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par Cyrille Dounot, Professeur à l’Université Clermont Auvergne, CMH EA 4232-UCA
le 26 Novembre 2020
Mots-clefs : liberté de culte • liberté fondamentale • référé-liberté • état d’urgence sanitaire • laïcité
Plusieurs juridictions administratives, saisies dans le cadre de la procédure du référé-liberté, ont rejeté les demandes visant à pratiquer la liberté fondamentale de culte malgré l’état d’urgence sanitaire, que ce soit au sein des édifices du culte ou sur la voie publique. Dans toutes les hypothèses, le juge ne considère pas qu’il y a urgence à permettre l’exercice de cette liberté, et rejette les requêtes.
Ironie de l’histoire, le jour même où le Premier ministre Jean Castex assurait que l’État « garantit la pratique [religieuse] pour ce qu’elle est : l’exercice d’une liberté fondamentale » (discours du 7 novembre 2020 [1]), le Conseil d’État déboutait conjointement vingt-et-une requêtes contestant l’interdiction du culte religieux dans le contexte sanitaire actuel. À quelques jours de distance, des tribunaux administratifs déboutaient des requérants qui contestaient l’interdiction faite par des préfets de tenir une manifestation sur la voie publique incluant un acte du culte. En conséquence, c’est la liberté de culte en tant que telle qui est empêchée en France, et semble rejoindre la cohorte des défunts traditionnellement honorés en ce mois de novembre. Ces affaires ont ceci de commun qu’elles mobilisent le juge de l’urgence et appellent quelques remarques sur le sort réservé à cette liberté fondamentale, tant devant la plus haute juridiction de l’ordre administratif (I) que devant le juge de droit commun (II).
I - La décision du Conseil d’État
Alors que le juge des référés du Conseil d’État avait accompagné le « déconfinement » sanitaire du printemps dernier d’une meilleure prise en compte des libertés fondamentales, notamment par diverses ordonnances du 18 mai 2020 protégeant tant la liberté de culte (CE, référé, 18 mai 2020, n° 440366 N° Lexbase : A73243LT et suivants) que le droit au respect de la vie privée, dans l’affaire des drones surveillant la ville de Paris (CE, référé, 18 mai 2020, n°s 440442, 440445 N° Lexbase : A64093LX), il semble retrouver, avec ce second confinement, sa posture régimiste du premier confinement. Il avait alors rejeté toutes les requêtes à lui présentées, estimant la condition d’urgence non remplie et les diverses mesures liberticides justifiées par la théorie des « circonstances exceptionnelles » et « l’intérêt public qui s’attache aux mesures de confinement » (CE, référé, 30 mars 2020, n° 439809 N° Lexbase : A88863KC, cons. n° 5) [2]. Dans l’ordonnance du 7 novembre 2020, la Haute juridiction répond conjointement à vingt-et-une requêtes déposées tant par des particuliers, des associations et des communautés religieuses que par six évêques suivis, c’est une première notable, par la Conférence des évêques de France. Toutes ces requêtes sont dirigées contre l’article 47 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (N° Lexbase : L5637LYG). Cet article pose à la fois une autorisation d’ouverture des édifices du culte (« établissements de culte, relevant de la catégorie V » des établissements recevant du public) et une interdiction de « tout rassemblement ou réunion en leur sein […] à l’exception des cérémonies funéraires dans la limite de 30 personnes » (article 47, I). D’autres requêtes contestent également la légalité de l’article 4 dudit décret, en ce qu’il restreint la possibilité de sortir de son domicile pour se rendre dans les lieux de culte.
Dans cette affaire, le juge des référés refuse « de se prononcer sur la condition relative à l’urgence » (cons. n° 22), mais évalue tout de même le risque éventuel qu’existe « une atteinte grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale, au sens de l’art. L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT). Il détaille d’ailleurs avec soin les diverses sources formelles de la liberté fondamentale de culte (Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, art. 9 N° Lexbase : L1373A9Q) ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 18 N° Lexbase : L6816BHW ; loi du 9 décembre 1905, concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, art. 1er et 25 N° Lexbase : L0978HDL), pour conclure à bon droit que « la liberté du culte présente le caractère d’une liberté fondamentale » et qu’elle « ne se limite pas au droit de tout individu d’exprimer les convictions religieuses de son choix », puisqu’elle « comporte également, parmi ses composantes essentielles, le droit de participer collectivement, sous la même réserve [de l’ordre public], à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte » (cons. n° 10). Cependant, au nom d’une conciliation « avec l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé », il valide l’article 47 interdisant les rassemblements dans les lieux de culte tout en apportant quelques précisions bienvenues. Cette position appelle plusieurs remarques, d’abord quant à la conciliation des droits fondamentaux, ensuite quant au fond.
