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par Vincent Vantighem
le 25 Janvier 2023
Une petite combinaison bleue. Et à l’intérieur, bien au chaud, Artin, un bébé de dix-huit mois tout sourire. Voilà la photo qui s’affiche, en ce vendredi 20 janvier, sur l’écran du tribunal judiciaire de Dunkerque (Nord). Le cliché date du début du mois d’octobre 2020. À l’époque, Artin, son frère, sa sœur et ses parents, voulaient immortaliser leur périple en Europe. Avec l’espoir fou de rejoindre, quelques jours plus tard, l’Angleterre après des semaines d’errance depuis l’Iran. Cette combinaison bleue, c’est ce qui a permis aux autorités norvégiennes d’identifier Artin quand ils ont repêché son petit corps, plus de deux mois après, à quelques encablures de leurs côtes. À 1 000 kilomètres de là, plus au sud, Artin est mort, le 27 octobre 2020, dans le naufrage d’un bateau de promenade au large de Gravelines. Son frère Armin, huit ans, aussi. Sa sœur, Anita, dix ans également. Ainsi que leurs parents Rassoul et Samira. Tout comme deux autres hommes dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Sept morts en une fraction de seconde…
Quatre Iraniens ont été condamnés, vendredi 20 janvier à Dunkerque, pour leur rôle dans le naufrage de ce petit bateau dans la Manche. Ils ont écopé de peines allant de deux à neuf ans de prison ferme pour avoir tenté de faire passer des migrants en Angleterre et avoir conduit à la mort sept d’entre eux. Ils comparaissaient pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et aide au séjour irrégulier en bande organisée, dans un procès suffisamment rare pour être signalé. Si le seul prévenu qui comparaissait libre ne s’est pas présenté à l’audience, les trois autres n’ont pas vraiment eu le choix : ils étaient en détention provisoire…
Vingt-deux passagers sur un bateau qui ne pouvait en abriter que cinq…
À la barre, les trois prévenus présents ont tous nié les faits qui leur étaient reprochés. Mais l’enquête des autorités était suffisamment sérieuse pour que le doute ne soit pas permis quant à leur responsabilité dans ce drame de la migration. Ce jour d’octobre 2020, les passeurs avaient d’abord regroupé les candidats au départ sur une petite plage. Au préalable, ils avaient dérobé un bateau de promenade. Conçu pour des petites parties de pêche sur les lacs, il s’était retrouvé dans les flots tourmentés au large de Gravelines. Et à cinq kilomètres à peine de la plage, il s’était retourné comme une coquille de noix. Alors qu’il ne pouvait normalement contenir que quatre à cinq passagers, il abritait alors vingt-deux personnes, dont toute la famille d’Artin. La tempête menaçant, celle-ci avait choisi de s’abriter dans la petite cabine de l’embarcation. Lorsque le frêle esquif s’est retourné dans les vagues, elle s’est retrouvée piégée sous l’eau… sans solution. Sans espoir.
Pour le voyage, chaque candidat avait dû débourser de 2 000 à 2 500 euros, payés à l’aide de garants encore en Iran. À l’exception du quatrième prévenu qui comparaissait libre. Lui avait eu le droit à un tarif spécial ; 400 euros. À condition de se mettre à la barre du bateau alors qu’il n’avait aucune expérience, aucune formation. Quelques heures plus tôt, il s’était donc retrouvé dans les dunes de la Côte d’Opale avec tous ces pauvres hères. La nuit a commencé par une marche de 8 kilomètres dans le froid. Planqués derrière les oyats, les migrants ont vu l’un des passeurs passer quelques coups de téléphone. Le temps de prévenir un comparse qui a donc débarqué en SUV tirant sur le sable le petit bateau. L’enquête a aussi démontré que les passeurs avaient insisté et même menacé les migrants qui craignaient d’embarquer sur le bateau en raison de la tempête. Et aussi qu’il n’y avait pas suffisamment de gilets de sauvetage pour tous les passagers.
En deux ans, le nombre de traversées de la Manche a explosé
En dépit de tous ces éléments, les prévenus ont donc passé les sept heures d’audience à contester leur responsabilité, poussant le vice jusqu’à dire qu’ils n’avaient jamais mis les pieds en France. À peine ont-ils eu quelques mots de compassion avant que le tribunal ne se retire pour délibérer. Peu avant, Amélie Le Sant, procureure, avait pointé « l’absence totale d’humanité de [leur] réseau », expliquant que les passeurs avaient continué à organiser des voyages peu après le drame. Dans le but de s’enrichir un peu plus.
En guise de peines complémentaires, le tribunal a également prononcé des interdictions définitives du territoire français aux quatre prévenus. Ainsi que des amendes allant de 20 000 à 70 000 euros. Depuis 2018 et le blocage du port de Calais, les traversées de la Manche sur de petites embarcations se sont multipliées. En 2022, plus de 45 000 personnes auraient ainsi réussi à passer en Angleterre, d’après les estimations officielles. Mais les drames sont désormais fréquents. Fin novembre, un naufrage a ainsi coûté la vie à vingt-sept migrants, à quelques miles marins de l’endroit où Artin et sa famille avaient péri deux ans plus tôt.
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