La lettre juridique n°830 du 2 juillet 2020 : Avocats/Déontologie

[Focus] Affaire Paul Bismuth : Peut-on surveiller les avocats ?

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par Benjamin Fiorini, Maître de conférences à l’Université Paris 8

le 02 Juillet 2020


Mots-clefs : Avocat • Actualité • Secret professionnel • Surveillance • PNF • Bismuth 


 

Parfum de scandale - « Invraisemblable accumulation de manquements et de dysfonctionnements », « méthodes de barbouze », « Watergate à la française » [1] : avocats et politiques n’ont pas eu de mots assez durs pour fustiger les investigations effectuées par le Parquet national financier (PNF) dans le cadre de la fameuse « affaire Paul Bismuth », cet étrange alias employé par l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy pour dialoguer avec son avocat Thierry Herzog à l’abri des oreilles de la justice.

Le contenu de la surveillance effectuée par le PNF doit être présenté (I), avant que ne soit portée une appréciation sur sa licéité – sous réserve, bien entendu, que les éléments rapportés par la presse soient exacts (II).

I. Le contenu de la surveillance effectuée par le PNF

Révélations de la presse - D’après les éléments portés à la connaissance du public le 24 juin 2020 par le journal Le Point [2], les magistrats du PNF ont ouvert le 3 mars 2014 une enquête préliminaire pour violation du secret professionnel visant à identifier la  taupe qui aurait informé l’ex-chef de l’Etat que sa ligne téléphonique ouverte au nom de Paul Bismuth était placée sur écoute, les procès-verbaux retranscrivant les conversations effectuées sur cette ligne portant à croire que cette information lui est parvenue le 25 février 2014. Pour découvrir le mystérieux informateur dont ils pressentent qu’il porte la robe noire, les magistrats du PNF ont d’abord demandé aux enquêteurs de dresser la liste de toutes les personnes ayant échangé par téléphone avec Thierry Herzog le 25 février 2014, parmi lesquelles figuraient de nombreux ténors du barreau, dont Eric Dupond-Moretti, mais aussi Hervé Temime, Jacqueline Laffont, Pierre Haïk, Marie-Alix Canu-Bernard, ou encore les avocats du cabinet Veil Jourde. 

Fadettes et géolocalisations différées - Le PNF, en lien avec les policiers de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF), a ensuite sollicité et examiné les fadettes - c’est-à-dire, les factures téléphoniques - des lignes ouvertes au nom de ces avocats, sur la période de quinze jours précédant la date où l’indiscrétion aurait été commise. Le PNF a également fait procéder à la géolocalisation différée du téléphone portable de certains d’entre eux - c’est-à-dire à la reconstitution a posteriori de leur positionnement dans le temps et dans l’espace, hypothèse qui doit être distinguée de la géolocalisation en temps réel (nous y reviendrons). Le but de ces investigations était manifestement de vérifier si ces avocats avaient été en contact, les jours précédents le 25 février 2014, avec des personnes tenues au secret professionnel susceptibles de les informer que la ligne de Paul Bismuth était surveillée. Cette enquête préliminaire s’avérant finalement infructueuse, elle sera classée sans suite fin 2019, après plusieurs années - au moins trois ans ! - sans qu’aucun acte d’investigation n’ait été effectué.

Remise en cause du secret professionnel - L’émoi suscité par ces révélations dans la communauté judiciaire, mais également dans le monde politique, n’est guère surprenant au regard de deux éléments. Premièrement, la surveillance simultanée de nombreux avocats, se traduisant par l’accès aux métadonnées de leurs communications téléphoniques et la reconstitution de leurs déplacements physiques sur une période relativement longue, paraît heurter, outre le droit au respect de la vie privée, le secret professionnel censé protéger les droits de la défense. Le procès équitable suppose que l’avocat et son client puissent s’entretenir dans un rapport de confidentialité, et il n’est pas extravagant d’arguer que cette exigence, en plus de concerner le contenu des échanges, devrait aussi s’appliquer à leur existence même. 

Remise en cause du PNF - Secondement, ces mesures d’une ampleur inédite, en plus d’intervenir dans le cadre d’une affaire politiquement explosive, ont été révélées dans un contexte tendu où la légitimité du PNF est remise cause par beaucoup. En effet, l’article du Point a été publié quelques jours après qu’Eliane Houelette, procureure à la tête du PNF entre le 30 janvier 2014 et le 30 juin 2019, a déclaré le 10 juin 2020, dans le cadre de son audition lors de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, avoir subi des « pressions » de la part du parquet général dans le cadre de l’affaire Fillon [3], donnant ainsi du grain à moudre aux détracteurs d’une Justice aux ordres. C’est ainsi que Rachida Dati (LR) a déclaré avoir le « sentiment » que le PNF est devenu une « officine », quand Christian Jacob (LR) l’a présenté comme « un bras armé politique » [4].

