Réf. : Cass. com., 9 novembre 2022, n° 20-22.063, F-B N° Lexbase : A12938SP
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par Caroline Tabourot, Maître de conférences en droit privé, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
le 30 Novembre 2022
Mots-clés : groupe de sociétés • immixtion • apparence trompeuse • croyance légitime (non) • paiement partiel • responsabilité de la société mère
Le paiement partiel de la dette d’une filiale ne suffit pas à lui seul à caractériser une immixtion de la société mère de nature à créer une apparence trompeuse propre à permettre au créancier de croire légitimement que la société mère s’est substituée à sa filiale dans l’exécution du contrat.
1. Les arrêts sur l’immixtion d’une société mère dans la gestion de sa filiale sont suffisamment rares pour qu’ils puissent être signalés. Considérée traditionnellement comme une exception au principe d'autonomie juridique des filiales, l'immixtion de la mère dans les affaires de sa filiale est un des moyens fréquemment soulevés pour engager la responsabilité de la mère vis-à-vis d'un créancier de la filiale en dehors de tout lien contractuel.
2. L’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 9 novembre 2022 mérite d’être souligné en ce qu’il s’inscrit dans la tendance actuelle de la jurisprudence qui préserve l’autonomie juridique et patrimoniale des sociétés membres d’un groupe et limite strictement toute atteinte à ce principe.
3. En l’espèce, une société de prestation alimentaire (la société Santé restauration services) avait conclu un contrat de restauration avec une clinique (la société Clinique chirurgicale obstétricale), elle-même filiale d’un groupe de sociétés. La filiale, en graves difficultés financières, a été à trois reprises mise en demeure de payer plusieurs factures avant que sa liquidation judiciaire ne soit prononcée. Au moment où sa filiale est mise en demeure, la société mère de la clinique a décidé de payer l’une de ces factures. Cependant, n’ayant pu obtenir le règlement complet, la société créancière a déclaré sa créance à la procédure de la filiale et le liquidateur judiciaire a émis quelques mois plus tard un certificat d’irrécouvrabilité de cette créance. Se fondant sur le fait que la société mère avait payé une partie de sa créance et s’était de ce fait substituée à sa filiale, le créancier de la filiale a assigné en paiement la mère au titre des factures impayées. Se posait donc la question de savoir si le paiement partiel de la dette d’une filiale de la part de sa société mère pouvait suffire à faire croire légitimement au cocontractant en son engagement à se substituer à sa filiale ?
La cour d’appel de Paris [1] a considéré que le paiement partiel effectué par la société mère, à un moment où sa filiale venait d’être mise en demeure par sa cocontractante à peine de résiliation du contrat, suffisait à fonder la croyance légitime du créancier dans l’engagement de la société mère aux côtés de sa filiale pour régler les dettes issues de ce contrat. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles 1842 N° Lexbase : L2013AB8 et 1165 N° Lexbase : L1267ABK (ancienne version, devenu aujourd’hui l'article 1199 N° Lexbase : L0922KZ8) du Code civil et considère au contraire que le paiement partiel d’une dette de sa filiale mise en demeure de payer ne saurait, à lui seul, caractériser une immixtion de la société mère de nature à créer pour le créancier une apparence trompeuse propre à lui permettre de croire légitimement que la mère s’était substituée à sa fille dans l’exécution du contrat.
4. Par cet arrêt, la Haute Juridiction reprend une solution déjà ancienne. Sans exclure qu’une société mère puisse être tenue de répondre des dettes de sa filiale en cas d’immixtion dans les relations contractuelles de cette dernière, les Hauts magistrats rappellent que cette exception d’immixtion ne s’apprécie aujourd’hui qu’à l’aune de la théorie de l’apparence. En d’autres termes, seule l’immixtion de la mère dans la gestion de sa filiale créant une apparence trompeuse est susceptible de lever le voile de la personnalité morale (I). Et la Cour de cassation n’hésite pas à procéder à un contrôle étendu de cette exception (II).
