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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 04 Juillet 2018
Depuis plusieurs années, notamment avec la publication de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), et avant la parution prochaine d’un Code de la commande publique, le droit de la commande publique connaît une profonde mutation. Tel est le cas également de son contentieux. Le requérant est désormais placé au cœur de l'action, le contrat étant le point de basculement chronologique d'une logique de protection à une autre. Les concurrents évincés connaissent de la passation et son impact sur le contrat, selon une dynamique de liberté d'accès au marché économique. Le contrat et son exécution, selon une approche centrée sur la protection des consentements et la loyauté contractuelle, relève quant à lui plus particulièrement des parties. Les autres tiers enfin, se reportent sur des considérations variées d'intérêt général (environnement, finances locales, service public, etc.) justifiant l'existence d'un contentieux administratif d'un troisième type, encadré et aménagé. Pour faire le point sur l’ensemble de ces problématiques, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Olivier Guézou, Professeur de droit public à l’Université de Versailles - Saint-Quentin, directeur du Master de «Droit administratif - Droit immobilier public » et directeur scientifique de Droit des marchés publics et contrats publics spéciaux aux éditions du Moniteur et auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, Traité de contentieux de la commande publique, Le Moniteur, coll. Référence juridique, 2è éd., juin 2018.
Lexbase : Quels sont les différents types de recours des concurrents évincés ?
Olivier Guézou : Le premier des objectifs des concurrents évincés peut être de paralyser la procédure de passation afin que le contrat ne soit pas signé. Le référé précontractuel permet aux «entreprises ayant intérêt à conclure» le contrat d’obtenir la correction des manquements du cocontractant public à ses obligations de publicité et de mise en concurrence, avant même que le contrat ne soit conclu. Ce recours, hier particulièrement redoutable, est désormais beaucoup plus fermé car l’entreprise ne peut plus invoquer tous les manquements mais seulement ceux qui sont susceptibles de l’avoir lésée directement (CE Sect., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5971EAE). Comme ce recours devient sans objet dès lors que le contrat est conclu, il était indispensable de prévoir un garde-fou lorsque le concurrent évincé en est privé notamment du fait du comportement du cocontractant public (par exemple, parce qu’il signe le contrat sans respecter le délai de suspension). Le référé contractuel a été mis en place dans ce but. Ce recours est très encadré quant aux procédures concernées, aux manquements invocables et aux pouvoirs du juge.
Pour saisir le contrat lui-même, il est donc heureux que le concurrent évincé puisse saisir le juge du plein contentieux d’un «recours en contestation de la validité du contrat». Ce recours, initialement réservé aux concurrents évincés par la jurisprudence «Société Tropic Travaux Signalisation» (CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4715DXW) a été étendu à tous les tiers intéressés par la décision «Département du Tarn-et-Garonne» (CE Ass., 4 avril 2014, n° 358994, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6449MIP). Il s’agit là d’un recours sur-mesure pour le contentieux contractuel, offrant aux juges des pouvoirs variés et modulables (régularisation, résiliation, annulation immédiate ou avec effet différé, indemnisation). La condition de recevabilité du recours relativement au requérant et l’opérance des moyens constituent des filtres efficaces pour éviter de fragiliser abusivement les situations contractuelles : «tout ne peut pas être invoqué par tous». Ce recours est aussi encadré dans le temps puisqu’il doit intervenir dans les deux mois de mesures de publicité appropriée (conclusion du contrat et modalités de sa consultation).
Bien plus tardivement, alors qu’il est en cours d’exécution, éventuellement depuis de longues années, le contrat peut être fragilisé par un recours d’un nouveau type : face à une décision de refus de résilier le contrat, le tiers peut déposer un recours tendant à ce qu’il soit mis fin à son exécution (CE Sect., 30 juin 2017, n° 398445, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1792WLX). Evidemment, la tardiveté de ce recours conduit à limiter très logiquement les hypothèses de sa mise en œuvre mais aussi les requérants concernés. En pratique, les concurrents évincés ne devraient guère pouvoir l’utiliser (il sera bien plus utile pour d’autres tiers, comme les associations d’usagers, de contribuables, de protection de l’environnement, etc.).
Enfin, les concurrents évincés peuvent demander l’indemnisation du préjudice subi du fait de leur éviction irrégulière du marché. Ils peuvent le faire à l’occasion de la contestation de la validité du contrat ou en demandant seulement l’indemnisation. Le préjudice réparable est alors apprécié de manière originale puisque, dès lors que l’entreprise n’est pas dépourvue de toute chance d’obtenir le contrat, elle est indemnisée des frais exposés pour participer à la procédure de passation. Si elle peut en outre démontrer qu’elle avait des chances sérieuses d’obtenir le contrat, elle sera indemnisée de l’intégralité de son manque à gagner (CE, 27 janvier 2006, n° 259374, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6386DMH).