Suites judiciaires en perspective - Cette double indignation, tantôt politique, tantôt judiciaire, a été entendue par la garde des Sceaux Nicole Belloubet, qui a demandé le 26 juin 2020 à la procureure générale de Paris « un rapport circonstancié sur la nature précise »de l’enquête menée par le PNF, qui portera« notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée ». De son côté, le Bâtonnier de Paris, Olivier Cousi, a demandé au célèbre avocat Henri Leclerc d’envisager une action en justice contre l’Etat. 

Par-delà les passions déchaînées par cette affaire, il paraît donc opportun de s’interroger, au regard des éléments rapportés par la presse, sur la licéité des méthodes d’enquête employées par le PNF à cette occasion.

II. La licéité de la surveillance effectuée par le PNF

Clarification - Pour commencer, il convient de dissiper un malentendu parfois entretenu par des personnes intéressées au dossier, et souvent relayé aveuglément par la presse, selon lequel les avocats auraient été mis sur écoute : d’un point de vue strictement juridique, il n’y a rien de plus faux. Schématiquement, il est possible d’affirmer que le Code de procédure pénale distingue clairement trois actes d’enquête : l’interception de communications, les réquisitions, et la géolocalisation en temps réel.

Régime propre aux interceptions - L’interception de communications, souvent désignée par l’expression « écoutes téléphoniques » (improprement, puisque les communications concernées peuvent s’écouter mais aussi se lire, par exemple lorsqu’il s’agit d’un SMS), renvoie au cas où les enquêteurs prennent connaissance du contenu des échanges se déroulant sur la ligne d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction. Cette mesure étant particulièrement intrusive, le Code de procédure pénale et la jurisprudence l’encadrent de façon drastique, tout spécialement lorsque sont susceptibles d’être surprises les conversations entre un avocat et la personne qu’il défend. Ainsi, dans le cadre d’une information judiciaire, l’article 100-7 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5915DYQ) prévoit qu’ « aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le Bâtonnier en soit informé par le juge d’instruction ». En outre, la Cour de cassation considère que « même si elle est surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière, la conversation entre un avocat et l’un de ses clients ne peut être transcrite et versée au dossier de la procédure que s’il apparaît que son contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction » [5].

Absence d’interceptions - En l’occurrence, d’après les informations rapportées par Le Point, le PNF ne semble avoir effectué aucune interception de communications sur les lignes téléphoniques des avocats concernés ; les garanties rattachées à cet acte d’enquête ne trouvaient donc pas à s’appliquer. En réalité, l’épluchage des fadettes est intervenu dans le cadre du pouvoir de réquisition prévu à l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7423LPM) et qui permet  au procureur de la République ou, sur son autorisation, à l’officier de police judiciaire, de « requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des informations intéressant l'enquête, y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, de lui remettre ces informations ». S’agissant, d’une réquisition adressée à un opérateur téléphonique pour l’obtention des factures détaillées, le Code ne prévoit aucune garantie particulière lorsque la ligne visée a été ouverte par un avocat : ni l’autorisation d’un magistrat du siège, ni l’information du Bâtonnier ne sont exigées. A priori, à s’en tenir à ces dispositions, il semble donc que le PNF soit resté dans les clous.

Régime propre aux géolocalisations en temps réel - La géolocalisation est, quant à elle, définie à l’article 230-32 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7402LPT) comme un moyen technique permettant « la localisation en temps réel, sur l'ensemble du territoire national, d'une personne, à l'insu de celle-ci, d'un véhicule ou de tout autre objet ». Une telle mesure étant, là encore, particulièrement intrusive, plusieurs garanties sont prévues par le Code de procédure pénale, notamment s’agissant des infractions soupçonnées pouvant conduire à ce type de mesure, la violation du secret professionnel n’en faisant pas partie.

Absence de géolocalisations en temps réel - Appliquant le texte à la lettre, la Chambre criminelle de la Cour de cassation considère que doivent être distinguées les géolocalisations judiciaires accomplies en temps réel, seules à être régies par les dispositions des articles 230-32 et suivants du Code de procédure pénale et celles qui, réalisées en temps différé pour reconstitution de son parcours a posteriori, sont exécutées sur le fondement de l'article 77-1-1 (N° Lexbase : L7423LPM) du même Code [6]. Ainsi, d’après les informations dévoilées par Le Point, ce n’est guère à une géolocalisation au sens de l’article 230-32 du Code de procédure pénale que s’est livré le PNF - laquelle aurait été illégale au regard de l’infraction soupçonnée -, mais, encore une fois, à une réquisition dans le cadre d’une enquête préliminaire, ainsi que le Code le permet. 

