La lettre juridique n°912 du 30 juin 2022 : Représentation du personnel

[Le point sur...] L’établissement distinct dans la jurisprudence de la Cour de cassation : bref état des lieux

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par Elsa Peskine, Professeure de droit privé à l’Université Paris-Nanterre, IRERP

le 29 Juin 2022

Mots clefs : établissement distinct • critères • autonomie • décision unilatérale • contestation • périmètre

Ces derniers mois ont été l’occasion pour la Chambre sociale de la Cour de cassation de poursuivre la construction de sa jurisprudence relative à l’établissement distinct. Quelques décisions méritent l’attention.


Ces derniers mois ont été l’occasion pour la Chambre sociale de la Cour de cassation de poursuivre la construction de sa jurisprudence relative à l’établissement distinct, réinitiée depuis la réforme issue de l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7628LGM ayant fusionné les anciennes institutions élues, délégués du personnel, comité d’entreprise et CHSCT [1]. Quelques précisions ont ainsi été livrées par la Chambre sociale, à l’occasion d’arrêts rendus au cours de l’année 2021, pour certaines confirmées en ce début d’année 2022 [2]. Les précisions ont été formulées sur deux fronts, celui des modes de reconnaissance (I.), et celui des critères de reconnaissance (II.).

I. Les modes de reconnaissance de l’établissement distinct

On rappellera que, aux termes des articles L. 2313-2 N° Lexbase : L8477LG3 et suivants du Code du travail, l’établissement distinct est reconnu prioritairement par accord collectif. Il est maintenant acquis que cette priorité trouve une traduction dans l’exigence requise de l’employeur qu’il négocie de manière sincère et loyale avec les syndicats [3]. À défaut, la décision unilatérale de l’employeur peut être annulée. L’accord collectif issu de ces négociations doit, pour être valable, être conclu par des syndicats ayant recueilli plus de la moitié des suffrages lors des dernières élections professionnelles, sans qu’il ne soit possible de pallier la non-atteinte de la majorité des voix par l’organisation d’une consultation référendaire. À défaut d’un tel accord et en l’absence de délégué syndical, le découpage en établissements distincts peut également trouver sa source dans un accord signé au sein du CSE avec la majorité des membres titulaires [4]. Ce n’est qu’en l’absence de cet accord collectif, signé avec les syndicats ou au sein du CSE, que la seconde voie offerte pour la reconnaissance de l’établissement distinct est accessible. L’employeur est alors en mesure de procéder à la division de l’entreprise en établissements distincts, de manière unilatérale. Aux termes de l’article L. 2313-5 du Code du travail N° Lexbase : L0972LT8, cette décision unilatérale peut être contestée par les syndicats de l’entreprise, ou par le CSE, devant la DREETS du siège de l’établissement, dont la décision administrative peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal judiciaire.

Quelques précisions ont été livrées par la Chambre sociale, à l’occasion d’arrêts rendus ces derniers mois. Ces précisions sont relatives en premier lieu à l’office du juge. Il appartient ainsi au tribunal, selon la Chambre sociale, « d'examiner l'ensemble des contestations, qu'elles portent sur la légalité externe ou sur la légalité interne de la décision du DIRECCTE, et, s'il les dit mal fondées, de confirmer la décision, s'il les accueille partiellement ou totalement, de statuer à nouveau, par une décision se substituant à celle de l'autorité administrative, sur les questions demeurant en litige » [5]. La Chambre sociale reproduit ainsi une formule déjà utilisée dans sa décision inaugurale du 19 décembre 2018[6], qui lui avait permis de clore les incertitudes relatives à la compétence du tribunal judiciaire [7], alors que la contestation du découpage en établissements distincts est d’abord portée devant la DREETS. Ce dernier - le tribunal d’instance dans l’affaire rapportée - est bien compétent, y compris concertant les contestations portant sur la régularité formelle de la décision administrative.

