Réf. : Cass. civ. 1, 25 novembre 2020, n° 19-21.060, FS-P+B+I (N° Lexbase : A551737H)
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par Vincent Mazeaud, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille
le 06 Janvier 2021
Mots-clés : contrat • force majeure • inexécution • impossibilité d’exécuter • responsabilité • faute • résolution • réduction du prix • imprévision • révision
La force majeure ne peut être reconnue lorsque le créancier s’est trouvé dans l’impossibilité de profiter de la prestation convenue.
1.- Vedette de l’année 2020 sur la scène contractuelle, la force majeure a été sollicitée de toute part en raison de la crise sanitaire : bailleurs, locataires, prestataires de services et bien d’autres contractants encore ont, c’est selon, tenté de se prévaloir de la force majeure ou, à l’inverse, de la repousser [1]. La crise perdure et, dans son sillon, va susciter une pluie de litiges qui contribuera peut-être à façonner la force majeure de demain [2]. Pour l’heure, l’on aimerait ici envisager l’important arrêt par lequel la Cour de cassation a jugé que le débiteur, placé dans l’impossibilité de recueillir le bénéfice de la prestation, ne pouvait se prévaloir de la force majeure pour obtenir l’anéantissement du contrat. C’est l’hypothèse de « la force majeure invoquée par le créancier dans l’impossibilité d’exercer son droit » [3], pour reprendre l’intitulé d’une chronique remarquée rédigée par le professeur Cyril Grimaldi. Voilà qui donne à réfléchir, tant sur la nature que sur la technique de la force majeure et, surtout, sur ses fonctions. L’arrêt mérite également d’être remarqué puisque, pour la première fois, la Cour de cassation s’est prononcée sur la force majeure telle qu’elle est envisagée par les textes issus de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 et, partant, sur l’article 1218 du Code civil (N° Lexbase : L0930KZH).
L’exposé des faits débute par l’évocation de vacances brusquement interrompues par des problèmes de santé. Un couple avait ainsi conclu un contrat d’hébergement auprès de la Chaîne thermale du soleil pour un séjour de trois semaines, entre le 30 septembre 2017 et le 22 octobre 2017. L’intégralité du prix du séjour, fixé à 926,60 euros, avait été réglé le 30 septembre. Hélas, le 4 octobre 2017, l’un des vacanciers fut hospitalisé en urgence et dut cesser la cure thermale tandis que, le 8 octobre, son épouse quitta le lieu d’hébergement, son époux devant être transféré dans un hôpital éloigné du lieu du séjour. Les vacances prévues pour trois semaines furent finalement de courte durée. Souhaitant obtenir le remboursement d’une partie du prix versé, ils assignèrent en justice la société avec laquelle ils avaient contracté en invoquant l’existence d’un cas de force majeure justifiant, selon eux, la résolution du contrat ainsi qu’une indemnisation.
L’enjeu du litige étant modeste, un jugement trancha en premier et dernier ressort le litige au profit des époux, estimant que les raisons de santé ayant commandé l’arrêt du séjour étaient constitutives d’un cas de force majeure justifiant le prononcé de la résolution du contrat conclu peu important, au demeurant, qu’elle n’ait frappé que l’un des vacanciers. Ils purent ainsi récupérer la somme de 522,24 euros. Ce petit litige a cependant donné prise à un arrêt de principe.
La société forma alors un pourvoi en cassation soutenant, notamment, qu’un contractant ne peut solliciter la force majeure qu’à la condition qu’elle l’empêche d’exécuter l’obligation dont il est débiteur ce qui, au cas d’espèce, n’était pas du tout le cas. En somme, le créancier empêché de recevoir ce qui lui est dû peut-il se prévaloir de la force majeure ?
2.- La question, à laquelle certains avaient répondu positivement, a trouvé devant la Cour de cassation une réponse négative. Au visa du premier alinéa de l’article 1218 du Code civil, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que « le créancier qui n’a pu profiter de la prestation à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat en invoquant la force majeure » (n° 8). La force majeure libère le débiteur placé dans l’impossibilité d’exécuter ce qu’il doit, mais non pas le créancier dans l’impossibilité de recevoir ce qui lui est dû. Cette asymétrie est intrigante au plan de l’équité mais se comprend au regard de la technique de la force majeure. Il faut cependant se demander, au-delà de la force majeure, si d’autres fondements pourraient permettre au créancier d’obtenir le remboursement que la force majeure ne lui confère pas. L’impossibilité dans laquelle se trouve le créancier de recevoir le bénéfice de la prestation doit ainsi être envisagée au regard de la force majeure (I) et au-delà de la force majeure (II).