Exigence de légitimité et de nécessité -Pour autant, malgré le respect formel de l’article 77-1-1 du Code de procédure pénale, il n’est pas acquis que la surveillance des avocats mise en œuvre par le PNF soit parfaitement licite. En effet, pour qu’un acte d’enquête portant atteinte au droit au respect de la vie privé soit conforme aux exigences de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (N° Lexbase : L4798AQR), il est nécessaire que cet acte soit non seulement prévu par la loi, mais également qu’il poursuive un but légitime et soit nécessaire dans une société démocratique, étant précisé que la Cour de Strasbourg se montre particulièrement tatillonne dans l’examen de la condition de nécessité lorsque c’est un avocat qui fait l’objet de la mesure [7]. La condition de nécessité est-elle remplie en l’espèce, alors même que des mesures très intrusives et de longue durée, visant des avocats tenus au secret professionnel au simple motif qu’ils ont été en contact avec une personne précise un jour déterminé, ont été mises en œuvre pour tenter de prouver la commission d’un délit exposant son auteur à une peine modérée ? La question mérite d’être posée.

Compétence du PNF et connexité - En outre, il convient de relever - peut-être plus fondamentalement - que la violation du secret professionnel ne fait pas partie des infractions pour lesquelles le PNF est spécifiquement habilité à enquêter au titre des articles 705 et suivants du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0541LT9). Certes, il résulte des articles 705 et 705-1 (N° Lexbase : L8958K8B) que le PNF est compétent pour enquêter sur des infractions connexes et à certaines délits boursiers à certaines infractions de blanchiment ; mais rien ne laisse penser, au regard des informations communiquées par la presse, que l’enquête préliminaire a été diligentée sur le fondement d’une telle connexité. En revanche, il est vrai que d’après la circulaire du 31 janvier 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, « dans le cas d’infractions connexes aux délits relevant de sa compétence concurrente, le procureur de la République financier a vocation à se saisir des affaires dans lesquelles ces infractions occupent une place centrale, sous réserve d’une appréciation au cas par cas et de l’opportunité d’une disjonction dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice » [8]. Peut-on dire qu’en l’espèce, la violation éventuelle du secret professionnel occupait une « place centrale » ?

Enfin, il doit être relever que cette enquête préliminaire a été ouverte par le PNF le 3 mars 2014 alors même que le 26 février 2014, une information judiciaire des chefs de violation du secret de l'instruction et de trafic d'influence a préalablement été ouverte, donnant notamment lieu à la mise en examen de Nicolas Sarkozy et de Thierry Herzog. Les faits objet de cette information paraissant éminemment connexes avec ceux ayant justifié l’ouverture de l’enquête préliminaire par le PNF, il aurait paru logique que ce dernier en saisisse les magistrats instructeurs plutôt que d’enquêter dans son coin, d’autant que cela a eu pour effet d’empêcher les mis en examen d’accéder à des éléments potentiellement à décharge. Questionné sur ce choix, le PNF a indiqué que « l'ouverture d'une seconde enquête sur ce délit connexe s'est faite dans un souci de bonne administration de la justice, pour ne pas brouiller la conduite de l'information principale ». Si l’objectif était de ne rien brouiller, pas sûr qu’il ait été atteint…

 

[1] Ces expressions sont respectivement celles employées par Nicolas Sarkozy, Eric Dupond-Moretti, et Eric Ciotti.

[2] « La nouvelle affaire des écoutes », Le Point, 24 juin 2020.

[3] « Affaire Fillon : l’ex-procureure financière évoque une ’ énorme pression ‘ de la part de sa hiérarchie », Le Monde, 19 juin 2020.

[4] « Pourquoi le Parquet national financier est dans la tourmente », Le Monde, 28 juin 2020.

[5] Cass. crim., 22 mars 2016, n° 15-83.205, FS-P+B (N° Lexbase : A7139Q9B).

[6] Cass. crim., 2 novembre 2016, n° 16-82.376, F-P+B (N° Lexbase : A8989SEN).

[7] V., pour une illustration, CEDH, 16 juin 2016, Req. 49176/11, « Versini-Campinchi Et Crasnianski c. France » (N° Lexbase : A1124RTS).

[8] Circulaire du 31 janvier 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, NOR : JUSD1402887C.

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