D’abord, parce que la protection de la santé n’est qu’un objectif de valeur constitutionnelle (Cons. const. décision n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012 N° Lexbase : A5087ILY § 6), à savoir non pas une norme, mais une technique d’interprétation, en vue de rendre plus effectifs des droits et libertés constitutionnels. De la sorte, un tel objectif ne doit pas porter une atteinte excessive aux droits fondamentaux qu’il limite. Or ici, il ne s’agit pas d’une limitation de la liberté de culte, mais d’une interdiction pure et simple (sauf pour les funérailles).
Ensuite, le problème de l’interdiction des rassemblements ou réunions dans les édifices du culte renvoie à l’essence même du culte public, à savoir d’être une liturgie (λειτουργία, leitourgía), une chose du peuple. La liberté de culte comporte un aspect collectif inhérent et inamissible qui ne peut être remplacé par la prière individuelle. Ainsi, la liberté de culte est, au for externe, le complément de la liberté religieuse par laquelle l’individu, dans son for interne, adhère ou n’adhère pas à une confession.
Cette conception collective de la liberté de culte est tout à fait conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La cour de Strasbourg condamne en effet les États entravant la liberté de religion par la fermeture des lieux de culte pour des raisons disproportionnées (CEDH, 24 mai 2016, Req. 36915/10 et 8606/13 N° Lexbase : A3358RQG), exposant que « si une communauté religieuse ne peut disposer d’un lieu pour y pratiquer son culte, ce droit se trouve vidé de toute substance » (§ 90). Aussi, il est étonnant que le juge, bien qu’il réfère à la Convention, ne tienne compte ni du texte, garantissant « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (art. 9, §1), sans pouvoir « faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (art. 9, §2), ni de son interprétation par la Cour.
Certes, l’État peut déroger temporairement à cet article 9, en cas d’état d’urgence, mais seulement « dans la stricte mesure où la situation l’exige », et en respectant la procédure prévue par l’article 15 de ladite Convention : « Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application » (§ 3). Or, le Bureau des traités du Conseil de l’Europe, qui enregistre les Déclarations des États au titre de l’article 15 de la Convention, n’a, à ce jour, enregistré aucune demande émanant de la France (seules l’Albanie, l’Arménie, l’Estonie, la Géorgie, la Lettonie, la Macédoine du Nord, la Moldavie, la Roumanie, Saint-Marin et la Serbie ont informé le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de leur décision de recourir à cette faculté dans la crise du Covid-19).
Un autre problème tient à l’intrusion manifeste (et manifestement illégale) de l’État au cœur du culte. La laïcité de l’État « garantit le libre exercice des cultes », et ne permet aucune immixtion en leur sein (article 1er de la loi du 9 décembre 1905). Or, le décret du 29 octobre 2020, en décidant que les cérémonies funéraires seules pouvaient se tenir dans les édifices du culte, contrevient au principe de neutralité de l’État au regard de l’organisation interne des cultes. Pourquoi cette cérémonie et pas une autre ? Pourquoi la mort serait-elle redevable d’une exception, mais pas la naissance ou le mariage ? De quelle compétence l’État dispose-t-il pour décider de ce qui est le plus essentiel dans la vie d’un croyant ? L’exclusion d’une partie notable des rites sacramentels (baptême, mariage, communion, confirmation, ordination) pose véritablement question.
