent de faire cesser les plaidoiries.
Les avocats ne sont pas au dessus de la loi et méritent, comme tous les citoyens, des sanctions s'ils ne respectent pas les magistrats et la justice.
Ils le méritent d'autant plus qu'ils se sont, par serment, engagés à respecter les principes de dignité, de délicatesse, de modération et de courtoisie (RIN, art. 1 N° Lexbase : L2100IR9).
Mais une fois que l'on a réaffirmé ces principes, on n'a rien dit...car la question est de savoir à partir de quand un avocat mérite d'être sanctionné ? Il n'y a pas de code des infractions disciplinaires et il est impossible d'énumérer tout ce qui est contraire à des principes aussi vagues. Tout est donc confié à l'arbitrage du juge.
Or, qui décide si un avocat a manqué à ses devoirs ? Qui décide, au final, d'interdire ou de radier un avocat ? Ce sont des magistrats, exclusivement des magistrats puisqu'ils sont juges d'appel et ont, par conséquent, le dernier mot.
Cette situation est préoccupante car on voit bien que les appréciations sont différentes selon les juges : tel avocat ne sera pas poursuivi pour avoir fait allusion à un usage de faux du ministre de la Justice, tel autre sera poursuivi pour avoir laissé entendre qu'un lien de parenté avec le Parquet avait pu avoir une influence sur les poursuites !
Si l'on veut garantir l'indépendance des avocats, qui est une garantie de démocratie, il est nécessaire de confier le pouvoir disciplinaire aux avocats ; pas seulement en première instance mais aussi en appel. Les Ordres doivent rester maîtres de leur tableau.
Certes les choses ont évolué favorablement depuis l'affaire "Choucq", puisqu'un avocat ne peut plus être sanctionné immédiatement pour un délit d'audience. Il doit être jugé en première instance, non plus par les juges qu'il a offensé, mais par le conseil régional de discipline (loi n° 82-506 du 15 juin 1982, relative à la procédure applicable en cas de faute professionnelle commise à l'audience par un avocat).
La question est sans doute moins importante en période de paix mais elle est beaucoup plus préoccupante en période de troubles. Les avocats, qui ont eu à intervenir pendant et après la Seconde guerre mondiale, sont bien placés pour en parler.
Elle l'est d'autant plus que les avocats ont perdu le contrôle de leur déontologie qui relève désormais du pouvoir exécutif (décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat N° Lexbase : L6025IGA).
Si les avocats doivent être sanctionnés disciplinairement lorsqu'ils manquent de respect aux magistrats et à la justice, c'est à la condition que leur indépendance soit pleinement garantie.
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