Lexbase : Quels sont les recours des parties aux contrats ?
Olivier Guézou : Pour les parties, la problématique est différente. Le contrat est vraiment le point de basculement chronologique d’une logique contentieuse à une autre. Entre concurrents évincés et parties, ce ne sont pas les mêmes enjeux ni les mêmes éléments qui doivent être protégés. Pour les concurrents évincés, la passation est au cœur des débats avec la question de son impact sur le contrat, selon une dynamique de liberté d’accès au marché économique. Pour les parties, c’est le contrat lui-même et son exécution qui focalisent l’attention, selon une approche centrée sur la protection des consentements et la loyauté contractuelle. Cette logique générale différente conduit, même lorsqu’il s’agit dans les deux cas d’un recours en contestation de la validité du contrat, à faire apparaître des différences. Ainsi, lorsque les parties contestent la validité du contrat, le juge va d’abord, toujours, se poser la question de la loyauté contractuelle pour déterminer si le manquement peut être invoqué (CE Ass. 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0493EQC). Concrètement, la partie qui est à l’origine de l’illégalité du contrat ou qui l’a acceptée ne peut pas ensuite l’invoquer pour tenter de se libérer de ses obligations contractuelles. La logique est similaire que la contestation de la validité du contrat soit directement l’objet du recours ou que l’illégalité du contrat soit invoquée à l’occasion d’un litige relatif à son exécution ; ce qui est bien plus fréquent en pratique. Le juge administratif prononce la sanction la moins lourde en prenant en compte tous les paramètres de la situation (nature du vice, impact de sa décision pour l’intérêt général, possibilité de régulariser ou de résilier plutôt que d’annuler, etc.).
L’entreprise cocontractante peut aussi souhaiter attaquer les actes pris par la personne publique lors de l’exécution du contrat. En principe, ce contentieux n’est qu’indemnitaire. Toutefois, en raison de sa particulière gravité et de son impact sur le contrat, la décision de résiliation peut faire l’objet d’un recours plus sophistiqué, en contestation de sa validité et en reprise des relations contractuelles (CE Sect., 21 mars 2011, n° 304806, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5712HIE). Le juge du contrat est également compétent pour connaître de la contestation de la validité du refus de renouveler un contrat administratif (CE, 29 mars 2017, n° 403257, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4591UPQ).
Quel que soit le recours qui aboutit à l’anéantissement du contrat (y compris en cas de recours d’un tiers), la question des conséquences de la disparition du contrat sont très importantes en pratique en termes de restitutions et de remise en l’état, mais aussi s’agissant de l’équilibre entre les anciennes parties. La responsabilité quasi-contractuelle sur le terrain de l’enrichissement sans cause (ou enrichissement injustifié) permet alors à la partie qui les a supportées -le plus souvent l’entreprise- d’obtenir le remboursement de ses dépenses qui ont été utiles à l’autre partie. Cette indemnisation peut être complétée par celle du manque à gagner subi par l’entreprise sur le terrain de la responsabilité pour faute. Ces hypothèses donnent fréquemment lieu à des transactions.
Evidemment, s’agissant des parties aux contrats, le contentieux de la bonne exécution des obligations contractuelles doit aussi être mentionné. Le non-respect de ces dernières est saisi sur le terrain de la responsabilité contractuelle. Le contrat prévoit souvent des procédures précontentieuses. A ce titre, l’article 50 du «CCAG Travaux» et la question de la contestation des décomptes est emblématique de l’importance concrète de bien connaître cette procédure préalable.
En matière de travaux, l’action du maître de l’ouvrage sur le terrain de la garantie décennale occupe également une place importante en contentieux administratif des contrats.
Lexbase : Pouvez-vous nous présenter le contentieux des pratiques anticoncurrentielles ?
Olivier Guézou : Ce contentieux est principalement celui des ententes entre entreprises soumissionnaires. Leurs formes peuvent être variées, du simple échange d’informations ponctuel jusqu’au système généralisé, en passant par le groupement dont l’objet est directement de figer les parts de marchés et de répartir les prestations entre ses membres. Les offres de couverture sont particulièrement efficaces et dangereuses. Il s’agit d’offres volontairement non compétitives destinées à simuler la concurrence alors que l’entreprise attributaire a été prédésignée par l’entente. La gravité de cette pratique, qui conduit généralement à une augmentation artificielle des prix, est encore accentuée par le fait qu’elle suppose, le plus souvent, des contreparties sur d’autres marchés.