I. L’immixtion de la mère à l’aune de la théorie de l’apparence
5. Rappel du principe d’autonomie. L’arrêt ici commenté réaffirme le principe de l’indépendance des membres du groupe de sociétés. En raison du principe de relativité des contrats, le créancier qui a traité avec une filiale ne peut demander le paiement de sa créance qu’à la filiale, seule partie au contrat. Et le simple fait qu’une société détienne le contrôle d’une autre ne permet pas en soi de la condamner à exécuter les engagements contractuels pris par cette société [2]. Le visa de l'article 1842 du Code civil à côté de l’ancien article 1165 (il faut désormais se référer à l’article 1199) est important car il marque bien la volonté de la Chambre commerciale de tirer toutes les conséquences du principe d’autonomie des personnes morales. Une société mère est un actionnaire comme les autres et un actionnaire ne répond jamais des dettes de sa société en raison de cette seule qualité. Aussi, l’appartenance à un groupe ou la détention même de la totalité du capital ne suffit pas à engager la responsabilité de la société mère pour les actes de sa filiale. La reconnaissance de l’autonomie formelle des filiales exclut toute appréciation de fait. Comme le soulignait déjà le Professeur Hannoun dans sa thèse sur les groupes de sociétés, « la situation de groupe demeure totalement opaque, elle n’est susceptible par elle-même d’aucune conséquence juridique » [3]. Cette règle est d’ailleurs la raison d’être des groupes [4]. La solidarité des sociétés d'un groupe à l’égard des tiers ruinerait l’intérêt attaché à cette forme de concentration. Et la jurisprudence a depuis fort longtemps consacré cette autonomie, il est inutile de s’y attarder.
6. Les exceptions au principe. Les exceptions au principe d’autonomie existent toutefois depuis longtemps. Fraude, fictivité, faute de gestion, immixtion… sont autant de moyens soulevés pour porter atteinte à l’indépendance des sociétés du groupe. À maintes reprises, la jurisprudence a ainsi levé le voile de la personnalité morale de la société mère pour la condamner à payer au lieu et place de sa filiale. Le législateur a d’ailleurs pris acte de ces décisions jurisprudentielles en introduisant directement dans la loi de nouveaux articles permettant d’engager la responsabilité de la société mère à l’égard des créanciers de sa filiale. Sans être exhaustif, on pense bien entendu à l’article L. 621-2, alinéa 2, du Code de commerce N° Lexbase : L3679MBU [5] qui permet désormais d’étendre une procédure collective à plusieurs sociétés du même groupe en cas de confusion des patrimoines ou en cas de fictivité. Ou encore, l’article L. 512-17 du Code de l’environnement N° Lexbase : L6506L74 qui permet de rechercher la responsabilité de la société mère voire de la grand-mère en cas de dommages environnementaux causés par une filiale ou sous-filiale. Et plus récemment, le nouvel article 1156 du Code civil N° Lexbase : L0874KZE qui consacre la théorie de l’apparence qui avait été élaborée depuis de nombreuses années par la jurisprudence, théorie appliquée notamment pour protéger les créanciers de la filiale qui ont cru légitiment qu’ils traitaient avec la société mère.
7. Affaiblissement de l’exception d’immixtion. Si l’on entend opérer un rapprochement avec d’autres précédents, il convient de s’en tenir à ceux où l’argument d’immixtion a été avancé. On relève dès lors que la jurisprudence a connu une certaine évolution en la matière.
8. Revirement « Markinter ». Depuis l’arrêt « Markinter » [6], la seule immixtion dans les relations contractuelles de la société mère ne suffit plus à porter atteinte au principe d’autonomie et d’engager la responsabilité de cette dernière. Désormais, seule l’immixtion de nature à créer pour le cocontractant une apparence trompeuse peut engager la responsabilité de la mère. En d’autres termes, l’ingérence de la mère dans les affaires de sa filiale doit nécessairement créer une apparence trompeuse. Quoiqu’une telle solution ait fait l’objet de vives critiques, les Hauts magistrats l’ont réaffirmée à plusieurs reprises [7], et la dernière expression en date de cette solution émane de l’arrêt ici commenté, dont on relèvera qu’il est publié au Bulletin.