I. L’impossibilité pour le créancier de recevoir la prestation n’est pas constitutive d’un cas de force majeure
3.- La Cour de cassation refuse d’étendre la force majeure à l’impossibilité subie par le créancier d’exercer son droit, ce qui paraît justifié, tant au regard des conditions (A) que des fonctions de la force majeure (B).
A. La définition de la force majeure
4.- Au regard de la définition nouvelle de la force majeure, la solution prônée par la Cour de cassation paraît bienvenue. De manière remarquable, ce sont en effet les dispositions issues de la réforme du droit des contrats qui étaient ici applicables et, en particulier, l’article 1218 du Code civil dont la Cour de cassation livre donc à notre connaissance une première interprétation. Or, ce texte dispose désormais, depuis la réforme intervenue par l’effet de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur ». Si les commentateurs de cette disposition n’en font pas mention [4], il ressort néanmoins nettement qu’elle concerne exclusivement l’hypothèse dans laquelle le débiteur est empêché d’exécuter son obligation par un événement qui, précisément, échappe à son contrôle.
Au demeurant, la contemplation des textes antérieurs à la réforme n’aboutissait pas à une solution différente. Aussi, l’article 1147 du Code civil précisait que « Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part ». Il s’évince de ces dispositions que la force majeure intervient pour libérer le débiteur d’une obligation qu’il est dans l’impossibilité d’exécuter, et non pas lorsque, différemment, le créancier se plaint de ne pouvoir exercer son droit en raison d’un obstacle qui l’en empêche [5].
Ainsi présentée, la solution retenue par la Cour de cassation se déduit de la simple technique de la force majeure telle qu’elle est exprimée au sein du Code civil.
5.- Elle ne paraissait toutefois pas évidente au regard de la jurisprudence antérieure qui, dans certaines décisions, semblait avoir implicitement admis le jeu de la force majeure pareil cas [6].
En ce sens, il est vrai que la situation du créancier confronté à un événement rendant impossible l’exercice de son droit était souvent abordée sur le terrain de la force majeure, sans que soit évoquée la restriction aujourd’hui formulée par la Cour de cassation. Elle paraissait donc admise, au moins implicitement. À titre d’illustration, s’interrogeant sur la définition de l’impossibilité engendrée par l’événement constitutif de force majeure, l’on a fait valoir que « des locataires se sont prévalus de l’obligation où les avait mis la guerre de quitter la ville de leur résidence pour refuser de payer leur loyer. Ils n’ont été libérés qu’à la condition de justifier de la nécessité absolue de leur départ » [7]. Si l’accent est mis sur le caractère absolu de l’impossibilité, l’on aura remarqué qu’elle elle frappe pourtant, non pas le bailleur en tant qu’il est débiteur d’une obligation de mise à disposition de la chose louée, mais bien le locataire placé dans l’impossibilité d’exercer son droit en raison des dangers suscités par la guerre (bombardements, combats…). De même, la Cour de cassation a approuvé une cour d’appel d’avoir retenu que la guerre du Golfe ne présentait pas les caractères de la force majeure pour la société Castorama qui avait eu recours à un prestataire afin d’organiser un voyage pour ses salariés au Maroc, ce pays n’étant pas un lieu « à haut risque d’attentats » [8]. La société Castorama a ainsi été condamnée à régler le prix des prestations convenues à la société organisatrice du voyage, les caractères de la force majeure n’étant pas réunis. Ici encore, le créancier de la prestation – la société Castorama – se prévalait donc de l’impossibilité de pouvoir exercer son droit. En répondant sur le terrain des caractères de la force majeure, la Cour de cassation semblait implicitement admettre qu’elle apparaissait comme un fondement pertinent pour le créancier empêché. Ces exemples pourraient être multipliés [9]. Surtout, la Cour de cassation a admis le jeu de la force majeure dans l’hypothèse où, après avoir souscrit un contrat de formation à temps plein aux fins de préparer un CAP de coiffure, l’étudiante avait été contrainte de mettre un terme à sa formation pour des raisons de santé et avait cessé le règlement des frais de scolarité. La Cour de cassation a alors estimé que « la cour d'appel a(vait) justement considéré que cette maladie, irrésistible, constituait un événement de force majeure, bien que n'étant pas extérieure à celle-ci » [10]. L’intérêt de la solution semblait davantage porter sur le point de savoir si la maladie pouvait être constitutive d’un cas de force majeure, ce qui a pu être débattu, mais la solution n’en demeurait pas moins intéressante pour la question qui nous occupe. Comme on l’a souligné, il s’agissait bien d’une hypothèse dans laquelle la force majeure était invoquée parce que le créancier de la prestation – l’élève en formation – n’était plus en capacité de bénéficier de la prestation stipulée à son profit [11]. Implicitement, là encore, le jeu de la force majeure semblait donc avoir été admis.
