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par Jean-Pierre Camby, Professeur de droit public, Université Versailles Saint-Quentin Paris Saclay, et Jean-Eric Schoettl, conseiller d'État honoraire
le 06 Avril 2022
Mots clés : élections • présidentielle • législatives • juge • abstention
L’incertitude quant aux taux d’abstention lors du cycle électoral (présidentielle - législatives) qui s’ouvre, avec l’inconnue qui pèse sur la participation aux divers tours de scrutin, le risque d’un émiettement ou d’un fractionnement de la majorité à l’issue de ce cycle et, plus généralement, l’essoufflement du système représentatif sont à l’avant-scène des échéances électorales prochaines.
Les écarts de voix, les taux d’abstention, le nombre de votes blancs, le nombre de triangulaires aux élections de députés (l’article L. 162 du Code électoral N° Lexbase : L9643DNH conditionnant la présence au second tour à l’obtention d’un nombre de voix égal ou supérieur à 12,5 % des inscrits), seront autant de signes d’une crise de citoyenneté marquant le scrutin.
Nombre d’électeurs sont désabusés – à quoi bon voter ? – éloignés de leur repères – qui défend mes valeurs ?, voire exaspérés. Le long fleuve peu tranquille de l’antiparlementarisme, qui parcourt l’histoire des républiques françaises, s’est grossi ces dernières années de nouvelles rancœurs et de nouvelles frustrations. Les observateurs relèvent à juste titre le caractère très atypique de la campagne électorale actuelle, oblitéré par la crise sanitaire, le drame ukrainien et les angoisses relatives au pouvoir d’achat dans un monde de plus en plus dangereux et interdépendant. Causes et conséquences de cette perte de repères : le succès des discours extrêmes et la faiblesse du militantisme. Il n’y a plus de partis de masse, en France moins encore qu’ailleurs. C’est le système représentatif dans son ensemble qui est à la peine.
Le juge, dont la mission première consiste à assurer la paix sociale, paraît lui-même partagé entre des tentations contraires. D’une part, l’alourdissement du contentieux ordinaire contribue à la crise de la citoyenneté : délais de jugement trop longs, engorgement des tribunaux ordinaires, doutes du justiciable sur la fiabilité de la justice rendue … D’autre part, le juge, notamment le juge pénal, étend son emprise sur la sphère politique, parfois au mépris de la lettre de la Constitution [1].
L’institution judiciaire, appauvrie dans ses moyens et confrontée à une inflation normative qui paraît sans remède, est, elle aussi, sujette au doute. En témoignent ces différences d’appréciation ou de moyens mobilisés d’une affaire à l’autre. La tendance moderne de l’autorité judiciaire à faire « tomber les têtes » et à diligenter des procédures tapageuses lorsque sont en cause les élus ou les pouvoirs publics semble un message adressé à une opinion publique en partie habitée par le « désir de pénal ».
Est-il satisfaisant que la Cour de justice de la République aboutisse, vingt-cinq ans après les faits, à relaxer un ancien Premier ministre d’un recel de complicité d’abus de biens sociaux, en laissant sans réponse la question qui semblait expliquer la lenteur de la procédure, c’est-à-dire celle de l’origine des fonds ayant alimenté son compte de campagne à l’élection présidentielle ? La même question vaut pour la condamnation en première instance de Nicolas Sarkozy pour un simple dépassement du plafond de ses dépenses dans une affaire dont l’enjeu véritable avait trait à de fausses facturations. Pourquoi de tels décalages entre la gravité des faits suggérée par les enquêtes et instructions et ces plats aboutissements ?
Lorsqu’un édile est soupçonné d’irrégularités dans l’attribution de marchés publics ou la délégation de services publics, pourquoi faut-il attendre des mois pour qu’il soit mis en examen, alors que, par ailleurs, un maire reconnu coupable de travail dissimulé du fait d’un non versement de cotisations à l’URSSAF, alors que son métier de commissaire aux comptes ne peut excuser des manques déclaratifs, devra seulement payer une amende et ne verra pas son mandat interrompu ? Ces contradictions contribuent à accroître un sentiment de défiance envers la justice [2].
Le juge électoral n’est pas non plus exempt de telles incohérences.
