La lettre juridique n°910 du 16 juin 2022 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Concours entre normes contractuelle et conventionnelle : l’identité d’objet exclusive de tout cumul d’avantages

Réf. : Cass. soc., 11 mai 2022, n° 21-11.240, FS-B N° Lexbase : A56427WU

Lecture: 11 min

N1859BZU

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Concours entre normes contractuelle et conventionnelle : l’identité d’objet exclusive de tout cumul d’avantages. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/85615506-jurisprudenceconcoursentrenormescontractuelleetconventionnellelidentitedobjetexclusivedet
Copier

par Ylias Ferkane, Maître de conférences, Université Paris Nanterre, IRERP

le 16 Juin 2022

Mots clefs : contrat de travail • convention collective • articulation • avantages ayant le même objet ou la même cause • principe de faveur • prime de production • prime d'ancienneté

En cas de concours entre les stipulations d’un accord collectif et celles d’un contrat de travail, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent, sauf stipulations contraires, se cumuler. Une prime d’assiduité ainsi qu’une prime dite de production, toutes deux octroyées en considération de la présence du salarié, peuvent ainsi se voir reconnaître un objet similaire. Dès lors, il appartient aux juges du fond de n’octroyer au salarié que l’avantage le plus favorable des deux. 


Les décisions dans lesquelles la Cour de cassation met en évidence les règles de comparaison des avantages en cas de concours entre accord collectif et contrat de travail sont suffisamment rares pour être relevées. Les solutions retenues attestent de la constance de l’analyse retenue [1]. Elle tient en deux propositions. D’une part, les avantages qui ont le même objet ou la même cause ne peuvent se cumuler. D’autre part, seul l’avantage le plus favorable d'entre eux peut être accordé. En la matière, l’arrêt du 11 mai 2022 [2], ici commenté, ne se démarque pas vraiment de ses prédécesseurs.

L’affaire. En l’espèce, les avantages en concours prenaient la forme de primes. La première était dénommée « prime de production ». Bien que mise en place par une « lettre circulaire », cette prime présentait un caractère contractuel dès lors que l’employeur avait informé chacun des salariés de la mise en place de ladite prime en sollicitant son accord [3]. La seconde prenait la forme d’une « prime d'assiduité » instaurée par voie d’accord collectif. Une salariée avait saisi la juridiction prud'homale compétente afin d'obtenir le paiement d'un rappel de la prime de production depuis une certaine date outre congés payés afférents. En appel, la salariée a obtenu gain de cause. Pour débouter l'employeur de sa demande de remboursement de la prime d'assiduité, la cour d’appel a retenu que la prime de production était certes une prime forfaitaire journalière basée sur la présence du salarié à son poste de travail, concernant tous les salariés ayant plus d'un an d'ancienneté et dont le montant dépend du niveau et de l'échelon ainsi que de la gratification annuelle, mais qu’elle pouvait varier en fonction de « la valeur du salarié », appréciée par le responsable d'exploitation selon certains critères. En cela, la juridiction a considéré que cette prime de production n’avait pas le même objet que la prime d’assiduité fondée sur la seule présence du salarié à son poste. La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel. Les motifs avancés par la cour d’appel étaient, d’après elle, insuffisants à caractériser que les primes de production et d'assiduité n'avaient pas le même objet. L’arrêt est donc cassé pour manque de base légale. L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation en soutenant que la salariée ne pouvait bénéficier du cumul de la prime de production et de la prime d'assiduité, ces deux primes visant toutes deux à encourager et récompenser la présence effective du salarié à son poste de travail. Ainsi, elles présentaient, d’après lui, le même objet et la même cause. Là se situait le nœud du problème qu’était appelée à résoudre la Cour de cassation.