La solution ici commentée vient ainsi dissiper les incertitudes qui pouvaient surgir à la lecture des arrêts rendus par la Cour de cassation en la matière. Cette solution permet en outre de faire le point sur les fonctions de la force majeure.
B. La fonction de la force majeure
6.- La force majeure est, depuis longtemps, conçue comme un instrument au service du débiteur placé dans l’impossibilité d’exécuter sa prestation. La doctrine classique souligne ainsi qu’elle intervient lorsque le « débiteur ne peut exécuter son obligation en raison d’un cas fortuit », de sorte que « le problème de la force majeure est (…) de préciser dans quels cas l’acte dommageable du défendeur a été accompli en dehors de ce dernier, dans quel cas on peut dire que son propre fait lui est étranger, tenu qu’il a été d’agir comme il l’a fait par un événement dont personne ne peut répondre » [12]. La force majeure libère le débiteur de l’obligation inexécutée. Est-ce là sa fonction exclusive et, de manière symétrique, confère-t-elle aussi une excuse au créancier empêché de recueillir sa créance ? Telle était la discussion de philosophie contractuelle sous-jacente. À suivre le raisonnement déployé par la Cour de cassation, la réponse est nette : la force majeure est, de manière exclusive, un remède à l’inexécution fortuite de l’obligation. Comment expliquer qu’elle soit à ce point concentrée sur l’aptitude du débiteur à exécuter ce qu’il doit et si indifférente à la capacité du créancier à recueillir ce qui lui est dû ?
7.- Passons rapidement sur le fait que la question a été peu abordée par le passé et que c’est à la faveur d’une étude récente – déjà maintes fois citée – que la difficulté a été clairement exposée. Surtout, la réflexion sur la force majeure a été longtemps accaparée, outre l’identification de ses caractères, par les rapports qu’elle entretenait avec la faute contractuelle : la force majeure tient lieu d’excuse au débiteur qui, ce faisant, établit que l’inexécution du contrat n’est pas fautive. Cette circonstance explique l’incongruité d’évoquer la force majeure au profit du créancier empêché de profiter de sa prestation : le créancier n’est, par définition, pas « tenu » de réclamer l’exécution du contrat, il n’a pas l’obligation contractuelle de réclamer son dû et, tout au plus, peut-on déceler à sa charge une obligation de collaborer avec le débiteur afin de permettre à ce dernier de mener à bien sa mission. Le créancier dispose, comme tout titulaire d’un droit, de la faculté de l’exercer ou non. La force majeure ne lui est donc d’aucun secours.
La deuxième explication, qui relève plutôt du constat, consiste en ceci que la force majeure ne vise pas, au plan général, l’impossibilité d’exécuter le contrat mais, plus précisément, l’impossibilité d’exécuter une obligation. La force majeure est donc pensée, comme de nombreux autres mécanismes, à l’échelle de l’obligation et non du contrat [13]. Cette différence n’est pas sans conséquence. Aussi, dans l’hypothèse où un vacancier a loué pour un court séjour un appartement en bord de mer et ne peut se rendre sur place par l’effet d’un événement de force majeure, l’on pourrait sans doute avancer que l’exécution du contrat de location telle qu’elle était convenue est impossible – faute pour le créancier de pouvoir en recueillir le bénéfice –, mais il n’en demeure pas moins que l’exécution des obligations stipulées est, pour sa part, tout à fait possible : le prix du séjour peut être réglé – il s’agit, au demeurant, d’une obligation de somme d’argent –, de même que la mise à disposition par le bailleur du bien loué. L’opération convenue ne peut pas se réaliser par le fait – même non fautif – du créancier. La force majeure n’est pas conçue pour le créancier qui ne peut réclamer son dû, car elle concerne uniquement l’inexécution des obligations et non pas du contrat. Ce risque pèse sur le créancier.
