Réf. : Cass. civ. 3, 7 juin 2018 n° 17-17.240, FS-P+R+I (N° Lexbase : A4490XQD)
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par Florence Bayard-Jammes, Professeur associé à Toulouse Business School
le 04 Juillet 2018
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 juin 2018 est un arrêt majeur en droit de la copropriété qui confirme la possibilité de créer un droit de jouissance spéciale sur un lot de copropriété au profit d’autres lots de l’immeuble collectif. Ce droit, attaché au lot, comme le droit de jouissance exclusif sur une partie commune, est un droit réel et perpétuel.
En 2004, une SCI acquiert, dans un immeuble en copropriété, divers lots à vocation commerciale, dont un à usage de piscine, plage et solarium. Par convention conclue le 20 aout 1970 «valant additif» au règlement de copropriété, les anciens propriétaires du lot à usage de piscine se sont engagés à assumer les frais de fonctionnement de la piscine et à autoriser son accès gratuit aux copropriétaires, à leurs locataires et leurs invités au moins pendant la durée des vacances scolaires. La SCI, acquéreur du lot, a dans un premier temps fait assigner le syndicat des copropriétaires en nullité de la convention. Un arrêt rendu le 12 janvier 2016 par la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 12 janvier 2016, n° 14/03988 N° Lexbase : A4589N3D), devenu définitif, l’a déclaré valable et a condamné la SCI à procéder, dans les termes de la convention, à l'entretien et à l'exploitation de la piscine.
La SCI a, par la suite, assigné le syndicat des copropriétaires afin qu’il soit constaté que la convention avait pris fin à l’expiration d’un délai de 30 ans, soit depuis le 20 août 2000. La cour d’appel de Chambéry (CA Chambéry, 21 mars 2017, n° 16/02602 N° Lexbase : A7093UEG) a rejeté sa demande. La SCI s’est pourvue en cassation en fondant son argumentation sur la jurisprudence de la Cour de cassation. Elle reproche à la cour d’appel d’avoir retenu que les droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires par la convention devaient s'exercer tant que les copropriétaires n'auraient pas modifié le règlement de copropriété et que l'immeuble demeurait soumis au statut de la copropriété, ce dont il résultait que ces droits et obligations avaient une durée indéterminée et présentaient donc, pour le propriétaire des lots grevés desdites obligations, un caractère perpétuel ; or, si le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien, ce droit ne peut être perpétuel et s'éteint, s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties, dans les conditions prévues par les articles 619 (N° Lexbase : L3206ABD) et 625 (N° Lexbase : L3212ABL) du Code civil, c’est-à-dire à l’expiration d’une durée de 30 ans.
La Cour de cassation ne reprend pas l’argumentation et confirme l’arrêt d’appel par un motif substitué. Elle énonce le principe selon lequel «est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale d'un autre lot». La Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir retenu que les droits litigieux, qui avaient été établis en faveur des autres lots de copropriété et qui constituaient une charge imposée à certains lots, pour l'usage et l'utilité des autres lots appartenant à d'autres propriétaires, étaient des droits réels sui generis trouvant leur source dans le règlement de copropriété et que les parties avaient ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires et qu'il en résultait que ces droits étaient perpétuels.
En affirmant le caractère perpétuel du droit réel de jouissance spéciale, on pourrait penser que l’arrêt du 7 juin 2018 constitue une nouvelle étape dans la construction prétorienne des droits réels sui generis ; or, selon nous, c’est sous l’angle du droit de la copropriété et plus précisément du droit attaché au lot de copropriété qu’il convient d’analyser cette décision de la troisième chambre civile de la Cour de cassation qui ne manquera pas d’être abondamment commentée.
Après avoir mis fin au numerus clausus des droits réels par un arrêt de principe du 31 octobre 2012 connu sous le nom «arrêt Maison de la Poésie» [1], la Cour de cassation a affiné sa jurisprudence relativement à la durée de ces droits réels de jouissance spéciale qui peuvent être consentis par un propriétaire sur son bien.