Effet impératif de l’accord collectif. Le principe de non-incorporation des avantages issus de la convention collective au contrat de travail, commande que la première ne puisse modifier la seconde. Toutefois, il est des hypothèses où les avantages d’origine conventionnelle prennent le pas sur ceux qui trouvent leur source dans le contrat de travail. C’est le cas lorsqu’au concours entre normes s’adjoint un conflit de normes de nature différente. En effet, les avantages ayant le même objet ou la même cause ne peuvent se cumuler. Seul l’avantage le plus favorable peut être accordé [4]. Telle est la règle rappelée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 11 mai 2022, rendu au visa de l’article L. 2254-1 du Code du travail N° Lexbase : L2417H9E [5]. Pour rappel, ce texte dispose que « lorsqu'un employeur est lié par les clauses d'une convention ou d'un accord, ces clauses s'appliquent aux contrats de travail conclus avec lui, sauf stipulations plus favorables ». On pourrait y voir une forme de neutralisation de l’effet impératif de l’accord collectif du fait de l’existence de « stipulations » contractuelles plus favorables. Cependant, s’il est vrai que les accords collectifs sont classiquement présentés comme des « machines à broyer les disparités » [6], l’effet impératif reconnu au profit de tels accords n'est pas incompatible avec la préservation d’une « sphère d’affirmation » de l’intérêt individuel [7]. L’effet même des conventions collectives est « pensé comme préservant le contrat de travail en ce qu’il a de plus favorable » [8]. Il est d’ailleurs des auteurs qui soutiennent que le principe de faveur « surplombe[rait] la règle issue de l’article L. 2254-1, tout en prenant appui sur elle » [9]. Dans la configuration opposée, autrement dit lorsque ce sont les dispositions de l’accord collectif qui sont plus favorables que celles du contrat de travail, la Cour de cassation juge qu’elles s’y « substituent de plein droit » [10], c’est-à-dire de manière immédiate et automatique. La mise en œuvre de la règle de faveur implique donc qu’un travail de comparaison soit mené entre les normes en présence. Plus précisément, cette comparaison n’a de sens que si elle met en scène des avantages ayant le même objet ou la même cause.

Similarité de l’objet des avantages. C’était justement la question qui se trouvait au cœur de l’arrêt commenté. Les primes de production et d’assiduité avaient-elles le même objet ou la même cause ? D’emblée, il faut rappeler que l’usage de la conjonction de coordination « ou » signale que l’objet et la cause sont pensés comme deux critères alternatifs et non cumulatifs. Autrement dit, le non-cumul est soumis à la condition que les avantages, stipulés dans les deux normes en présence, aient soit le même objet, soit la même cause.  Par ailleurs, il est traditionnel de considérer que « les avantages ayant le même objet sont ceux dont le contenu est identique […] le juge devant en dégager la similitude » [11]. En revanche, ils ont la même cause lorsqu’ils ont la même finalité. Au cas d’espèce, le débat se situait exclusivement sur le terrain de la similarité de l’objet des primes litigieuses car, de jurisprudence constante, « les avantages contractuels et conventionnels ayant le même objet ne se cumulent pas » [12]. Cela ne surprend guère. En effet, à notre connaissance, aucune décision rendue par la Cour de cassation ne s’est appuyée par le passé, pour admettre ou pour exclure le cumul des avantages, sur une similitude de cause. Il semblerait, « en réalité, que l’objet ait absorbé la cause » [13]. Quoiqu’il en soit, de l’arrêt commenté, l’on peut tirer au moins deux leçons. La première, la plus évidente, tient au fait qu’il appartient aux juges du fond de mener, ce qu’ils avaient bien fait au cas d’espèce, la comparaison sans considération de la dénomination donnée aux avantages litigieux. L’on peut admettre que des primes ont le même objet même si on leur attribue une dénomination différente. La recherche de la « commune intention des parties » [14] guidera l’analyse. La seconde tient à l’étendue de la comparaison. La Cour de cassation semble suggérer que la similarité des avantages en cause, sur le plan de leur objet, peut être simplement partielle. En effet, il n’est pas contestable que les primes d’assiduité et de production visaient, toutes deux, à récompenser la présence régulière au travail des salariés. Néanmoins, la prime de production, comme son nom le laissait à penser, s’apparentait aussi à une prime visant à récompenser la productivité des salariés. En ce sens, la cour d’appel avait relevé que son montant pouvait varier en fonction de la valeur du salarié, appréciée par le responsable d'exploitation selon certains critères.

Principe de faveur. La motivation retenue n’a toutefois pas été jugée suffisante par la Chambre sociale et il y a fort à parier que la cour d’appel de renvoi retiendra l’identité d’objet. On verra, peut-être, dans la prime de production, une prime dont l’objet principal restait, avant tout, de récompenser la présence continue du salarié. Il restera alors, entreprise toujours aussi complexe, à déterminer des deux avantages, lequel est le plus favorable après comparaison des modalités d'octroi et de calcul desdites primes. La comparaison sera, sans doute, guidée par l’intérêt individuel du salarié concerné [15]. En d’autres termes, les juges du fond opteront pour une comparaison analytique, avantage par avantage en fonction de la situation particulière de chaque salarié, plus à même à garantir le respect des droits que le salarié tient aussi bien de l’accord collectif que de son contrat de travail. Cette délimitation fine des avantages a pour mérite de réduire les hypothèses de conflit entre normes.