La troisième explication conduit à rappeler que le jeu de la force majeure est écarté lorsque le contractant qui s’en prévaut est débiteur d’une obligation de somme d’argent, ce qui est bien le cas en l’espèce. La Cour de cassation a ainsi pu affirmer, en 2014, que le débiteur d’une obligation de somme d’argent ne pouvait se prévaloir de la force majeure [14], solution au demeurant qui paraît avoir été infléchie récemment. Or, telle est bien en définitive la situation qui nous occupe : le créancier dans l’impossibilité d’exercer son droit demande bien à être libéré de l’obligation qu’il a souscrite de régler le prix de la prestation. En l’espèce, les vacanciers se prévalaient ainsi de la maladie pour être déchargés de leur obligation de régler leur séjour. Par où l’on retrouve la situation du débiteur d’une obligation de somme d’argent qui demande à être libéré de son obligation et auquel on pourrait répondre, au fond, que le recours à la force majeure lui est interdit.
Enfin, la dernière explication repose sur la spécificité de l’impossibilité pour le créancier de « profiter de la prestation ». En vérité, cette impossibilité ne se présente pas de manière aussi abrupte que lorsqu’elle frappe l’inexécution, car il existe de multiples manières de jouir de sa créance. En quoi consiste d’ailleurs une telle impossibilité ? Elle est déjà exclue en présence d’une obligation de somme d’argent et ne se comprend qu’au sujet des obligations en nature. Au-delà du fait que le créancier peut décider d’y renoncer, il peut tout à fait céder sa créance ou en faire profiter un tiers, si du moins une telle prérogative ne lui est pas interdite. Cette piste peut d’ailleurs expliquer, ici, que l’impossibilité d’exercer sa créance ne se conçoit vraiment que lorsque le bénéfice qui est issu de la prestation est purement personnel et s’avère incessible. Il reste à constater que ce n’est pas sur ce terrain que se situe la Cour de cassation, qui paraît s’en tenir à l’application pure et simple de l’article 1218 du Code civil.
À bien y regarder, les raisons qui ont conduit la première chambre civile à écarter le jeu de la force majeure sont donc nombreuses. Une telle conception pourra sembler excessivement restrictive et, pour certains, injuste, au point de soutenir qu’elle blesse l’« équité ». Faut-il pour autant en faire le reproche à la Cour de cassation ?
8.- Il a été vigoureusement soutenu qu’il « paraît contraire à l’équité que le créancier ne pouvant exercer son droit (par l’effet d’un événement de force majeure) doive néanmoins, par principe, s'acquitter de son obligation » [15]. L’argument n’a cependant pas convaincu. S’il en va ainsi ce n’est pas tant parce que « l’équité n’est pas une source du droit » [16], mais surtout, en vérité, parce que si l’on comprend fort bien l’appel à l’équité pour corriger des textes vieillis et devenus inadaptés – ce qui était le cas du droit français des contrats antérieur à la réforme –, elle doit jouer un rôle réduit en présence de dispositions récentes dont la signification est claire. Tel semble bien être le cas de l’article 1218 du Code civil dans sa version issue de la réforme du droit des contrats, qui ne contient aucun élément en faveur d’une extension du jeu de la force majeure lorsque l’événement considéré rend impossible l’exercice, par le créancier, de son droit. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une interprétation étriquée ou restrictive du texte : le texte est, sur ce point, clair et n’appelle pas d’effort d’interprétation. Il suffisait ici de l’appliquer. Sans méconnaître la part considérable du juge dans l’élaboration du droit des contrats, la réécriture jurisprudentielle des textes issus de la réforme du droit des obligations, quatre ans après son entrée en vigueur, doit demeurer un procédé exceptionnel qui ne peut être justifié qu’en présence d’une impérieuse nécessité. Sous cet aspect, il n’est pas certain que les conséquences de la crise sanitaire militent davantage en faveur de cette extension de la force majeure, a fortiori parce que, comme on a pu le constater, de nombreuses règles spéciales (lois ou règlements) n’ont pas manqué d’être adoptées par l’État français pour remédier aux difficultés les plus criantes en la matière.