Cette discrimination a d’ailleurs immédiatement été corrigée, selon une interprétation favorable du Conseil d’État, estimant que « les cérémonies religieuses pour les mariages doivent être regardées, même si les dispositions gagneraient à être explicitées, comme n’étant pas interdites dans les lieux de culte, dans la limite de six personnes, ainsi que l’a expressément indiqué le Premier ministre lors de sa conférence de presse du 28 octobre 2020 » (cons. n° 14). Cette application de l’art. 3, III au mariage religieux contredit d’une part explicitement le texte qui ne prévoit comme unique exception que les funérailles, et d’autre part, revient à donner au discours du Premier ministre le statut de décision verbale à valeur réglementaire. Mais, forts de cette interprétation, une nouvelle question d’excès de pouvoir se pose : comment justifier qu’un mariage ne puisse réunir que six personnes quand un enterrement en comporte trente ? L’objectif de protection de la santé ne saurait être malléable à ce point, à moins que le virus ne préfère la couleur blanche à la couleur noire…
Enfin, comment croire que ces restrictions à une liberté fondamentale soient « motivées par des considérations exclusivement sanitaires » (cons. n° 21), quand restent ouverts les commerces de détail de produits à base de tabac (art. 37, I), alors que la France déplore chaque année 75 000 morts dus au tabagisme ? À l’inverse, aucun « foyer de contagion » n’a été dénombré dans les édifices du culte, privés de cérémonies malgré leur superficie souvent conséquente. Comment croire que ces restrictions « ne méconnaissent pas le principe de clarté et d’intelligibilité de la norme », quand le Conseil d’État lui-même est obligé par deux fois dans son ordonnance d’expliquer que « les dispositions [du décret] gagneraient à être explicitées » (cons. n° 14) et que le modèle-type de justificatif « gagnerait à être explicité » (cons. n° 16), et renvoie pour interprétation aux « déclarations faites lors de l’audience par l’administration » (cons. n° 16) ?
Ne soyons pas bougons, le Conseil d’État a apporté d’utiles précisions à l’exercice de la liberté de religion en ces temps troubles, en estimant que « les ministres du culte et toutes les personnes qui peuvent être regardées comme relevant de leur personnel » peuvent librement accéder au lieu de culte et procéder à des rites liturgiques, notamment en vue « d’en assurer la retransmission » (cons. n° 16). De même, le juge des référés interprète le décret comme offrant aux citoyens la faculté de « se rendre dans ces établissements à l’occasion de l’un quelconque de leurs déplacements autorisés hors de leur domicile […] pour y exercer, à titre individuel, le culte en évitant tout regroupement avec des personnes ne partageant pas leur domicile » (cons. n° 16). De même, il indique que « des instructions ont été données pour que les fidèles puissent se déplacer dans le lieu de culte le plus proche de leur domicile ou situé dans un périmètre raisonnable autour de celui-ci ». Enfin, il établit que « les ministres du culte peuvent continuer à recevoir individuellement les fidèles dans les établissements précités et à se rendre, au titre de leur activité professionnelle, au domicile de ceux-ci ou dans les établissements dont ils sont aumôniers » (cons. n° 16). Ces expédients n’offrent toutefois pas de réponse satisfaisante à l’aspect communautaire de la liberté de culte, poussant les fidèles à trouver d’autres solutions.
II - Les décisions des tribunaux administratifs
Puisque le Conseil d’État validait l’article 47 du décret du 29 octobre 2020, la seule possibilité d’exercer légalement et collectivement la liberté de culte était de transférer le culte de l’intérieur de l’édifice vers la voie publique. Cette faculté, s’autorise de l’artcle 3, I du décret disposant que « tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, qui n’est pas interdit par le présent décret, est organisé dans des conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l’article 1er » (c’est-à-dire la distanciation physique d’au moins 1 mètre entre deux personnes et le port du masque dans les villes où il est prescrit), et de la loi de 1905 dont l’article 27 prévoit que « Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte, sont réglées en conformité de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L0892I78)», lequel renvoie aux pouvoirs de police municipale afin « d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » [3].
Forts de cette base juridique, des catholiques d’une quarantaine de villes de France ont déclaré en préfecture soit des manifestations simples, soit des manifestations doublées de l’exercice d’un culte religieux, en l’occurrence la messe, ce qui n’a pas eu l’heur de plaire au gouvernement, suscitant l’envoi d’instructions aux préfets puis une intervention publique du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sur France Info le vendredi 13 novembre. Dès lors, les préfets ont rivalisé d’ingéniosité pour annihiler ce qu’il reste de la liberté de culte en temps d’état d’urgence sanitaire. Divers moyens ont été appliqués par les représentants de l’État, constitutifs d’autant de vexations, et redevables pour la plupart de recours pour excès de pouvoir :
- non-délivrance du récépissé de déclaration de manifestation (Bayonne, Fontainebleau ou Bourron-Marlotte) ou délivrance tardive de récépissés (Lyon et Nantes, délivrés le 13 novembre pour des déclarations faites le 10), en violation de l’obligation de l’article L. 211-2 du Code de la sécurité intérieure N° Lexbase : L9752LPU prévoyant que « L’autorité qui reçoit la déclaration en délivre immédiatement un récépissé » [4].
