La lettre juridique n°775 du 14 mars 2019 : Expropriation

[Chronique] Chronique de droit de l’expropriation – Mars 2019

Réf. : Cass. civ. 3, 6 décembre 2018, n° 17-24.312, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2748YPH) ; Cass. civ. 3, 20 décembre 2018, n° 17-18.194, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0772YRZ) ; Cass. civ. 3, 17 janvier 2019, n° 17-28.914, F-D (N° Lexbase : A6687YTT)

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par Pierre Tifine, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique, Doyen de la faculté de droit, économie et administration de Metz

le 13 Mars 2019

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d’actualité de droit de l’expropriation rédigée par Pierre Tifine, Professeur à l’Université de Lorraine et doyen de la faculté de droit économie et administration de Metz. Dans la première décision commentée, la Cour de cassation rappelle les limites de la compétence du juge judiciaire qui est exclue dans les hypothèses où l’implantation d’un ouvrage public n’est pas la conséquence directe de l’expropriation (Cass. civ. 3, 6 décembre 2018, n° 17-24.312). Une deuxième décision traite de la question de l’indemnisation d’un locataire bénéficiant d’une autorisation précaire d’exploiter un fonds de commerce (Cass. civ. 3, 20 décembre 2018, n° 17-18.194). Enfin, sera abordée la question de la détermination de la date à laquelle l’usage effectif des biens doit être apprécié (Cass. civ. 3, 17 janvier 2019, n° 17-28.914).

  • L’indemnisation du préjudice résultant de l’implantation d’un ouvrage public et qui n’est pas la conséquence directe de l’emprise pour laquelle l’expropriation a été ordonnée ne relève pas de la compétence du juge de l’expropriation (Cass. civ. 3, 6 décembre 2018, n° 17-24.312, FS-P+B+I N° Lexbase : A2748YPH)

 

Lorsqu’une expropriation a été ordonnée en vue de la construction d’un ouvrage public, il est est souvent difficile de déterminer si le préjudice dont il est demandé réparation est ou une non une conséquence directe de cette expropriation. Selon la réponse apportée à cette question, c’est le juge de l’expropriation ou le juge administratif qui sera compétent.

 

Dans la présente affaire, la Régie autonome des transports parisiens (RATP) avait poursuivi l’expropriation d’une partie du tréfonds d’une parcelle appartenant aux requérants et elle critique, devant la troisième chambre civile de la Cour de cassation, la méthode d’évaluation des biens retenue par la cour d’appel de Paris. La cour d’appel avait fixé l’indemnité principale d’expropriation du tréfonds à 26 406 euros et l’indemnité de remploi à 3 641 euros, et elle avait précisé que l’indemnité pour dépréciation du surplus du terrain serait égale au surcoût imposé par la présence du tunnel à la construction d’un immeuble de deux niveaux de sous-sols qui est projetée par les personnes expropriées.

 

L’article L. 321-1 du Code de l’expropriation pour cause d'utilité publique (N° Lexbase : L7987I4L) précise que «les indemnités allouées couvrent l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation». En l’espèce, c’est le caractère direct du préjudice résultant de la dépréciation du surplus du terrain qui est contesté par la RATP. Il est ici utile de rappeler que cette indemnité est versée au titre des préjudices accessoires relatifs aux terrains conservés par le propriétaire et tenant essentiellement à la perte de valeur vénale de ces terrains et à la détérioration de leurs conditions d’exploitation.

 