Par un arrêt du 28 janvier 2015 [2], elle affirme que le droit réel conférant le bénéficie d’une jouissance spéciale sur un bien, consenti par son propriétaire à une personne morale sans limitation de durée, ne peut être perpétuel et s’éteint dans les conditions des articles 619 et 625 du Code civil. Par la suite, sans revenir sur le caractère non perpétuel du droit réel de jouissance spéciale, elle a considéré qu’un droit réel sui generis, distinct du droit d’usage et d’habitation, pouvait être consenti pour la durée de vie de la personne morale (en l’espèce une fondation) titulaire de ce droit «puisqu’il n’était pas régi par les dispositions des articles 619 et 625 du Code civil, n’était pas expiré et qu’aucune disposition légale ne prévoyait qu’il soit limité à une durée de 30 ans» [3].
S’il est dorénavant admis qu’un propriétaire peut consentir un droit réel de jouissance spéciale sur son bien, en dehors des seuls droits réels nommés par la loi, la durée de ce droit continue de poser difficulté comme le prouvent les commentaires, parfois perplexes, des arrêts de 2015 et 2016 précités. Or, la question posée dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 7 juin 2018 est bien celle de la durée des droits et obligations constitués par la convention du 20 aout 1970 «valant additif» au règlement de copropriété.
La cour d’appel de Chambéry, qui a rejeté la demande du propriétaire du lot litigieux de voir la durée de la convention limitée à 30 ans, n’affirme pas la perpétuité de ces droits de jouissance spéciale d’accès gratuit à la piscine reconnu par la convention aux propriétaires des lots de copropriété de l’immeuble collectif. Elle les qualifie de droits réels sui generis attachés aux lots de copropriété en vertu du règlement de copropriété auquel la convention a été intégrée et affirme que ces droits pourraient s’exercer aussi longtemps que les copropriétaires n’auraient pas modifié le règlement de copropriété et que l’immeuble demeurerait soumis au statut. Ainsi, elle reprend l’argumentation de la Haute juridiction dans son arrêt du 8 septembre 2016 («Maison de la Poésie 2», précité) qui, sans affirmer le caractère perpétuel du droit réel sui generis, reconnaît la possibilité que celui-ci subsiste aussi longtemps que la durée d’existence d’une personne morale.
Ce qui est intéressant dans l’arrêt commenté c’est que la Cour de cassation rejette le pourvoi par motif substitué considérant «qu’est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot». Cet arrêt est une confirmation de jurisprudence.
La décision pérennise le principe de libre création conventionnelle de droits réels sui generis. En l’espèce, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu qu’en intégrant la convention au règlement de copropriété, les parties avaient ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires.
Par ailleurs, la Haute juridiction applique au droit de jouissance spéciale accordé à un lot de copropriété sur un autre lot le même régime que celui reconnu au droit de jouissance exclusif sur les parties communes ; dans les deux cas, à défaut de précision particulière dans le règlement de copropriété, ces droits de jouissance spéciale, parce qu’ils sont attachés aux lots de copropriété, ont un caractère perpétuel.
Dans le silence de la loi du 10 juillet 1965, qui ne traite que des parties privatives [4], des parties communes [5] et des parties mitoyennes [6], il est en effet fréquent que les règlements de copropriété réservent aux titulaires de lots la jouissance exclusive de jardin, balcon, terrasse ou cour intérieure. Dès 1992 [7], la Cour de cassation a admis que le droit de jouissance exclusif consenti à un copropriétaire sur une partie commune de l’immeuble en copropriété avait un caractère réel et perpétuel, sauf stipulation contraire du règlement de copropriété. Elle a justifié sa décision par le fait que ce droit conventionnel «constitue l’accessoire» d’un lot de copropriété sur lequel le copropriétaire a lui-même un droit de propriété par nature perpétuel. Ainsi, c’est bien parce qu’il est attaché à un lot de copropriété, que le droit réel de jouissance sur les parties communes a un caractère perpétuel car il s’identifie au