9. Confirmation d’une solution classique. L’immixtion dans la gestion de sa filiale a incontestablement perdu de son autonomie. À tel point que certains utilisent le terme de « reflux de l’immixtion » [8]. L’arrêt du 9 novembre 2022 s’inscrit parfaitement dans la lignée jurisprudentielle tracée par l’affaire « Markinter ». L’exception d’immixtion ne pourra prospérer que si elle s’accompagne d’une apparence trompeuse aux yeux du tiers. Le comportement de la société mère est tel que le tiers est conduit à ne plus s’en tenir au contrat initial. Il doit penser légitimement que la société mère, par son immixtion, s’est délibérément substituée à sa filiale et qu’elle est devenue son nouvel interlocuteur. L’exception ne jouera ainsi que pour un tiers déterminé, dans une situation déterminée. Il s’agit en effet d’apprécier uniquement l’immixtion de la société mère dans la gestion externe de sa filiale à l’égard d’une seule personne. D’ailleurs, l’éventuelle remise en cause de l’autonomie juridique ne vaudra qu’à l’égard de la seule personne trompée.
II. Contrôle étendu de la Cour de cassation sur l’exception d’immixtion
10. Faisceaux d’indices. On aura compris que l’analyse de la croyance légitime du tiers trompé relèvera d’une analyse concrète des faits de chaque espèce. Au cas par cas, il appartiendra effectivement aux juges du fond d’analyser d’une part, l’existence des éléments matériels constituant une immixtion trompeuse et, d’autre part, la psychologie du tiers abusé. Les juges du fond ont généralement recours à la méthode du faisceau d’indices concordants pour conclure que la société mère a pu, par son comportement, faire croire légitimement qu’elle souhaitait se substituer à sa fille vis-à-vis d’un tiers raisonnable.
11. Acte isolé. Ceci étant on relèvera que l’arrêt d’appel est cassé pour défaut de base légale. Cela peut surprendre dès lors que la cour d’appel de Paris s’était particulièrement attachée à reprendre la solution « Markinter ». Elle n’avait à aucun moment remis en cause le principe précédemment énoncé et elle avait bien subordonné l’exception de l’immixtion au critère lié de la création d’une apparence trompeuse. Pour les magistrats de la cour d’appel, le comportement de la société mère était bien de nature à faire croire au cocontractant de la filiale que celle-ci s’était substituée à sa filiale dans l’exécution du contrat. Ils soulèvent en effet le fait que la société mère avait payé l’une des factures de sa filiale, au moment de la mise en demeure de cette dernière. Ce n’était donc pas juste une question de paiement partiel. L’enchaînement rapide du paiement de la mère avec la mise en demeure de la filiale était manifestement un élément important pour la cour d’appel de nature à fonder une apparence d’engagement. La Cour de cassation n’est pourtant pas de cet avis. On peut en déduire que peu importe le moment où est intervenu le paiement de la part de la société mère, dès lors que ce paiement ne suffit pas à caractériser une immixtion de nature à lever le voile. Ce que l’on comprend c’est qu’un seul paiement (complet ou pas d’ailleurs) ne suffirait pas à faire naître un doute dans l’esprit d’un cocontractant même s’il correspond à la dernière mise en demeure adressée par lui à son débiteur. L’immixtion dans la gestion doit manifestement s’entendre comme supposant une intervention répétée, et un paiement isolé ne saurait donc suffire à caractériser une apparence trompeuse. La répétition doit d’ailleurs être assez forte pour qu’elle puisse faire croire sérieusement au tiers qu’il a changé de cocontractant, ou en a gagné un nouveau.