La solution retenue par la Cour de cassation apparaît ainsi prudente et mérite l’approbation : la force majeure est un instrument de libération du débiteur, non pas du créancier empêché. Cette étape étant franchie, il faut désormais envisager si la demande du créancier ne pourrait pas prospérer sur un autre fondement. Existe-t-il d’autres remèdes pour le créancier privé de sa prestation ?
II. L’impossibilité pour le créancier de recevoir la prestation peut-elle trouver un remède en dehors de la force majeure ?
9.- Quittant le terrain de la force majeure, il faut désormais porter ailleurs la réflexion : celui des remèdes légaux qui intéressent les sanctions du contrat (A) puis, plus brièvement, celui des clauses contractuelles (B).
A. Les remèdes légaux
10.- Envisageant les remèdes légaux, il faut rappeler une évidence : les sanctions de l’inexécution du contrat sont envisagées sous l’angle de l’inexécution de la dette, non de l’impossibilité qui pourrait frapper le créancier d’exiger sa créance. Il s’agit donc de déterminer ce que peut faire le créancier lorsque son débiteur ne s’exécute pas. C’est à cette situation concrète que les sanctions de l’inexécution du contrat ont vocation à fournir une réponse. La résolution, la responsabilité, l’exception d’inexécution, la réduction du prix, n’ont donc pas vocation à jouer au profit du créancier dans l’impossibilité de recevoir le bénéfice de sa prestation, pas davantage que la révision pour imprévision [17]. Trois techniques peuvent toutefois, ne serait-ce qu’à la marge, venir renforcer la situation du créancier considéré, dont certaines supposent néanmoins, il est vrai, un soupçon d’imagination.
11.- Pour débuter ce tour d’horizon, commençons par revenir à la force majeure. En effet, lorsque l’événement considéré interdit au créancier de pouvoir recueillir sa prestation mais interdit aussi, dans le même temps, au débiteur de s’exécuter, la force majeure pourra naturellement être invoquée par chacune des parties. Le créancier est donc autorisé à invoquer la force majeure, mais uniquement parce que l’impossibilité interdit également à son partenaire d’exécuter sa part du contrat [18].
La seconde technique est plus subtile, notamment parce qu’elle s’appuie sur un fondement dont on a souligné qu’il restait « à bâtir » [19] : la caducité du contrat. Le créancier empêché peut-il donc invoquer la caducité du contrat ? Avant la réforme, on se souvient que la Cour de cassation avait fait une application remarquée de la caducité, en dehors des ensembles contractuels, pour les contrats à exécution successive [20]. Aujourd’hui, il faut désormais solliciter l’article 1186 du Code civil (N° Lexbase : L0892KZ3) qui dispose qu’ « un contrat valablement formé devient caduc si l'un de ses éléments essentiels disparaît ». Envisageant le contenu de ces « éléments essentiels », l’on a pu souligner qu’il semblerait logique, s’inspirant de la jurisprudence antérieure, de « réserver la caducité aux hypothèses de disparition d’un élément du contenu contractuel » [21]. Comment situer ici l’aptitude du créancier à percevoir sa prestation ? L’on pourrait certes souligner que, faute de pouvoir bénéficier de la prestation convenue, le contrat est privé d’intérêt pour le créancier. La notion d’intérêt est cependant fuyante. Plus précisément, il pourrait être avancé que l’événement qui interdit au créancier de profiter de la prestation conduit, ni plus ni moins, à faire disparaître toute contrepartie à son engagement. L’opération devient inutile et sans intérêt pour celui qui ne peut en profiter et doit néanmoins payer le coût d’une prestation qu’il ne peut recevoir. En effet, à suivre le raisonnement de la Cour de cassation, le créancier est tenu d’exécuter sa part du contrat tout en étant dans l’impossibilité d’en percevoir le bénéfice. La contrepartie convenue disparaît ou bien encore, pour emprunter le langage du Code civil, n’en devient-elle pas « illusoire » au sens de l’article 1169 du Code civil ? S’il devait en aller ainsi, la caducité pourrait fournir ici une porte de sortie au créancier frustré de n’avoir pu prétendre au bénéfice du contrat. Une dernière objection peut cependant encore venir à l’esprit : ce n’est pas parce que le créancier ne peut pas, concrètement, venir quérir sa prestation que cette prestation est illusoire. Encore une fois, le bien ou le service promis par le débiteur peut tout à fait être fourni et peut même avoir été fourni : celui qui a réservé une chambre d’hôtel ou louer une voiture s’est simplement vu conférer une exclusivité pour jouir de ce bien ou du service proposé, exclusivité qui peut être maintenue quelle que soit l’attitude du débiteur. L’impossibilité, pour le créancier, d’exercer concrètement son droit ne signifie donc pas qu’aucun avantage ne lui a été fourni, sauf à ce que le débiteur ait conféré à un autre la prestation convenue, en violation du contrat.