- délivrance de récépissés restrictifs, pour les manifestations de Paris ou de Vichy. Dans le premier cas, la préfecture de Paris intime : « Pas de prières, pas de chants, pas de messes et pas de signes religieux apparents » (13 novembre) ; dans le second cas, la préfecture de Moulins, dispose que « ce rassemblement à caractère revendicatif ne saurait, en aucun cas, prendre forme d’un office, d’une cérémonie ou d’une prière sur la voie publique » (12 novembre), puis exige une confirmation « par écrit, que le rassemblement déclaré ne donnerait pas lieu à la célébration d’une messe ni à la récitation d’un chapelet » (13 novembre).
- délivrance de récépissés prohibitifs (et donc illégaux) tel celui de la préfecture de la Vienne, du 13 novembre, indiquant que « la nature de votre rassemblement [prière et récitation du chapelet devant la cathédrale de Poitiers] ne figurant pas dans les exceptions précitées [celles du décret du 29 octobre], il ne peut en aucun cas se dérouler sur l’espace public », ou celui de la Préfecture du Puy-de-Dôme du 18 novembre, disant que « les manifestations à caractère religieux sont interdites » et « que les participants à une cérémonie religieuse sur la voie publique, interdite dans le cadre des mesures sanitaires, sont passibles d'une contravention de 4e classe ».
- déplacement du lieu de la manifestation pour qu’elle ne se tienne pas devant une église ou une cathédrale (parvis ou place attenante), comme à Lyon, à Strasbourg ou à Nantes [5].
- rédaction de communiqués de presse manifestement illégaux, tels celui de Paris, du 14 novembre qui relate que « la préfecture de police avait explicitement indiqué à l’organisateur que son rassemblement ne pouvait pas donner lieu à des prières de rue », et considère qu’il s’agit d’un « événement cultuel interdit sur la voie publique ».
- pressions exercées sur le déclarant convoqué dans les bureaux de la Préfecture avant la manifestation et sommé de retirer tout aspect cultuel de sa manifestation (Lyon, Strasbourg), ou par le biais de convocation de police au lendemain de la manifestation déclarée (Bordeaux) [6].
Ces oppositions très vives à la liberté de culte sont aussi venues d’arrêtés préfectoraux interdisant lesdites manifestations, et présentant les justifications les plus étonnantes et les plus manifestement illégales. Pour le préfet de l’Isère, « la tenue de prières sur le parvis de la cathédrale de Grenoble est susceptible de donner lieu à des demandes analogues de la part d’autres cultes » (arrêté n° 2020 du 12 novembre 2020). Pour le préfet du Puy-de-Dôme, « tout déplacement de personne hors de son lieu de résidence est interdit à l’exception des déplacements pour les motifs prévus au I [sic] du décret du 29 octobre 2020 » (arrêté n° 2020-2117 du 12 novembre 2020), voulant sans doute référer à l’article 4, I dudit décret, article lui-même incomplet car ne prévoyant pas l’exception des manifestations encadrées par l’article 3, II du même texte, ni les autres exceptions prévues par l’article 3, III [7]. Pour le préfet de Paris, c’est le constat que « plusieurs personnes à genoux priaient sur la voie publique et que d’autres entonnaient des chants religieux, transformant le [précédent] rassemblement en événement de type cultuel, malgré l’avertissement au déclarant […] d’éviter une telle issue à une manifestation de nature revendicative » et l’existence de « risques sérieux pour que la manifestation […] prenne, à l’instar de celle du 13 novembre, l’aspect d’un événement de type cultuel » (arrêté n° 2020-00980 du 14 novembre 2020).