Certes, il faut rappeler que son office ne consiste ni à « faire justice » aux candidats [3], ni à sanctionner mécaniquement les irrégularités liées à des entorses à la loi électorale. Il se prononce en effet essentiellement sur la sincérité des résultats : l’élection aurait-elle été malgré tout gagnée par son vainqueur sans les manœuvres et agissements allégués ? La démarche est ainsi caractérisée par une appréciation non des irrégularités en elles-mêmes, mais de leurs conséquences sur les résultats du scrutin. Souvent incompris, le critère de l’écart des voix est un élément déterminant de l’office du juge électoral.
On peut cependant regretter que les élections municipales de 2020 aient été parfois l’occasion de pousser trop loin cette logique en négligeant des irrégularités qui, compte tenu de l’écart des voix, pouvaient avoir affecté les résultats du vote. Lorsqu’un grief dûment argumenté est de nature à faire peser un soupçon sérieux sur les résultats, le devoir du juge électoral est de ne pas l’écarter hâtivement. Il a pourtant cédé souvent à cette tentation en examinant les recours relatifs aux dernières élections municipales
Tel est le cas à Nogent-sur-Marne [4] où , infléchissant sensiblement la jurisprudence [5], et malgré un écart de voix peu considérable , le juge électoral ne retient pas une page laudative dans le bulletin municipal (dont le contenu est exploité par affichage municipal et même par mise à disposition de ce bulletin dans la permanence électorale du maire sortant) et néglige un appel à voter (avec photo du maire) affiché dans les abribus accessibles à la seule municipalité.
On regrettera aussi que, même dans des cas flagrants, comme à Trappes où le candidat, maire sortant, assortit 800 fois de sa photographie les masques distribués, pour un écart de 161 voix, l’annulation de l’élection ne soit pas assortie du rejet du compte de campagne et d’une inéligibilité [6] .
On peut non moins s’interroger sur la clémence manifestée par le juge à l’égard des élections de Villennes-sur-Seine [7] en dépit de deux voix d’écart et de la diffusion, sur la page Facebook de la commune, de messages accompagnés de photographies faisant état de la remise à titre gracieux de deux mille masques au profit des personnes âgées et des résidents de maisons de retraite par une société dont le dirigeant était un membre de la liste victorieuse.
La compréhension du juge électoral se manifeste également par le fait que peu d’affaires sont examinées par des formations plus solennelles que la chambre jugeant seule. Aucune affaire n’a été portée au niveau de l’assemblée du contentieux du Conseil d’État.
Cette retenue du juge face à un contentieux de masse reflète sans doute en partie les circonstances exceptionnelles liées à la crise sanitaire. Mais elle pourrait révéler aussi une répugnance croissante du juge électoral de droit commun à exercer la plénitude de ses prérogatives, alors même qu’il est difficile de faire admettre par l’électorat que des irrégularités graves ou des erreurs inexplicables, de nature à jeter la suspicion sur les résultats, restent sans conséquences.
Audiard fait dire à l’un de ses personnages que « La justice c’est comme la sainte Vierge , il faut qu’elle apparaisse de temps en temps sinon le doute s’installe » [8] . En matière de sincérité de l’élection [9] , le doute n’est pas permis, même et surtout pour l’élection présidentielle.
Dans le cadre du contrôle de celle-ci, comme de celui des référendums, le Conseil constitutionnel est naturellement conduit à ne pas accorder une importance excessive aux abus de propagande. Compte tenu du ressort national du scrutin, une irrégularité locale (qu’elle prenne la forme d’un tweet, d’un tract ou d’une affiche) restera sans incidence sur le résultat global des candidats. Les abus de propagande sont du ressort de la commission nationale de contrôle (compétence qu’elle exerce par exemple en interdisant à un candidat de se présenter comme « le candidat des maires » [10]) ou, le cas échéant, du juge pénal lorsque les propos des candidats relèvent de l’injure, de la diffamation ou de la contrefaçon [11]. Il convient d’ajouter que le caractère atypique d’une campagne écrasée par le drame ukrainien relativise beaucoup l’impact des arguments échangés.
En revanche, en matière d’opérations électorales, le Conseil constitutionnel joue un rôle beaucoup plus strict. Il n’hésite pas à annuler les bureaux qui ne respectent pas la loi électorale ou, plus généralement, les règles du jeu électoral dans une société démocratique N’a-t-il pas dégagé, en 2002, la notion de « respect de la dignité du scrutin » [12] dans une commune où était installé un pédiluve permettant aux électeurs de « se décontaminer » après avoir voté au second tour pour un candidat qu’ils considéraient comme un choix forcé ? Souhaitons que ce précédent dissuade d’éventuels récidivistes...