L’essentiel de la jurisprudence consacrée à la détermination du caractère direct des préjudices subis concerne des cas où une parcelle, qui est généralement une exploitation agricole, est coupée en deux. Dans ce cas, le préjudice n’est indemnisable que si la nouvelle configuration de la propriété du requérant est la conséquence directe de l’expropriation. Il en va ainsi lorsqu’une opération d’expropriation a eu pour effet de diviser une propriété d’un seul tenant en deux parties séparées par une nouvelle route et comprenant, l’une, la maison d’habitation et les bâtiments d’exploitation, l’autre, les pâturages. Dans cette hypothèse, c’est le juge de l’expropriation qui est compétent pour attribuer une indemnité en vue de construire une nouvelle étable dans les pâturages en vue d’éviter aux bêtes de traverser la route, ce qui représenterait un danger, à la fois pour elles et pour les automobilistes [1]. En revanche, ne peuvent être indemnisés par le juge de l’expropriation, les dommages qui ne résultent pas directement de l’emprise foncière mais qui ne sont que la conséquence future ou éventuelle de la présence ou du fonctionnement des ouvrages publics dont la réalisation a nécessité l'expropriation. Dans ce cas, c’est le juge administratif qui est compétent, et le requérant n’obtiendra réparation qu’à condition de démontrer qu’il a subi un préjudice anormal et spécial. Ainsi, lorsque l’exploitation est scindée en deux par l’expropriation, mais que la réalisation de l’ouvrage en aggrave les conditions d’exploitation soit en incorporant des cheminements existants dans l’emprise, soit en rendant plus difficile le franchissement de l’ouvrage, il ne peut s’agir que d’un dommage de travaux publics éventuellement indemnisable par le juge administratif au titre de l’allongement de parcours [2]. D’autres types de dommages peuvent d’ailleurs être réparés à ce titre qu’il s’agisse, par exemple, d’une perte de visibilité [3], de nuisances sonores ou du préjudice d’agrément [4]. Il est ici intéressant de constater que puisqu’il s’agit d’un dommage distinct de celui qui est consécutif au transfert de propriété, l’indemnité allouée va s’ajouter à celle déjà fixée par le juge de l’expropriation au titre de la dépréciation du surplus [5].

 

Au sens de cette jurisprudence, il apparaît clairement que le préjudice dont il est demandé réparation dans ces différentes affaires n’est pas directement lié à l’expropriation. Comme on l’a vu, la plupart des cas litigieux s’inscrivent sur un plan horizontal, dans le sens où l’expropriation aboutit à scinder une propriété en deux. L’originalité de la présente affaire est liée au fait que l’expropriation ne porte que sur le tréfonds des parcelles concernées, ce qui fait qu’elle s’inscrit sur un plan vertical. La question qui se pose ici consiste à déterminer si le surcoût qu’est susceptible d’entraîner l’expropriation du tréfonds en cas de réalisation d’un projet de construction d’immeuble avec sous-sols - qui ne constitue en réalité qu’un avant-projet sommaire - est directement lié à l’expropriation. Comme le souligne un rapport d’expertise, le coût de la construction sera certainement augmenté par la réalisation de fondations spéciales qui descendront ancrer l’immeuble de part et d’autre du tunnel et à un niveau inférieur à celui-ci ainsi que par la réalisation de dispositifs qui devront être mis en place pour neutraliser les vibrations consécutives au passage des trains. Mais il s’agit là, à l’évidence, non pas d’une conséquence directe de l’emprise pour laquelle l’expropriation a été ordonnée, mais d’une conséquence probable de l’implantation future de l’ouvrage public que constitue le tunnel. S’agissant d’un préjudice lié la construction d’un ouvrage public, seul le juge administratif est compétent pour le réparer.

 

  • Indemnité d’éviction d’un locataire bénéficiant d’une autorisation précaire d’exploiter un fonds de commerce sur une terrasse objet de l’expropriation (Cass. civ. 3, 20 décembre 2018, n° 17-18.194, FS-P+B+I LXB=A0772YRZ])

 

La jurisprudence concernant le caractère indemnisable des préjudices subis par les personnes expropriées est particulièrement riche et casuistique comme l’illustre l’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 20 décembre 2018. En application de l’article L. 321-1 du Code de l’expropriation pour cause d'utilité publique : «les indemnités allouées couvrent l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation». La particularité de l’arrêt commenté est qu’il ne concerne pas directement les caractères du préjudice subi visés par cet article mais la question de savoir si le requérant peut se prévaloir d’un droit ou d’un intérêt «juridiquement protégé». Ainsi le juge judiciaire a-t-il pu considérer que ne pouvait faire l’objet d’une indemnisation la perte d’un fonds de commerce pour l’exploitation duquel l'intéressé ne disposait plus, à la date de l'ordonnance d’expropriation, d’une autorisation administrative régulière [6]. De même, n’est pas réparé le préjudice occasionné par la perte d’une ressource provenant d’un ouvrage illégalement édifié [7] ou encore par la destruction d’une construction édifiée sans permis de construire, à moins que l’infraction pénale ne soit prescrite [8].