Ces pratiques anticoncurrentielles donnent lieu à des contentieux divers et complémentaires. Un contentieux spécial, d’abord, devant l’Autorité de la concurrence selon une approche régulatrice du marché économique destinée à protéger l’ordre public économique. L’Autorité de la concurrence peut prononcer des sanctions variées et notamment de lourdes sanctions pécuniaires. Il existe également un volet pénal conduisant à poursuivre les personnes physiques qui ont eu une part personnelle, déterminante et frauduleuse dans la mise en œuvre de la pratique anticoncurrentielle.
Les juridictions administratives et judiciaires peuvent également avoir à connaître des pratiques anticoncurrentielles par exemple pour annuler l’acte unilatéral ou le contrat qui a induit ou avalisé la pratique illicite. Le mécanisme de l’opposabilité du droit de la concurrence aux actes administratifs (CE Sect., 3 novembre 1997, n° 169907, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5178ASL) permet ainsi de saisir cet acte dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir ou d’un recours en contestation de la validité du contrat. Les pratiques anticoncurrentielles peuvent également donner lieu à un important contentieux de l’indemnisation qui est appelé à se développer à l’avenir. En effet, même si le terrain du dol anticoncurrentiel a donné lieu à quelques belles décisions devant le juge administratif (CE, 19 décembre 2007, n° 268918, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1460D3H -v. aussi l’affaire des «marchés d’Ile-de-France» et celle de la «signalisation routière verticale»-), dans ces actions en responsabilité, il est souvent difficile d’établir la pratique anticoncurrentielle et de démontrer et chiffrer précisément le préjudice subi (ne pas avoir payé le prix concurrentiel mais un prix majoré par l’entente). Or, l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles (N° Lexbase : L2117LDR), devrait améliorer grandement la situation du requérant car elle instaure un système de présomptions : du fait dommageable anticoncurrentiel (en cas de décision de l’Autorité de la concurrence), du préjudice et du lien entre les deux. Cette action en réparation présente, notamment pour les acheteurs publics victimes d’ententes, un intérêt certain.
Lexbase : Qu'en est-il du contentieux pénal du favoritisme ?
Olivier Guézou : Né dans les années quatre-vingt-dix, l’objectif de ce nouveau délit était d’instituer une incrimination sur-mesure, adaptée aux caractéristiques et aux procédures des marchés publics, mais aussi de sanctionner plus efficacement les autres manquements au devoir de probité. Il s’agissait de créer un «délit obstacle», facile à saisir notamment au regard de ses éléments constitutifs et permettant de bloquer le processus de corruption avant qu’il ne puisse se développer et produire ses pleins effets. Le délit de favoritisme a ainsi vocation à faire obstacle à des pratiques souvent considérées comme moralement plus graves, notamment parce qu’elles conduisent à un enrichissement personnel, comme la concussion, la corruption ou le trafic d’influence. Désormais, avec la réforme de la commande publique de 2015/2016, tous les marchés publics et contrats de concession sont visés (pour la situation antérieure, voir Cass. crim 17 février 2016, n° 15-85.363 FS-P+B+I N° Lexbase : A3358PLX, précisant que les contrats soumis à l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 N° Lexbase : L8429G8P entrent également dans le champ de l’incrimination).
Le contentieux pénal fait peur. Il est donc d’abord efficace par son caractère dissuasif. Il l’est également par les éléments constitutifs de l’infraction conçus de manière à saisir tous les avantages injustifiés accordés à autrui par un acte contraire à certaines dispositions législatives et réglementaires, l’intention étant caractérisée par la simple conscience d’avoir commis un tel acte. Enfin, le délit est efficace quant à son champ d’application. Les catégories de personnes physiques auteur principal de l’infraction sont définies largement par le texte et, du côté de l’acheteur public, dès lors qu’une personne dispose d’un pouvoir de décision ou d’intervention effective dans la procédure de passation, elle peut être poursuivie. Avec la complicité et le recel, les personnes susceptibles d’être inquiétées sont plus nombreuses encore et peuvent ainsi être rattrapées, par exemple, les dirigeants de l’entreprise attributaire.
En conclusion, même si nous n’avons pu évoquer le devenir du recours pour excès de pouvoir, le rôle du préfet, la place des membres des organes délibérant, etc., ces brefs échanges suffisent à montrer la variété et la richesse d’un contentieux de la commande publique qui a connu ces dernières années des mutations profondes.
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