Les directives formulées se rapportent en deuxième lieu à la charge de la preuve des éléments susceptibles de convaincre de l’existence ou de la non-existence d’un établissement distinct. C'est ainsi, au regard des éléments produits par l'employeur et par les organisations syndicales, que l'autorité administrative et les juges devront fonder leur décision [8]. Reprenant une solution antérieure [9], la Chambre sociale organise ainsi un partage de la charge d’une preuve qui aurait été sinon difficile à rapporter en application du droit commun pour la partie syndicale, tant elle suppose l’accès à des documents relatifs à l’organisation interne de l’entreprise. C’est donc aux deux parties qu’il incombe de présenter des documents témoignant par exemple de l’organisation hiérarchique de l’entreprise, de l’existence de délégations de pouvoir ou de décisions prises en matière de gestion du personnel.

Enfin, on mentionnera encore quelques précisions relatives à la disparition d’un établissement distinct. Rappelons à cet égard que l’article L. 2313-6 du Code du travail N° Lexbase : L8473LGW, relatif à la perte de qualité d’un établissement distinct, renvoie simplement aux articles L. 2313-2 N° Lexbase : L8477LG3 à L. 2313-5 N° Lexbase : L0972LT8 du Code du travail, propres à sa reconnaissance. La Cour de cassation a dès lors précisé, dans une décision du 20 octobre 2021 [10], que le constat de la perte de qualité d’établissement distinct conduisant à « déterminer le nombre et le périmètre de ces établissements », il devait relever des mêmes dispositions que celles concernant sa détermination. Par conséquent, la décision unilatérale de l’employeur peut être contestée devant la DREETS par les organisations syndicales représentatives et les organisations syndicales ayant constitué une section syndicale dans l’entreprise. Il en résulte que les salariés « ne sont pas recevables à demander la suspension des effets de cette décision unilatérale et l'organisation d'élections sur un périmètre n'étant plus reconnu comme constituant un établissement distinct » [11].

II. Les critères de reconnaissance de l’établissement distinct

Lorsque l’employeur procède à une reconnaissance par voie unilatérale [12], il est tenu de respecter les critères dégagés par le juge et issus d’une interprétation de l’article L. 2313-4 du Code du travail N° Lexbase : L8475LGY, aux termes duquel l’employeur doit, pour déterminer le nombre et les contours des établissements distincts, tenir compte « de l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel ». Ce critère de l’autonomie, placé au cœur de la reconnaissance de l’établissement distinct, a été renforcé par la Cour de cassation qui a estimé que l’établissement distinct doit être mis en place au niveau où le responsable de l’établissement dispose « d’une autonomie suffisante en ce qui concerne la gestion du personnel et l’exécution du service » [13]. Cette position a d’abord été quelque peu nuancée, la Cour de cassation ayant admis qu’un établissement distinct puisse être reconnu, « même si certaines compétences en matière budgétaire et de gestion du personnel étaient centralisées au niveau du siège » [14], et plus largement en dépit de la centralisation de fonctions support ou de la définition de procédures de gestion au niveau du siège [15]. Inversement, le juge ne doit pas reconnaître un établissement distinct lorsque le représentant de l’employeur dans l’établissement revendiqué est dépourvu de la possibilité de recruter des salariés et du pouvoir de prononcer de sanctions les plus graves [16]. La solution a ensuite été reformulée dans l’un des arrêts rapportés, les juges étant chargés de « déterminer si la reconnaissance à ce niveau d'établissements distincts pour la mise en place des comités sociaux et économiques [est] de nature à permettre l'exercice effectif des prérogatives de l'institution représentative du personnel » [17]. Ce faisant, l’accent est alors mis sur la finalité de la reconnaissance de l’établissement distinct. Le caractère fonctionnel de la notion d’établissement, autrefois consacré, affleure ici à nouveau. Mais si la formule étonne par sa nouveauté, il ne faut pas lui prêter d’effets trop importants. Certains auteurs y voient d’abord le rappel de la possibilité de reconnaître un établissement distinct dans un cadre plus large que celui déterminé par la présence et les prérogatives du chef d’établissement [18]. Plus généralement, on peut y voir également l’exigence que le chef d’établissement dispose certes d’une autonomie, mais qu’elle soit en outre relative à un domaine de décision dans lequel le CSE est amené à intervenir [19]. D’une certaine manière, c’est alors pour conforter le critère de l’autonomie qu’il faut comprendre l’exigence relative à l’exercice effectif des prérogatives. Il n’y a là en réalité qu’un rappel d’une règle présente dans les décisions antérieures qui, déjà, opéraient une distinction selon les prérogatives conférées au chef d’établissement. Aussi, le critère de l’exercice effectif des prérogatives doit être relativisé. Il ne permettrait pas d’instaurer un CSE dans un périmètre en dépit du fait que le chef d’établissement ne dispose pas d’une autonomie suffisante.