S’agissant des élections présidentielles et des référendums, le Conseil constitutionnel est dans son rôle en procédant au contrôle de la régularité des opérations, que ce soit au vu des mentions portées au procès-verbal ou à partir d’autres éléments parvenus à sa connaissance. Sa fonction est en effet de veiller à la régularité du scrutin. Si sévèrement ressenties qu’elles soient au niveau local, les annulations de bureaux de vote ainsi prononcées n’ont cependant jamais eu jusqu’ici d’incidence sur les résultats au niveau national. Aussi le Conseil peut-il scrupuleusement faire respecter les conditions légales de vote, notamment en matière de composition des bureaux et de déroulement des opérations. Suffisent à le saisir une doléance d’électeur annexée au procès-verbal (ou parvenue au Conseil par d’autres voies), le constat dressé par un des magistrats qu’il a dépêchés sur place, la protestation d’un candidat, ou un déféré préfectoral.
La tenue des bureaux de vote est une obligation. Les articles R. 43 N° Lexbase : L7353C99 et R. 44 N° Lexbase : L0775L34 du Code électoral prévoient à cet effet la désignation d’assesseurs par les candidats et par le maire dans l’ordre du tableau des conseillers municipaux. Les assesseurs conseillers municipaux doivent être présents à peine de destitution. Dans une décision récente, il est même jugé que le refus d’un conseiller municipal doit être expressément formulé pour chaque tour de scrutin de manière séparée, ce qui conduit paradoxalement le juge à refuser, au nom de cette application rigoureuse de l’obligation de présence, de prononcer la sanction lorsque le maire ne déclenche la demande de destitution que lors de la réitération d’un refus [13].
Dans tous les bureaux où il constate des irrégularités, le Conseil constitutionnel peut ainsi faire progresser le respect des règles. Loin d’être ingrate, cette tâche est au cœur du processus démocratique. Lors des scrutins présidentiels, parlementaires et référendaires, le Conseil constitutionnel fait ainsi respecter la loi électorale là où le juge des élections locales a parfois tendance à « passer l’éponge », pour éviter la tenue de nouvelles élections. Cette différence de rigueur, dans le traitement des irrégularités, se marque notamment pour l’absence d’isoloir ou pour les anomalies de dépouillement. Elle apparaissait également dans l’absence de contrôle de l’identité des électeurs (notamment lorsque le seuil d’applicabilité du contrôle a été abaissé) [14], dans l’absence d’assesseurs [15] , dans le défaut de comptage des bulletins au fur et à mesure du dépouillement [16] ou dans la non-signature de la liste d’émargement par un membre du bureau [17].
On ne peut que souhaiter la poursuite de cet alignement par le haut : tout doute sur la tenue des bureaux, le dépouillement, le report des chiffres au PV fait peser, même en l’absence de preuve de fraude , un doute sérieux sur les résultats du suffrage et, par conséquent, sur la légitimité des élus .
La confiance dans la régularité des opérations électorales ne dissipera pas à elle seule le désenchantement démocratique. Mais elle en est une condition nécessaire. Tout doute sur la validité et sur la sincérité des opérations creuserait en effet le fossé de défiance séparant aujourd’hui les citoyens de leurs institutions. À la réalisation de cette condition, le contrôle du Conseil constitutionnel sur la régularité des scrutins présidentiels, parlementaires et référendaires peut très utilement contribuer.
[1] P. Avril, J.-P. Camby, J.-E. Schoettl, Le juge pénal peut-il écarter l'immunité parlementaire ?, LPA n° 5, 31 octobre 2021, p. 40.
[2] V J.-E. Schoettl, La démocratie au péril des prétoires, Le débat, Gallimard 2022.
[3] La décision n° 2021-5726/5728 AN du 28 janvier 2002 N° Lexbase : A92767KR annule l’élection d’une députée au motif d’une manœuvre d’un candidat qui obtient 449 voix au premier tour au moyen d’une usurpation de nom et d’investiture, sans même que soit jugé un grief tiré de la désignation d’un suppléant sans accord , alors que 226 voix séparent les candidats du second tour. L’appréciation selon laquelle cette décision « fait naitre un sentiment de profonde injustice » (J.-P. Derosier, blog La Constitution décodée, 31 janvier 2022) paraît témoigner d’une certaine méconnaissance du rôle du juge qui juge l’élection et non l’élue. Au demeurant l’auteur de la manœuvre est justement sanctionné d’une inéligibilité de trois ans, et par ailleurs son compte de campagne est jugé irrégulier (Cons const, décision n° 2021-5732 AN du 25 mars 2022 N° Lexbase : A30457R9), mais il est impossible de demander aux commissions de propagande de valider les investitures, sauf à faire jouer aux partis politiques un rôle de service public que la jurisprudence leur dénie;
[4] CE 2 février 2022 n° 451371 N° Lexbase : A32367LG.