C’est donc bien ce qui est reproché aux déclarants, que de vouloir maintenir la liberté de culte dans le seul espace encore accessible légalement (les édifices du culte et les propriétés privées ne pouvant recevoir de rassemblement cultuel). Une telle opposition ne s’explique pas par les textes législatifs ou règlementaires. D’une part, car les oppositions entre « manifestations revendicatives » et « manifestations cultuelles » assénées par les autorités publiques, en se fondant sur le discours du Premier ministre du 29 octobre 2020 sur l’application des mesures contre la covid-19 dans lequel ce dernier exposait que « tous les rassemblements sont interdits sur la voie publique à l’exception des manifestations revendicatives déclarées auprès de la préfecture », ne s’appuient sur aucune base légale. D’autre part, car les règles spécifiques en matière de laïcité, parfois invoquées, sont inopérantes, ne s’appliquant pas aux usagers de l’espace public (CE, référé, 26 août 2016, n° 402742 N° Lexbase : A6904RYD).
Plusieurs arrêtés préfectoraux ont été déférés au juge de l’urgence, afin de garantir l’effectivité de la liberté de manifester et de la liberté de culte. Dans un premier temps, les juges des référés montrent que c’est bien la liberté de culte qui est visée, en rejetant les demandes. Pour le juge de Bordeaux, la manifestation déclarée à Bergerac « n’a d’autre objet que l’organisation d’une messe en plein-air, et ainsi le seul exercice d’un culte, sans portée revendicative particulière, ce qui ne rentre manifestement pas dans le champ d’application du I de ce décret [du 29 octobre 2020], ni dans les exceptions à l’interdiction de rassemblement mentionnées au III, comme le préfet de Dordogne a pu le retenir à bon droit » [8]. Pour le juge de Nantes, « l’organisation d’une messe sur la voie publique afin de permettre un rassemblement collectif interdit par cet article 47 [du décret du 29 octobre 2020] à l’intérieur des lieux de culte ne peut être regardée comme une manifestation » [9].
Cette vision très restrictive d’une liberté de manifestation exclusive de tout acte cultuel (prière, messe, etc.) est tout à fait contraire tant à la lettre de la loi, qui ne prévoit qu’une déclaration quand la manifestation n’est pas habituelle (article 27 de la loi du 9 décembre 1905), qu’à son interprétation authentique. La circulaire du Premier ministre du 28 septembre 1987, relative à la motivation des actes administratifs, indique que « les interdictions de cérémonies, processions et autres manifestations extérieures du culte » doivent être spécialement motivées, en tant que « décisions restreignant l’exercice des libertés publiques » touchant ici à la liberté religieuse [10]. Cette vision est aussi contraire à une ancienne (et toujours actuelle) jurisprudence du Conseil d’État, qui, depuis l’arrêt « Abbé Olivier » (CE, 19 février 1909, n° 27355 N° Lexbase : A2814B8Q), Rec. p. 181), limite les interdictions de manifestation cultuelle « aux seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Or, la manifestation d’un culte sur la voie publique n’est pas, de soi, constitutive d’un trouble à l’ordre public. Cette jurisprudence a été rappelée en 1933, 1947, 1950 ou 1954 pour des processions (CE, 25 janvier 1933, Abbé Coiffier, Rec. p. 100 ; CE, 2 juillet 1947, Sieur Guiller, Rec. p. 293 ; CE, 26 avril 1950, Abbé Dalqué, Rec. p. 234 ; CE, 3 décembre 1954, Sieur Rastoul, Rec. p. 636), en 1948 pour des messes publiques sur l’esplanade du Palais de Chaillot (CE, 5 mars 1948, Jeunesse indépendante chrétienne féminine [LXB=], Rec. p. 121), et encore en 1966 dans une affaire de procession « canalisée » c’est-à-dire déviée d’une artère principale (CE, 21 janvier 1966, n° 61692 N° Lexbase : A4166B8S, Rec. p. 45). Elle est également contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation qui estime que des personnes ayant « déployé une banderole, dit des prières et chanté des cantiques » dans la rue relèvent du régime du « rassemblement, effectué sur la voie publique pour exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune, [et] constitue une manifestation soumise à déclaration préalable auprès de l’autorité compétente » (Cass., crim., 15 juin 1999, n° 98-84.045 N° Lexbase : A7050CTB).
