Lexbase Fiscal n°862 du 15 avril 2021 : Fiscalité du patrimoine

[Jurisprudence] Article 13,5 du Code général des impôts : l’apport en société d’un usufruit viager peut lui faire perdre cette nature

Réf. : TA Nice, 30 décembre 2020, n° 1803411 (N° Lexbase : A14004PK)

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par Rudi Fievet, Fiscaliste, Auditis, Absoluce

le 14 Avril 2021


Mots-clés : usufruit viager • impôt sur le revenu • donation

L’apport en société d’un usufruit viager préconstitué constitue une première cession d’un usufruit temporaire, au sens de l’article 13, 5 du CGI dès lors que l’acte est apporté pour une durée fixe.


 

Le 23 juillet 2013, un père procède à la donation-partage au profit de sa fille, de l’usufruit viager de 36 parts sociales d’une société en nom collectif (SNC), d’une valeur globale de 1,248 million d’euros. Une somme de 401 693 euros est acquittée à cette occasion en droits de mutation à titre gratuit.

Puis, le 10 décembre 2013, la donataire constitue une société par actions simplifiée (SAS) et lui apporte cet usufruit de parts sociales. Échapper à la translucidité fiscale de la société de personnes, écarter la qualité de commerçant qui s’attache à l’associé d’une SNC, le but de cette seconde opération n’est pas connu ; quoiqu’il en soit, la donataire reçoit en contrepartie de l’usufruit des parts de la SNC, 12 480 actions de 100 euros représentant le capital de la SAS.

L’administration effectue un contrôle sur pièces, estime que cet apport doit être requalifié en première cession d’usufruit « temporaire », imposable en tant que bénéfices industriels et commerciaux en application de l’article 13,5 du Code général des impôts (N° Lexbase : L9162LNN), et met à la charge de la donataire des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu au titre de l’année 2013 outre, évidemment, les pénalités usuelles, pour un montant global d’environ 710 000 euros.

La donataire, bien entendu, a déposé une réclamation contentieuse tendant à obtenir le dégrèvement de ces sommes et l’abandon des chefs de rehaussement. C’est en contestation du rejet de cette demande que l’affaire vient en jugement devant le tribunal administratif de Nice, lequel vient de refuser de faire droit à la demande en décharge de la contribuable.

Les illustrations jurisprudentielles de l’application de l’article 13,5 du CGI étant encore rares, compte tenu de la relative jeunesse de ce dispositif, ce jugement mérite naturellement l’analyse … voire la critique.

Si la doctrine autorisée a ciblé le point de savoir si l’usufruit en question avait été dénaturé (I), se pose également la question de savoir si un tel apport entre réellement ou non dans le champ d’application de ce dispositif (II).

I - Une taxation réservée aux cessions d’usufruit à terme fixe : l’enjeu du viager

Les dispositions de l’article 13,5 du CGI ne visent que l’usufruit à terme fixe (A), ce qui explique que les contribuables cherchent à conserver pour l’usufruit objet de leurs opérations, une nature viagère (B).

A - Présentation du dispositif de l’article 13,5 du CGI

Depuis la loi du 29 décembre 2012 (loi n° 2012-1510, du 29 décembre 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 15 N° Lexbase : L7970IUQ), les premières cessions d’usufruit « temporaire » intervenues à compter du 14 novembre 2012 ne relèvent plus du régime d’imposition des plus-values, trop généreux avec son cortège d’abattements voire d’exonérations, mais de la cédule à laquelle se rattache le bénéfice ou le revenu procuré – ou susceptible d’être procuré – par l’exploitation du bien ou du droit sur lequel porte l’usufruit cédé.

Par exemple, la première cession d’un usufruit portant sur un immeuble pourra être imposée non en suivant le régime des plus-values immobilières privées, mais en revenu foncier. Point de taux forfaitaire à 19 %, point d’exonération en 22 et 30 ans pour l’impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux. Le produit de cession se trouve en conséquence soumis à la tranche marginale du barème progressif de l’impôt sur le revenu et le cas échéant, peut déclencher l’application de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus.

L’administration a commenté au BOFiP-Impôts ce dispositif, sous l’instruction BOI-IR-BASE-10-10-30 du 5 août 2015, actualisée très à la marge le 6 avril 2017 (N° Lexbase : X5364APD).

Il y est précisé que, pour l’administration, « il convient d'entendre par cessions à titre onéreux toutes les transmissions qui comportent une contrepartie en faveur du cédant. Elles comprennent, notamment, en dehors des ventes proprement dites, les échanges et les apports en société, qu'il s'agisse d'un apport à une société soumise à l'impôt sur les sociétés ou à une société soumise à l'impôt sur le revenu. En revanche, n'entrent pas dans le champ d'application du dispositif, les mutations à titre gratuit telles que les donations d'usufruit temporaire ».