Alors qu'il est aujourd'hui assez commun de relever que la négociation collective ne tend plus à améliorer le sort des salariés et que, corrélativement, l'emprise de ses produits s'accroit sur les contrats de travail - que l'on songe aux accords de performance collective -, l’arrêt commenté sonne comme un rappel opportun. Hors-champ, lorsque le contrat de travail est en concours avec un accord collectif de droit commun, le principe de faveur demeure. Toutefois, il ne peut être mis en œuvre qu’à la condition que les avantages comparés aient le même objet, car deux éléments ne peuvent être comparés que s'ils sont comparables.


[1] Y compris en cas de concours de normes conventionnelles, v. récemment, Cass. soc., 20 novembre 2019, n° 18-19.578, FS-P+B N° Lexbase : A4662Z33, RDT, 2020, 60, note G. Pignarre.

[2] D. actu., 23 mai 2022, C. Couëdel.

[3] La question de la nature juridique de ladite prime était soulevée dans le premier moyen du pourvoi. L’employeur entendait se prévaloir d’une décision, prise par lui, de suppression de la prime de production. La cour d’appel avait, pour sa part, estimé que la prime avait été incorporée dans le contrat de travail. La Cour de cassation a jugé, quant à elle, qu’en application de l'article 1014, alinéa 2, du Code de procédure civile N° Lexbase : L5917MBR, il n'y avait pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'était manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

[4] Cependant, « si les avantages ayant le même objet ou la même cause d'une convention collective et d'un contrat de travail ne peuvent, en principe, se cumuler, le plus favorable d'entre eux pouvant seul être accordé, il en va différemment en cas de stipulations contraires », Cass. soc., 6 juin 2007, n° 05-43.054, F-D N° Lexbase : A7793DWK, JCP S, 2007, n° 31, 27, note G. Blanc-Jouvan.

[5] Notons que par le passé, la Cour de cassation a pu adjoindre à cet article une référence, sans doute redondante, au « principe fondamental en droit du travail, selon lequel, en cas de conflit de normes, c'est la plus favorable au salarié qui doit recevoir application », Cass. soc., 15 février 2012, n° 10-27.397, F-D N° Lexbase : A8587ICZ.

[6] M. Despax, Négociations, conventions et accords collectifs, Traité de droit du travail, ss. la dir. de G.-H. Camerlynck, 1989, Dalloz, spéc. p. 365.

[7] F. Gaudu et R. Vatinet, Les contrats de travail, LGDJ, coll. Traités, 2001, n° 576.

[8] H. Cavat, Le droit des réorganisations, Thèse Paris Nanterre, 2020, p. 298.

[9] M.-F. Mazars et F. Géa, Contrat de travail et normes collectives, Rencontres de la Chambre sociale, BICC, 2012, n° 768, thème n° 3, p. 47.

[10] Cass. soc., 19 novembre 1997, n° 95-40.280 N° Lexbase : A2080ACZ, Bull. civ., V, n° 386 ; RJS, 1998, n° 73 ; GADT, 4e éd., 2008, n° 166 ; JCP G, 1998, 10043, note M. Rousseau.

[11] A. Chevillard, Concours de conventions collectives et comparaison des avantages : une occasion manquée de formaliser les règles ?, RLDA, 2009, n° 37, p. 47.

[12] Cass. soc., 18 octobre 1995, n° 94-41.361, inédit N° Lexbase : A6206CWR ; Cass. soc., 17 mai 2018, n° 17-10.085, F-D N° Lexbase : A4594XNH.

[13] L. Thomas, La défense de l’intérêt collectif en droit du travail, Thèse Paris Nanterre, 2020, p. 273.

[14] Expression empruntée à Cass. soc., 6 juin 1973, n° 72-40391, publié N° Lexbase : A3266CG3 : arrêt rendu dans une configuration différente puisqu’il était question d’articulation entre accords collectifs conclus à des niveaux différents. 

[15] G. Borenfreund, L'articulation du contrat de travail et des normes collectives, Dr. ouvrier, 1997, p. 514.

newsid:481859