12.- D’autres voies pourraient encore être explorées, qui présentent une issue également incertaine. Comment ne pas penser au devoir de renégocier le contrat, naguère invoqué pour pallier l’absence de révision pour imprévision en droit français et dont on peut sans difficulté admettre, au vu de sa malléabilité, qu’il pourrait désormais venir au service du créancier dans l’impossibilité d’exercer son droit. Il s’agirait donc ici de retenir que, lorsqu’un événement de force majeure empêche le créancier de recevoir sa prestation, la bonne foi imposerait au débiteur de renégocier le contrat pour permettre au créancier d’en bénéficier [22]. Cette hypothèse est concevable, sauf à préciser que ce devoir de renégocier ne permettrait pas au juge de réviser le contrat et, au surplus, que c’est uniquement en cas de manquement à ce devoir de renégocier qu’une sanction pourrait être envisagée (résolution, responsabilité contractuelle…). La faute consisterait donc dans le refus de renégocier le contrat. Il n’y a pas grand-chose à attendre du devoir de renégocier.
13.- À sonder ainsi les possibilités offertes par le droit des contrats, quittant la bonne foi pour l’équité, il faut encore évoquer l’article 1194 du Code civil (N° Lexbase : L0910KZQ) qui, reprenant l’ancien article 1135 du Code civil, dispose encore que « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi ». Fondement de ce que certains désignent comme étant des obligations « complétives » [23] (sécurité, information…), il faudrait alors admettre que l’équité justifie d’introduire, dans tout contrat, non pas une obligation nouvelle mais une cause d’extinction supplémentaire : l’impossibilité pour le créancier d’exercer son droit, assimilé à un terme extinctif « complétif ». Cette caducité qui ne dit pas son nom supposerait toutefois, à nouveau, que soit établie la nécessité de fournir au créancier un tel avantage, ce qui est toujours affaire de politique.
En définitive, le contrat demeure encore le meilleur espace pour assurer la prise en charge de la force majeure subie par le créancier.
B. Les remèdes contractuels
14.- Au-delà, il faut alors s’en remettre à la vigilance des parties pour organiser une parade à la solution jurisprudentielle, qui est assurément supplétive de volonté, tout comme le sont d’ailleurs en général les règles relatives à la force majeure [24]. Cela suppose, évidemment, d’une part, que la difficulté ait été identifiée et, d’autre part, que les parties aient souhaité corriger la solution.
Lorsqu’il en ira ainsi, il suffira alors aux parties d’organiser conventionnellement l’influence de l’événement considéré. Dans cette perspective, deux éléments appellent l’attention des rédacteurs d’acte. D’une part, les parties peuvent avoir intérêt à préciser l’événement qui justifiera le déclenchement du remède offert au créancier, soit en reprenant une définition générale inspirée de la force majeure, soit en l’associant ou en lui substituant une liste d’événements concrets justifiant le déclenchement du remède considéré. Cet événement pourrait, au demeurant, être défini de manière plus restrictive lorsqu’il est envisagé pour le créancier que lorsqu’il est envisagé pour le débiteur. D’autre part, il faudra encore préciser les conséquences de la survenance de l’événement envisagé sur le contrat. L’événement de force majeure qui placerait le créancier dans l’impossibilité de recevoir sa prestation pourra ainsi, selon la formule choisie par les parties, provoquer la caducité du contrat ou, à tout le moins, permettre une diminution du prix de la prestation ou bien encore de reporter dans le temps l’exécution du contrat. Une autre combinaison est, au demeurant, encore possible : l’événement considéré déclenchera un devoir de renégocier et, en cas d’échec, pourra donner prise à la caducité du contrat.
Par où l’on retrouve les discussions qui entourent encore aujourd’hui l’organisation conventionnelle de l’imprévision en matière contractuelle, et qui trouvent ici un écho naturel. Il s’agit, là encore, de gérer un risque contractuel dont la particularité est cependant manifeste : il tient au fait qu’il concerne avant tout le créancier.