La doctrine explicite par ailleurs la notion d’usufruit « temporaire » en indiquant que cela s’entend d’un usufruit consenti pour une durée à terme fixe. « En revanche, les cessions portant sur un usufruit viager cédé sans terme fixe, c’est-à-dire un usufruit dont la seule cause d'extinction est le décès de son titulaire, ne sont pas concernées par les dispositions du 5 de l'article 13 du CGI. Ces cessions restent donc soumises aux dispositions du CGI relatives à l'imposition des plus-values ».

Enfin, l’administration distingue, lorsque l’usufruit est cédé à une personne morale, le cas de l’usufruit préconstitué sur la tête de la personne morale, nécessairement consenti pour une durée fixe [1], de celui préconstitué sur la tête du cédant antérieurement à la cession, qui demeure un usufruit viager placé hors du champ d’application du dispositif en cause.

C’est dans cette seconde alternative que la demanderesse entendait se placer pour obtenir la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu que l’administration fiscale avait mis à sa charge.

B - La conversion de l’usufruit viager en usufruit à terme fixe par apport en société

C’est un usufruit viager de parts sociales que la donataire a reçu en 2013. C’est ce même usufruit de parts sociales qu’elle a décidé d’apporter en société moins de 6 mois plus tard, estimant probablement ne craindre aucun courroux fiscal dès lors que l’usufruit viager est épargné par l’article 13,5 du CGI. Et pourtant, la contribuable échoue à convaincre le juge de l’impôt que l’apport en société n’a pas eu pour effet de transformer la nature de cet usufruit.

La donataire prétendait en effet que la stipulation d’une durée de 30 ans dans l’article statutaire relatif aux apports n’avait été insérée que dans la mesure nécessaire au respect des dispositions de l’article 619 du Code civil (N° Lexbase : L3206ABD), lequel disposant que « l'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers ne dure que trente ans ».

Le juge considère qu’il importe peu que la contribuable ait seulement entendu faire référence à cette disposition, en retenant d’ailleurs l’extrême limite qu’elle autorise, soit 30 ans. Le simple fait de stipuler un terme, donc une durée fixe, a pour effet de supprimer le caractère viager au profit d’une qualification d’usufruit à terme fixe, dont la première cession est bien dans le champ d’application de l’article 13,5 du CGI. Cette solution doit être approuvée pour deux raisons : en premier lieu, il ressort de cette stipulation même, claire et donc non sujette à interprétation, que l’apporteuse a entendu borner dans le temps son apport d’usufruit et, en deuxième lieu, dès lors que le décès de la donataire n’est plus le seul événement susceptible de mettre fin à l’usufruit, on ne saurait valablement retenir la qualification d’usufruit à titre viager.

Plus que jamais, la rédaction de l’acte d’apport apparaît essentielle ; celle des statuts ne l’est pas moins. Le contribuable doit se garder en conséquence de préciser un terme exprès – au demeurant impératif – afin de pouvoir se ménager la preuve du caractère viager de l’usufruit apporté. Une espèce similaire, mais silencieuse quant à la durée de l’apport, pourrait un jour être jugée. La décision serait-elle du même acabit ? Rien n’est moins sûr.

L’arrêt de principe de la Cour de cassation du 26 septembre 2018, déjà amplement commenté [2], pourrait désormais être mis à profit, l’apport d’usufruit pouvant être stipulé pour la seule durée de survivance de la personne physique, conservant indéniablement le caractère viager. Malheureusement pour la donataire, ces précisions jurisprudentielles sont bien postérieures aux actes qui ont scellé son fardeau fiscal.

Par ailleurs, le fait qu’une clause de retour ait en outre été stipulée dans la donation antérieure, prévoyant qu’en cas de décès précoce de la donataire, l’usufruit des parts sociales reviendrait au donateur, n’est pas plus de nature à renverser l’effet de la mention d’une terme fixe expirant après 30 ans. De ce point de vue, le juge niçois se range à l’avis du juge de Montreuil [3], pour lequel la durée fixe prime la clause de retour.

Ces questionnements relatifs à la nature de l’usufruit ont accaparé les débats. Demeure un point téléologique : était-il réellement dans l’intention du législateur de viser l’apport d’usufruit ?

II - Un apport à titre pur et simple constitutif d’une cession : le doute persiste

Si l’administration a posé le principe de l’application des dispositions de l’article 13,5 du CGI aux apports en société, suivie désormais par le juge de l’impôt, cette extension ne semble pas fondée économiquement (A). Au surplus, une asymétrie dans l’application de la doctrine administrative semble ressortir de ce jugement, cependant balayée par le juge (B).

A - Une application extensive et critiquable du texte légal

« L'administration fiscale a considéré que cet apport à la SAS A. constituait une première opération de cession d'usufruit temporaire à titre onéreux imposable dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux », écrit le juge de l’impôt. « Dans ces conditions, c'est à bon droit que l'administration a fait application des dispositions du 1° du 5 de l'article 13 du Code général des impôts ».