[5] CE, 3 décembre 2014, n° 382217 N° Lexbase : A9074M4T, concl . G. Pelissier : la communication, municipale « ne doit comporter aucun élément de polémique électorale, que ce soit dans la présentation des réalisations de l’équipe en place ou dans les éditoriaux, vous réaffirmerez sa nécessaire neutralité, conformément à l’intention du législateur. La question, vous l’avez bien compris, n’est pas ici de contrôler les excès de la polémique électorale – en l’espèce, les limites ne sont absolument pas dépassées – que d’éviter une confusion des genres qui conduirait à faire de ces bulletins d’information municipaux des supports plus ou moins avoués de propagande en période électorale », ou CE, 21 décembre 2014, n° 383069 N° Lexbase : A9514M3R.
[6] CE, 18 aout 2021, n° 449592 N° Lexbase : A89514ZK, n° 449593 N° Lexbase : A89524ZL ; le don consenti au candidat par l’association est au maximum de 3 500 euros, soit « 7,11 % des dépenses de campagne et 4,6 % du plafond des dépenses autorisées ».
[7] CE, 22 avril 2021, n° 446735 N° Lexbase : A10514QY : « si la mairie de Villennes-sur-Seine a diffusé sur la page Facebook de la commune les 7, 20, 24 et 27 avril 2020 des messages accompagnés de photographies faisant état de la remise à titre gracieux de deux mille masques au profit des personnes âgées et des résidents de maisons de retraite par une société dont le dirigeant était un membre de la liste conduite par M. D..., ces messages, diffusés dans le contexte de crise sanitaire, revêtaient un caractère purement informatif et ne comportaient pas de lien avec la campagne électorale ».
[8] Pile ou face, R. Enrico, 1980.
[9] Sur l’application aux taux d’abstention aux élections municipales, de 2020, v. P. Esplugas-Labatut, M. Bros, Le mariage de l’abstention et de la sincérité du scrutin : une union… prudente et à trois !, RFDC 2022/1, n° 129, p. 19.
[10] Le Conseil d’État accepte d’en juger (CE, 2 avril 2007, n° 304255 N° Lexbase : A9251DU8), note J.-E. Schoettl, LPA, 22 juin 2007, p. 10. Le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas compétent a priori (décision n° 2007-137 PDR du 5 avr. 2007).
[11] Eric Zemmour condamné pour la quatrième fois, Le Monde, 4 mars 2022.
[12] Déclaration du 8 mai 2002, LPA, 24 juin 2002, p. 11, note J.-P. Camby.
[13] CAA Versailles, 25 novembre 2021, n° 21VE02528 N° Lexbase : A25737EZ, le maire doit donc formuler la demande de destitution dans le délai d’un mois du refus même si il ne porte que sur un seul tour.
[14] Cons. const., décisions n° 81-47 PDR du 15 mai 1981 N° Lexbase : A11557SL, n° 88-56 PDR du 27 avril 1988 N° Lexbase : A11567SM, n° 88-60 PDR du 11 mai 1988 N° Lexbase : A11577SN, n° 2002-109 PDR du 24 avril 2002 N° Lexbase : A11547SK et n° 2002-111 PDR du 8 mai 2002 N° Lexbase : A6875WAU (v. J.-E. Schoettl, LPA, 13 juin 2002, n° 118, p. 4 ; J.-P. Camby, LPA, 24 juin 2002, p. 11) dans trois bureaux, Bouc-Bel-Air, Mazingarbe et Erstein, décision n° 2017-169 PDR du 26 avril 2017 N° Lexbase : A6875WAU et n° 2017-171 PDR du 10 mai 2007 N° Lexbase : A1024WCW.
[15] Cons. const., décisions n° 2017-169 PDR du 26 avril 2017 et n° 2017-171 PDR du 10 mai 2007, préc.
[16] Cons. const., décision n° 2017-171 PDR du 10 mai 2017, préc.
[17] Idem.
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