 

La jurisprudence est toutefois parfois plus nuancée sur ces questions que l’on pourrait le penser de prime abord. Il a ainsi été jugé que devait être indemnisé l’exploitant d’une carrière de concassage, alors même que sa situation était irrégulière, dès lors toutefois que le zonage du plan d’occupation des sols permettait cette exploitation [9]. L’arrêt commenté s’inscrit dans cette ligne. En l’espèce, la société X était titulaire d’une autorisation temporaire de créer une terrasse fermée -une véranda- qui lui avait été accordée à titre gratuit et précaire, le 18 mars 1981, par l’association syndicale libre de la zone d’aménagement concertée et par le syndicat des copropriétaires en vue de l’exploitation de son fonds de commerce. La cour d’appel de Versailles avait décidé de lui accorder à ce titre une indemnité d’un montant de 104 900,60 euros qui est contestée devant la Cour de cassation par l’expropriant.

 

Dans un arrêt du 6 mars 1991, la Cour de cassation avait décidé que ne devait pas donner lieu à réparation le préjudice afférent à une construction édifiée à titre précaire sur la base d’une autorisation temporaire [10]. Toutefois, il avait été relevé par la Cour, dans sa décision, que la convention stipulait que «le contrat prendra fin sans aucune formalité en cas d’expropriation, sans que le preneur puisse prétendre à aucune indemnité». Dans la présente affaire, en revanche, le cas d’une expropriation et de ces conséquences en matière indemnitaire n’était pas prévu dans le cadre de l’autorisation consentie à la société X. Il était incontestable, par ailleurs, que cette autorisation était toujours en vigueur au moment où le juge de l’expropriation a été amené à statuer sur les indemnités. Ainsi, si la société X bénéficiait d’une simple autorisation précaire d’exploiter son fonds sur la terrasse, objet de l’expropriation, elle n’en disposait pas moins d’un droit juridiquement protégé. Il est probable, également, que les juges aient pris en considération l’ancienneté de cette autorisation -plus de 35 ans- pour considérer que l’occupant pouvait se prévaloir d’un droit juridiquement protégé. Enfin, il est incontestable que c’est bien l’expropriation qui est à l’origine directe du préjudice financier subi par la société X. Le pourvoi en cassation exercé par la société Y est en conséquence rejeté.

 

  • Rappel des règles relatives à la détermination de la date à laquelle l’usage effectif des biens doit être apprécié (Cass. civ. 3, 17 janvier 2019, n° 17-28.914, F-D N° Lexbase : A6687YTT)

 

L’arrêt de la cour d’appel de Douai en date du 25 septembre 2017, qui fait l’objet d’un pourvoi en cassation, est critiqué en ce qu’il fixe les indemnités de dépossession dues à M. et Mme X à une somme de 336 030 euros, par suite de l’expropriation, au profit de la société d’économie mixte Ville renouvelée, de parcelles leur appartenant. L’arrêt rendu par la Cour de cassation permet de réaffirmer les règles, assez complexes, relatives à la détermination de la date à laquelle la consistance des biens expropriés doit être estimée.

 

Il est important, tout d’abord, d’insister sur le fait que l’expropriation constitue un mode de cession forcée des biens. En conséquence, ce que doit percevoir l’exproprié, ce n’est pas un prix qui correspondrait une vente mais une indemnité qui correspond à la réparation du préjudice subi. Ainsi, comme le précise l’article L 321-1 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les indemnités allouées doivent couvrir «l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation». Si l’application de ces dispositions fait l’objet d’une jurisprudence foisonnante et particulièrement casuistique, dont il a été fréquemment été question dans ces colonnes, elles ne sont pas au cœur de l’arrêt qui fait l’objet du présent commentaire. En effet, les dispositions ici en cause sont celles de l’article L. 322-1 et de l’article L. 322-2 (N° Lexbase : L9923LMH).

 

L’article L. 322-1 précise que «le juge fixe le montant des indemnités d’après la consistance des biens à la date de l’ordonnance portant transfert de propriété».  L’article L. 322-2 précise quant à lui que les biens «sont estimés à la date de la décision de première instance». Avant la loi d’orientation agricole du 26 juillet 1962, les biens étaient évalués en tenant compte de leur possibilité d’utilisation immédiate. Pour éviter la spéculation foncière et la surévaluation des terrains consécutifs à l’annonce de travaux, cette loi a introduit la règle selon laquelle doit être pris en considération l’usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l’ouverture de l'enquête prévue aux actuels articles L. 110-1 (N° Lexbase : L7929I4G) à L. 121-2 ou, dans le cas visé à l'article L. 122-4 (N° Lexbase : L7940I4T) [11], un an avant la déclaration d’utilité publique. De même, dans la dernière version de cet article, issu de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018,  portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (N° Lexbase : L8700LM8), dans le cas des projets ou programmes soumis au débat public prévu par l’article L. 121-8 du Code de l’environnement (N° Lexbase : L1019LKX) ou par l’article 3 de la loi n° 2010-597 du 3 juin 2010, relative au Grand Paris (N° Lexbase : L4020IMT), est pris en compte le jour de la mise à disposition du public du dossier de ce débat ou, lorsque le bien est situé à l’intérieur du périmètre d’une zone d’aménagement concerté, à la date de publication de l’acte créant la zone, si elle est antérieure d’au moins un an à la date d'ouverture de l’enquête publique préalable à la déclaration d'utilité publique.