La reconnaissance du caractère fonctionnel de la notion d’établissement distinct ne s’est pas toujours accompagnée d’une reconnaissance de son caractère relatif, c’est-à-dire variable selon l’institution en cause. En particulier, on rappellera qu’à compter d’un arrêt en date du 18 mai 2011, il a été affirmé que « sauf accord collectif en disposant autrement, le périmètre de désignation des délégués syndicaux est le même que celui retenu, lors des dernières élections, pour la mise en place du comité d'entreprise ou d'établissement » [20]. C’est pour conjurer une telle jurisprudence que la loi du 5 mars 2014 N° Lexbase : L6066IZP avait introduit un article L. 2143-3 du Code du travail N° Lexbase : L1436LKE, relatif à la désignation des délégués syndicaux, aux termes duquel la désignation « peut intervenir au sein de l'établissement regroupant des salariés placés sous la direction d'un représentant de l'employeur et constituant une communauté de travail ayant des intérêts propres, susceptibles de générer des revendications communes et spécifiques ». Cette définition légale avait bien été suivie d’arrêts reconnaissant la spécificité de l’établissement distinct relatif à la désignation des délégués syndicaux. Mais aucune décision n’avait encore été rendue depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 22 septembre 2017 qui avait fusionné les différentes institutions élues. C’est chose faite avec plusieurs décisions inédites [21], puis dans un arrêt publié et rendu le 2 mars 2022 [22], décisions dans lesquelles il est affirmé que « ni un accord collectif de droit commun, ni l'accord d'entreprise prévu par l'article L. 2313-2 du Code du travail concernant la mise en place du comité social et économique et des comités sociaux et économiques d'établissement ne peuvent priver un syndicat du droit de désigner un délégué syndical au niveau d'un établissement au sens de l'article L. 2143-3 du Code du travail ». La formule invite à formuler trois remarques. D’une part, est souligné que le cadre d’implantation du délégué syndical peut être distinct de celui du comité d’établissement. On rappellera à cet égard que l’accent est placé, s’agissant de la désignation du délégué syndical, non pas sur l’autonomie du chef d’établissement, mais sur l’existence d’une communauté de travail, construite au regard de la spécificité de l’établissement et notamment des conditions de travail communes au salarié. D’autre part, même l’accord collectif, aujourd’hui central dans le champ des relations professionnelles, est impuissant à imposer sa propre définition de l’établissement distinct au syndicat. La définition légale de l’établissement distinct étant d’ordre public, selon la Chambre sociale, elle ne peut se trouver écartée par l’accord. Cela ne signifie pas que les syndicats ne peuvent pas désigner les délégués syndicaux dans un cadre similaire à celui reconnu pour le comité d’établissement. En effet, la Chambre sociale avait déjà eu l’occasion de préciser que les syndicats étaient libres de le faire dans un tel cadre [23]. Cela signifie en revanche qu’un accord collectif ne peut leur imposer ce cadre et par conséquent les priver de la possibilité de choisir un autre cadre, plus restreint, dès lors qu’il est conforme aux critères légaux. L’accord collectif, impropre à instaurer un espace de représentation se substituant au périmètre légal, peut en revanche diversifier les espaces de représentation [24]. L’enjeu est bien sûr d’autant plus important que la fusion des institutions représentatives a entraîné la disparition des délégués du personnel, lesquels pouvaient être élus dans un cadre distinct de celui du comité d’établissement, la définition de l’établissement distinct au sens des délégués du personnel étant en effet similaire à celles des délégués syndicaux. De sorte que le périmètre de désignation des délégués syndicaux demeure le seul périmètre susceptible de permettre à une représentation de proximité de s’exercer [25].


[1] Pour un panorama complet, v. C. Wolmark, L’établissement distinct, Répertoire, Dalloz.