[1] V. notamment : J. Heinich, L'incidence de l'épidémie de coronavirus sur les contrats d'affaires : de la force majeure à l'imprévision, D. 2020, p. 611.
[2] V. notamment : C. Grimaldi, Quelle jurisprudence demain pour l’épidémie de Covid-19 en droit des contrats ?, D. 2020, p. 827.
[3] C. Grimaldi, La force majeure invoquée par le créancier dans l’impossibilité d’exercer son droit, D. 2009, p. 1298.
[4] La question ne semble pas explicitement envisagée chez : O. Deshayes, T. Génicon, Y.-M. Laithier, sous. C. civ., art. 1218, p. 537-540 ; G. Chantepie, M. Latina, Le nouveau droit des obligations, Dalloz, 2ème éd., 2018, n° 617 s.
[5] O. Deshayes, v° Théorie des risques, Rép. civ., Dalloz, 2017, n° 33 : « Logiquement, la théorie des risques devrait également être sans application lorsque l'événement de force majeure, sans rendre impossible l'exécution de la convention par le débiteur, prive le créancier de la possibilité d'en tirer profit ».
[6] F. Gréau, v° Force majeure, Les effets de la force majeure, Rép. civ., Dalloz, 2017, n° 96 (l’auteur exprimait, en outre, une opinion favorable à sa consécration explicite).
[7] H., L., J, Mazeaud, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t. 2, 6ème éd. refondue, 1970, n° 1578.
[8] Cass. civ. 1, 8 décembre 1998, n° 96-17.811, publié (N° Lexbase : A7005CGK).
[9] V. encore Cass. civ. 1, 2 octobre 2001, no 99-19.816 (N° Lexbase : A1563AWS), CCC 2002, no 24, note L. Leveneur.
[10] Cass. civ. 1, 10 février 1998, n° 96-13-316 (N° Lexbase : A2237ACT).
[11] Cass. civ. 1, 10 février 1998, n° 96-13-316, préc..
[12] H., L., J, Mazeaud, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t. 2, 6ème éd. refondue, 1970, n° 1541.
[13] Sur cette démonstration, présentée comme une lacune, cf. : P. Ancel, Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat, RTD civ. 1999, p. 771 s..
[14] Cass. com., 16 septembre 2014, n° 13-20.306, F-P+B (N° Lexbase : A8468MWK), JCP éd. G. 2014, 1117, note V. Mazeaud ; D. 2014, p. 1217, note J. François ; RDC 2015, p. 21, obs. Y.-M. Laithier.
[15] C. Grimadi, art. préc., n° 7.
[16] N. Molfessis, L’équité n’est pas une source du droit, RTD civ. 1998, p. 221 : « en rappelant que l'équité n'est pas une source du droit, on croirait alors volontiers que la Cour de cassation entende se disculper d'en avoir fait un de ses plus beaux instruments, pour rappeler à l'ordre ceux qui en abuseraient sans son accord. On verrait aussi, dissimulée derrière une formule qui fait consensus, cette autre vérité : c'est pour mieux transformer l'équité en règle de droit que la jurisprudence se doit, dans un système légaliste, de lui dénier le statut de source ».
[17] S’agissant de la révision pour imprévision, il en va ainsi parce que l’impossibilité de pouvoir « profiter » de la prestation ne rend pas « l’exécution du contrat excessivement onéreuse » puisque, envisagée pour le créancier, le prix ne varie pas, pas davantage que pour le débiteur.
[18] V. notamment : M. Mekki, note préc.
[19] O. Deshayes, T. Génicon, Y.-M. Laithier, op. cit., p. 394 (ss. Art. 1186 CC).
[20] Cass. civ. 1, 30 octobre 2008, n° 07-17.646 (N° Lexbase : A0620EBL), RDC 2009, p. 50, obs. D. Mazeaud.
[21] G. Chantepie, M. Latina, op. cit., n° 493.
[22] Rappr. M. Mekki, obs. préc..
[23] Ph. Jacques, Regards sur l’article 1135 du Code civil, préf. F. Chabas, Dalloz, 2005.
[24] Par ex., au sujet de l’article 1218 du Code du civil : A.-S. Choné-Grimaldi, comm. ss. C. civ., art. 1218, in T. Douville (dir.), La réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, Commentaire article par article, Gualino, 2ème éd., 2018, p. 218-219 ; C. Grimaldi, Leçons pratiques de droit des contrats, LGDJ, Lextenso, 2019, n° 442, p. 316-317.
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