Ce n’est que dans un second temps (à l’occasion des nouvelles manifestations du dimanche 22 novembre, dans environ 70 villes françaises), que le juge administratif de l’urgence a rappelé la possibilité légale des manifestations cultuelles sur la voie publique. Ainsi, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a-t-il estimé qu’« il ne résulte pas des dispositions en vigueur, notamment du décret du 29 octobre 2020 susvisé, qu’une manifestation sur la voie publique puisse être interdite par principe, au seul motif qu’elle pourrait être regardée, par son but ou par sa forme, comme la manifestation extérieure d’un culte » (TA Clermont-Ferrand, 21 novembre 2020, n° 2002065 N° Lexbase : A267937D, cons. n° 12), formulation reprise peu après par le Tribunal administratif de Paris dans une affaire semblable (TA Paris, 21 novembre 2020, n° 2019541N° Lexbase : A268337I). Pour autant, dans l’affaire clermontoise, de nouveaux arrêtés préfectoraux sont venus interdire les manifestations cultuelles autorisées, mais au motif de la crise sanitaire. Attaqués en référé, ils ont été cette fois-ci validés par le Tribunal administratif (TA Clermont-Ferrand, 22 novembre 2020, n° 2002091) [11].
En définitive, dans ces affaires de liberté de culte, le juge administratif n’admet que l’urgence de l’état d’urgence sanitaire. Il rejette la plupart des recours formés soit contre le décret (les libraires étant les derniers à en faire les frais, bien qu’ils « contribuent à l’exercice effectif de la liberté d’expression ainsi que de la libre communication des idées » et « présentent un caractère essentiel », CE, référé, 13 novembre 2020, n°s 445883, 445886, 445899 N° Lexbase : A8139349), soit contre son application outrée. Espérons qu’au fond, et moins pris par l’urgence, le juge saura reconnaître que les libertés fondamentales ainsi bafouées méritaient une plus grande protection.
[1] Le même affirmait, le 31 octobre 2020, « l’entière détermination du Gouvernement et du président de la République pour permettre à tous à et chacun de pratiquer son culte en toute sécurité et en toute liberté ».
[2] J. Fialaire, Liberté de culte et urgence sanitaire : les leçons de la jurisprudence, JCP éd. A, 2020, 2155.
[3] Sur ces aspects, v. E. Tawil, Cultes et congrégations, Dalloz, 2019, n°34.06, p. 393. Sur le rôle du maire, v. Fr. Epinette, 1905-2005 : du bourdon au muezzin, le maire, acteur républicain du fait religieux, Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, n° 4, 2005, pp. 71-78.
[4] Le juge de l’urgence n’a pas considéré qu’il y avait ici atteinte à la liberté de manifester, considérant que « par courrier du 13 novembre 2020, le préfet de la Loire-Atlantique a accusé réception de la déclaration de manifestation déposée par M. B. et lui a délivré le récépissé prévu », (TA Nantes, 13 novembre 2020, n° 2011398). Curieuse conception de l’immédiateté, que de considérer la condition remplie quand l’autorité devant immédiatement délivrer un récépissé attend d’être déféré en justice pour y satisfaire…
[5] Nantes. Bien que déçus, les fidèles se rassembleront dimanche place Graslin, Ouest-France.
[6] « La messe est essentielle » : des milliers de catholiques réunis devant les églises de France, RT France, 16 novembre 2020.
[7] D’ailleurs, le Conseil d’État, dans la décision commentée plus haut, considère qu’« il résulte, par ailleurs, des déclarations faites lors de l’audience par l’administration, que des instructions ont été données pour que les fidèles puissent se déplacer dans le lieu de culte le plus proche de leur domicile ou situé dans un périmètre raisonnable autour de celui-ci en cochant, en l’état du modèle-type de justificatif qui gagnerait à être explicité, la case ‘motif familial impérieux’ », renforçant sa décision n° 440263 du 20 octobre 2020 (N° Lexbase : A33383YB) relativisant la portée du « modèle d’attestation facultatif comportant l’ensemble des cas de sortie autorisée ».
[8] TA Bordeaux, 14 novembre 2020, n° 2005171, considérant n° 5..
[9] TA Nantes, 14 novembre 2020, n° 2011487, considérant n° 5.
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