[2] Plusieurs arrêts constitueront ainsi le support de l’étude : Cass. soc., 9 juin 2021, n° 19-23.153 N° Lexbase : A41044UK et n° 19-23.745 N° Lexbase : A41034UI, FS-P+R ; Cass. soc., 20 octobre 2021, n° 20-60.258, F-B N° Lexbase : A525249E ; Cass. soc., 5 janvier 2022, n° 20-16.725, F-D N° Lexbase : A83037HY ; Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-18.442, FP-B+R N° Lexbase : A10607PX.

[3] Cass. soc., 17 avril 2019, n° 18-22.948, FS-P N° Lexbase : A3539Y9X.

[4] C. trav., art. L. 2313-3 N° Lexbase : L8476LGZ.

[5] Cass. soc., 9 juin 2021, n° 19-23.153, FS-P+R N° Lexbase : A41044UK.

[6] Cass. soc., 19 décembre 2018, n° 18-23.655, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0670YRA, D., 2019, p. 19 ; RDT, 2019, 119, obs. C. Wolmark ; Dr. ouvrier, 2019, 302, obs. L. Milet ; JCP S, 2019, 1021, note A. Coeuret.

[7] G. Auzero, L’établissement distinct : caractérisation et contestation, obs. sous Cass. soc., 19 décembre 2018, préc., Lexbase Social, janvier 2019, n° 768 N° Lexbase : N7173BXX.

[8] Cass. soc., 9 juin 2021, n° 19-23.745, FS-P+R N° Lexbase : A41034UI.

[9] Cass. soc., 22 janvier 2020, n° 19-12.011, FS-P+B N° Lexbase : A58943CB, D., 2020, 221 ; Droit social, 2020, 281, obs. F. Petit ; RDT, 2020, 415 et 555, obs. F. Signoretto.

[10] Cass. soc., 20 octobre 2021, n° 20-60.258, F-B N° Lexbase : A525249E.

[11] Cass. soc., 20 octobre 2021, n° 20-60.258, F-B N° Lexbase : A525249E.

[12] Comp., lorsque celui-ci est reconnu par accord collectif (E. Jeanson, Le contentieux de la reconnaissance conventionnelle des établissements distincts : l’heure des choix, Bull. Joly Travail, juin 2021, p. 29).

[13] Cass. soc., 19-12-2018, n° 18-23.655, préc..

[14] Cass. soc., 22 janvier 2020, n° 19-12.011, FS-P+B N° Lexbase : A58943CB.

[15] Cass. soc., 22 janvier 2020, n° 19-12.011, préc., RDT, 2021, p. 415, obs. F. Signoretto.

[16] Mais ce partage de compétence doit être équilibré (Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 19-11.918, FS-P+B+R N° Lexbase : A10593RN).

[17] Cass. soc., 9 juin 2021, n° 19-23.745, FS-P+R N° Lexbase : A41034UI.

[18] C. Wolmark, CSE d'établissement : reconnaissance et perte de la qualité d'établissement distinct, RDT, 2022, p. 50.

[19] F. Petit, L’autonomie de gestion de l’établissement distinct accueillant le CSE et de son responsable, obs. sous Cass. soc., 9 juin 2021, n° 19-23.153, préc., Droit social, 2021, p. 762.

[20] Cass. soc., 18 mai 2011, n° 10-60.383, FS-P+B+R N° Lexbase : A2617HSQ, D., 2011, 1491 ; D., 2012, 2622, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Droit social, 2011, 1005, obs. F. Petit  ; RDT, 2011, 419, G. Borenfreund.

[21] Cass. soc., 29 septembre 2021, n° 20-15.870, F-D N° Lexbase : A049248Q, RDT, 2021, 660, obs. C. Wolmark ; Cass. soc., 8 décembre 2021, n° 20-60.257, F-D N° Lexbase : A79957ET ; Cass. soc., 05-01-2022, n° 20-16.725, F-D N° Lexbase : A83037HY.

[22] Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-18.442, FP-B+R N° Lexbase : A10607PX.

[23] Cass. soc., 28 septembre 2017, n° 16-18.817, F-D N° Lexbase : A5764WTN ; Cass. soc., 7 juillet 2021, n° 20-16.497, F-D N° Lexbase : A62704YU.

[24] Ch. Mariano, Le caractère d’ordre public de la définition d’établissement distinct pour la désignation du délégué syndical, Bull. Joly Travail, 2022, p. 19.

[25] G. Borenfreund, La fusion des institutions représentatives du personnel, RDT, 2017, 608.

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