12. Contrôle étendu de la Cour de cassation. Sans remettre en cause la solution posée, on pouvait légitimement se demander si la caractérisation de l’immixtion de la société mère dans les affaires de sa filiale ne relevait pas de l’appréciation souveraine des juges du fond. N’était-ce pas là qu’une pure question de fait exclue du contrôle normatif de la Cour de cassation ? C’était oublier que la Cour de cassation contrôle l’appréciation des juges du fond dans la constitution de l’apparence. Elle exerçait ce pouvoir du temps où la théorie de l’apparence émergeait de celle de l’héritier apparent et elle a continué à contrôler l’usage juridictionnel du concept de croyance légitime bien après les arrêts de 1969 [9]. Aujourd’hui, si elle laisse aux juges du fond le pouvoir souverain de se prononcer sur l’existence des éléments purement matériels et celui d’apprécier concrètement la psychologie des protagonistes, elle contrôle indéniablement le raisonnement qui en use [10]. Les Hauts magistrats cassent ici l’arrêt d’appel car ils considèrent que malgré leurs constatations souveraines, les juges du fond ont tiré une conséquence juridique insuffisamment établie d’où le défaut de base légale. La cour d’appel n’a pas omis de rechercher en quoi les circonstances et éléments matériels autorisaient le tiers à croire en la qualité du titulaire apparent ; simplement, elle n’a pas tiré les conséquences appropriées des constatations qu’elle a opérées. On remarquera qu’ici le lien entre de ce qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond et du contrôle normatif de la Cour de cassation est particulièrement ténu…
[1] CA Paris, 5-5, 10 septembre 2020, n° 18/00980 N° Lexbase : A32653T4.
[2] V. not. Cass. com., 6 avril 1993, n° 91-17.649, inédit N° Lexbase : A2293AGZ, RJDA, 8-9/93 – Cass. com., 26 avril 1994, n° 92-21.199, publié N° Lexbase : A4883ACT, RJDA, 8-9/94, n° 930 – Cass. com., 2 décembre 1997, n° 95-17.624, inédit N° Lexbase : A2807AG3, RJDA, 4/98, n° 438.
[3] En ce sens, C. Hannoun, Le droit et les groupes de sociétés, LGDJ, 1991, spéc. p. 223.
[4] V. P. Le Cannu, Les organes de groupe, LPA 2001, n° 49, p 83, où l'auteur met en exergue le fait que « le premier principe fondamental du droit des groupes reste, paradoxalement, l'autonomie des personnes morales ; c'est sur cette donnée de base que sont construits les groupes de sociétés ».
[5] Modifié par la loi n° 2005-845, du 26 juillet 2005, de sauvegarde des entreprises, art. 1er (V) N° Lexbase : L5150HGT, entrée en vigueur le 1er janvier 2006.
[6] Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-16.109, FS-P+B N° Lexbase : A8919INN, D., 2012, 1608 ; Bull. Joly Sociétés, 2012, p. 611, note J.-F. Barbièri ; RTD civ., 2012, 546, obs. P.-Y. Gautier ; Gaz. Pal., 10 août 2012, p. 36, obs. B. Dondero ; Rev. Sociétés, 2013, p 95, note C. Tabourot.
[7] Cass. com., 3 février 2015, n° 13-24.895, F-P+B N° Lexbase : A2368NBC, Bull. Joly Sociétés, mars 2015, n° 113d5, p 128, note A. Couret ; RDC, 2016, n°112x4, p 35, note R. Libchaber ; Ch. Lebel, Lexbase Affaires, février 2005, n° 413 N° Lexbase : N6132BUN – Cass. civ. 3, 12 décembre 2019, n° 18-23.223, F-D N° Lexbase : A1647Z8I, Bull. Joly Sociétés, février 2020, n° 120n6, p.22, note A.Couret ; Dr. sociétés, 2020, comm. 50, note J.-F. Hamelin.
[8] G. Le Noach, L’immixtion de la société mère dans la gestion de sa filiale, Bull. Joly Sociétés, septembre 2020, n° 121d7, p. 54 et s.
[9] Cass. civ. 1, 29 avril 1969, JCP, 1969, II, 15792 ; RTD civ., 1969, 804, obs. Cornu – Cass. com., 27 juin 1995, n° 93-13.208, inédit N° Lexbase : A9929ATW, Contrats, conc. consom., 1995, comm. 199, obs. L. Leveneur.
[10] M. Boudot, Rep. civ. Dalloz voir « Apparence », particulièrement n° 166 sur le contrôle juridictionnel.
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