droit réel principal de propriété que le copropriétaire exerce sur le lot dont il constitue l’accessoire [8]. Ce caractère empêche l’assemblée des copropriétaires de remettre en cause ce droit par un vote majoritaire. C’est cette argumentation que reprend la Haute juridiction dans l’arrêt du 7 juin 2018, considérant «qu’est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot». En l’espèce, et à la différence des affaires ayant donné lieu aux arrêts de 2015 et 2016, il ne s’agit pas de droits réels sui generis consentis sur un bien au profit d’une personne [9] mais de droits et obligations établis sur un lot de copropriété en faveur des autres lots des copropriétaires, c’est-à-dire entre des biens immeubles appartenant à des propriétaires distincts [10]. Et la Cour de faire un parallèle explicite avec l’article 637 du Code civil (N° Lexbase : L3238ABK) relatif aux servitudes, puisqu’elle approuve les juges du fond d’avoir qualifié les droits établis en faveur des autres lots de copropriété par la convention comme constituant «une charge imposée à certains lots pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres copropriétaires» ; or, il est de l’essence d’une servitude consentie entre deux fonds distincts appartenant à des propriétaires différents d’être perpétuelle. La Cour de cassation n’avait donc pas à s’interroger sur la question de savoir si, faute d’avoir été limité dans le temps, le droit ainsi constitué devait voir sa durée fixée à 30 ans ou tant que l’immeuble demeurait soumis au statut. Le rattachement du droit de jouissance spéciale aux lots de copropriété suffisait à justifier son caractère perpétuel. Cette perspective particulière, qui est celle de l’arrêt du 7 juin 2018, permet de justifier le caractère perpétuel reconnu au droit réel de jouissance spéciale créé par convention intégrée au règlement de copropriété et offrant aux propriétaires de lots le droit d’user de la piscine, partie privative d’un autre lot de l’immeuble, droit que les parties auraient tout à fait pu limiter dans le temps.
[1] Cass. civ. 3, 31 octobre 2012, n° 11-16.304, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3197IWC) ; D., 2013, 53, obs. A Tadros ; AJDI, 2013, 540, obs. F. Cohet-Cordey ; RDI, 2013, 80, obs J.-L. Bergel ; RTDCiv., 2013, 141, obs W. Dross ; Defrénois, 2013, p. 12, note L. Tranchant.
[2] Cass. civ. 3, 28 janvier 2015, n° 14-10.013, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4120NAT) ; RDI, 2015, 175, obs. J.-L. Bergel ; RTDCiv., 2015, 413, obs. W. Dross ; AJDI, 2015, 304, obs. N. Le Rudulier ; JCP éd. N, 2015, n° 27, 1114, H. Périnet-Marquet ; JCP éd. G, 2015, 252, obs. T. Revet.
[3] Cass. civ. 3, 8 septembre 2016, n° 14-26.953, FS-P+B (N° Lexbase : A5155RZX) ; D., 2017, 134, note L. d’Avout et B. Mallet-Bricout ; RDI, 2016, 598, obs. J.-L. Bergel ; RTDCiv., 2016, 894, obs. W. Dross.
[4] Loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, art. 2 (N° Lexbase : C1409493).
[5] Loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, art. 3 (N° Lexbase : C141449A) et 4 (N° Lexbase : C141649C).
[6] Loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, art. 7 (N° Lexbase : C145249N).
[7] Cass. civ. 3, 4 mars 1992, n° 90-13.145 (N° Lexbase : A5170AHX) ; Bull. civ. III, n° 73 ; Administrer, janvier 1993, p. 30, obs. E-J. Guillot, D., 1992, juris. p. 386, note C. Atias, Defrénois, 1992, art. 35349, p. 1140, obs. H. Souleau ; IRC, juillet-août 1992, p. 237 obs. P. Capoulade.
[8] V. en ce sens H. Perinet-Marquet note sous Cass. civ. 3, 28 janvier 2015, JCP éd. N, 11 septembre 2015, Chronique de droit immobilier.
[9] V. en ce sens N. Kilgus, Droit réel de jouissance spéciale et perpétuité : une nouvelle étape ?, D. Actualités, 25 juin 2018.
[10] Voir en ce sens, Cass. civ. 3, 30 juin 2004, n° 03-11.562, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9055DCD), à propos de l’admission d’un rapport de servitude entre deux lots de copropriété qualifiés par la Cour de cassation «d’héritages appartenant à des propriétaires différents». V. F. Bayard-Jammes, Le principe de compatibilité du régime des servitudes et de la copropriété immobilière, AJDI, 2005, p. 139.
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