 

C’est à la date de référence -et non pas celle du transport sur les lieux [12] ou de l’ordonnance d’expropriation [13]- que doit se placer le juge pour apprécier l’usage effectif du bien, les critères de qualification ainsi que les possibilités de construction. En l’espèce, il y avait lieu de prendre en considération l’usage effectif de la parcelle litigieuse un avant l’ouverture de l’enquête publique. Les requérants font grief à l’arrêt attaqué de ne préciser ni la date de référence ni la qualification de la parcelle. Mais pour que ce moyen soit admis, il est nécessaire de démontrer qu’il y a eu une modification dans l’usage effectif du bien, ou à tout le moins qu’il aurait pu être évalué selon une qualification ou un usage différents de ceux retenus par les juges du fond. Tel n’est pas le cas en l’espèce, ce qui conduit la Cour de cassation à rejeter le pourvoi.

 

[1] T. confl., 5 décembre 1977, n° 02058 (N° Lexbase : A8113BDT), Rec. p. 669, AJPI, 1978, p. 734, note Ph. Chateauraynaud.

[2] T. confl., 15 janvier 1979, n° 02107 (N° Lexbase : A8282BD4), Rec. p. 560, RD rur., 1979, p. 350, chron. Y. Jégouzo, CJEG, 1979, p. 35, note P. Sablière, RDP, 1980, p. 259, chron. J.-B. Auby.

[3] V. par exemple Cass. civ. 3, 14 janvier 1998, n° 96-70.153 (N° Lexbase : A9174CSL).

[4] Cass. civ. 3, 22 avril 1976, n° 75-70.058 (N° Lexbase : A5478CIQ), Bull. civ. 1978, III, n° 158 (prise en compte de la dégradation d'un environnement calme et naturel).

[5] CE, 4 octobre 2000, n° 198417 (N° Lexbase : A3265AT4), AJDI, 2001, p. 451, note R. Hostiou.

[6] Cass. civ. 3, 15 juin 1977, n° 76-70.215 (N° Lexbase : A5755CHM), Bull. civ. III, 1977, n° 266 ; Cass. civ. 3, 25 février 1998, n° 97-700.04 (N° Lexbase : A9841AGL), AJDI, 1998, p. 939, note A. Lévy ; v. aussi Cass. civ. 3, 31 octobre 2001, n° 00-70.176 (N° Lexbase : A9906AWS), AJDI, 2002, p. 234, obs. C. Morel, RD imm., 2002, p. 533, obs. C. Morel.

[7] Cass. civ. 3, 8 juin 2010, n° 09-15.183 (N° Lexbase : A0145EZE).

[8] CA Paris, 7 juillet 1989, Pedro c/ Samboe, JCP éd. G, 1989, IV, comm. 372.

[9] Cass. civ. 3, 7 mai 1996, n° 95-70.089 (N° Lexbase : A1236CPH), AJPI, 1996, p. 1026, obs. A. Lévy.

[10] Cass. civ. 3, 6 mars 1991, n° 89-70.226 (N° Lexbase : A4218CNK), AJPI, 1991, p. 602, obs. A.B.

[11] Cet article concerne la procédure d’expropriation relative aux opérations secrètes intéressant la défense nationale.

[12] Cass. civ. 3, 31 mai 1995, n° 94-70.081 (N° Lexbase : A8678ABZ), Bull. civ. III, n°136, AJPI, 1996, p. 52, obs. C.M., JCP éd. G, 1995, IV, comm. 1805, RD imm. 1995, p. 727, obs. C.M.

[13] Cass. civ. 3, 27 mars 1996, n° 94-70.299 (N° Lexbase : A6528AHA), JCP éd. G 1996, IV, comm. 1196.

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