Il est regrettable que le tribunal administratif n’ait pas été plus prolixe sur ce point ; à sa décharge, le contribuable a pu ne pas contester ce rapprochement entre cession et apport, d’autant que cette assimilation n’a pour origine que la doctrine administrative, postérieure au litige et donc inapplicable.

Pourtant, s’agissant d’un dispositif d’exception, dérogeant au principe d’imposition selon les règles des plus-values, il aurait paru normal que le juge s’attache à caractériser précisément le champ d’application matériel de l’article 13,5 du CGI, d’autant que la jurisprudence en est à ses balbutiements sur ce contentieux. Toute réflexion, toute précision aurait été bonne à prendre.

Alors certes, les apports sont fiscalement assimilés à des cessions. C’est ainsi que la loi fiscale prévoit depuis longtemps des mesures de tempérament pour les plus-values générées à ces occasions, qu’il s’agisse de sursis d’imposition, l’apport présentant alors un caractère purement intercalaire, ou de report d’imposition.

Ces mécanismes différant l’imposition s’expliquent aisément par l’absence de liquidités générées par l’opération, ce qui interdit au contribuable d’acquitter les droits dus. L’imposition est reportée à la survenance d’un événement qui dégage des liquidités et permet au trésor public de capter le montant qui lui revient.

Or, ainsi d’ailleurs que le dit le Professeur Henri Hovasse, force est de constater que l’apport de l’usufruit, de parts sociales en l’occurrence, semble hors du champ d’application attribué par le législateur à ce dispositif, visant initialement à lutter contre l’appréhension de liquidités en quasi-franchise d’impôt, essentiellement par mobilisation de comptes courants d’associé.

S’agissant d’une opération d’apport qui ne dégage pas de liquidités mais qui est rémunérée par des titres, on voit mal comment le contribuable aurait pu percevoir des fonds en franchise d’impôt. Quand bien même une quote-part du résultat de la SNC serait remontée à la SAS par translucidité fiscale, et que la bénéficiaire de l’apport aurait distribué cette quote-part à titre de dividendes à son associée unique, ceux-ci auraient en principe supporté le prélèvement forfaitaire unique de 30 %. Il n’y a donc pas en l’espèce de droits qui auraient été éludés par la donataire.

La question de la légalité de cette extension du dispositif aux apports en société, sans nuance ni mesure, extension qui ne ressort d’ailleurs que de l’interprétation de l’article 13,5 du CGI par l’administration fiscale, nous semble en conséquence posée, tant les conséquences juridiques, civiles, patrimoniales, économiques et fiscales d’un apport et d’une cession sont éloignées en ces situations.

Au-delà, le juge de l’impôt balaye deux autres arguments subsidiaires ou implicites.

B - De minimis non curat praetor

En premier lieu et, malheureusement pour le contribuable, de manière prévisible [4], le tribunal administratif se refuse à additionner l’ardoise fiscale de la donation-partage, génératrice de droits de mutation à titre gratuit du chef de la donataire, et celle de l’apport de titres, autrement dit d’une prétendue première cession d’usufruit « temporaire ». En effet, ces droits relèvent d’opérations distinctes, constitutives d’autant de faits générateurs d’impositions différentes. Il importe donc peu que le cumul des droits représente près de 90 % de la valeur transmise par le père à sa fille, autrement dit que le caractère confiscatoire soit avéré lorsqu’est en cause l’opération dans son ensemble.

En deuxième lieu, le juge de l’impôt précise que les énonciations de l’instruction fiscale du 5 août 2015, par laquelle l’administration fiscale a commenté les dispositions de l’article 13,5 du CGI, sont postérieures à l’année d’imposition en litige (2013), donc inapplicables au cas d’espèce, et qu’en tout état de cause elles ne comportent aucune interprétation de la loi fiscale différente de celle dont le jugement fait application. Et pour cause : la lecture de la décision laisse le sentiment d’une réception docile par la juridiction de la position administrative publiée.

En définitive, si le jugement nous paraît devoir être approuvé pour ce qui relève de la nature de l’usufruit, compte tenu de la stipulation hasardeuse d’une durée fixe, un appel à son encontre pourrait permettre de répondre aux multiples questions qu’il laisse en suspens.

 

[1] Cas récemment jugé d’ailleurs par la cour administrative d’appel de Marseille, CAA Marseille, 18 février 2021, n° 19MA03657 (N° Lexbase : A62434HP).

[2] Cass., com., 26 septembre 2018, n° 16-26.503, FS-P+B (N° Lexbase : A1952X8S), RJF 1/19 n° 98.

[3] TA Montreuil, 4 décembre 2019, n° 1805676 (N° Lexbase : A46193C3).

[4] P. Fernoux, Les premières applications de l’article 13, 5° du CGI : soucis, RDF n° 12, 25 mars 2021, p. 22 et s..

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