La lettre juridique n°738 du 12 avril 2018 : Affaires

[Doctrine] Difficultés de structuration fiscale des ICOs françaises : étude de cas

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par Lionel Agossou, Vaughan Avocats, Associé

le 03 Juillet 2018

 

 

La structuration fiscale d’une Initial Coin Offering ("ICO") constitue un vrai défi pour les fiscalistes. Avant d’entrer dans les méandres de complexité fiscale suscités par la mise en œuvre de ces opérations d’un genre nouveau, essayons de les comprendre.

L’ICO s’inscrit dans une philosophie de libéralisation de l’économie, sous-jacente aux cryptomonnaies, en permettant de réaliser une levée de fonds participative et désintermédiée. L’ICO consiste, pour l’initiateur, à émettre des jetons ("token") créés sous protocole blockchain, acquis en contrepartie d’un paiement en cryptomonnaie.

Cette promesse d’une levée de fonds libre attire de nombreuses startups technologiques, notamment celles dont le modèle économique est basé sur le déploiement d’une plateforme collaborative. Au 1er avril 2018, le site Cryptocurrency Market Capitalizations  recensait 677 ICOs, réalisées ou en cours de réalisation, pour une capitalisation totale de près de 30 milliards de dollars américains. La grande majorité des ICOs recensés sur ce site, utilise le protocole d’échange décentralisé Ethereum, basé sur la technologie blockchain, dont l’unité de compte (la cryptomonnaie) est l’Ether.

La technologie blockchain, permettant la transmission et le stockage d’information sans organe de contrôle, constitue le fondement de cette architecture de vente de biens, de prestations de services et de financement basée sur trois piliers : partage, confiance et consensus.

Les ICOs se multiplient en France. Le programme d’études sur les levées de fonds en actifs numériques, baptisé "UNICORN" et initié par l’Autorité des marchés financiers ("AMF") en octobre 2017, vient d’être restitué sous la forme d’une synthèse. Les chiffres communiqués sont éloquents : 82 réponses à la consultation, 15 entreprises ayant réalisé ou projetant de réaliser une ICO rencontrées avant la clôture de la consultation, 21 projets connus à la date de publication de la synthèse, l’équivalent de 350 millions d’euros collectés lors des émissions dont la valorisation sur le marché secondaire atteindrait 552 millions d’euros.

Quelle entreprise technologique de croissance peut décemment ignorer ce nouveau mode de financement ? Aucune, sous réserve que les autorités publiques et les praticiens soient en mesure d’offrir aux initiateurs et aux acheteurs de tokens un cadre juridique et fiscal agile, sécurisé et compétitif…

Le cadre juridique : "coming soon" 

Sur la méthode, la définition d’un cadre juridique ad hoc est l’option retenue par les deux tiers des répondants à la consultation et l’AMF semble en accord avec cette solution.

En pratique, les initiateurs d’ICOs émettent deux catégories de jetons. Les jetons dit d’usage, c’est-à-dire ceux qui "octroient un droit d’usage à leur détenteur en leur permettant d’utiliser la technologie et/ou les services distribués par le promoteur d’ICO" et les jetons qui ont pour objet d’octroyer à leur détenteur des droits financiers ou des droits de vote. Comme le relève l’AMF, ces derniers sont minoritaires. La pratique est essentiellement confrontée à l’émission de tokens d’usage.

L’AMF, se basant sur ses propres travaux et sur les réponses reçues, et après avoir partagé le constat des répondants sur "la difficulté d’apporter une réponse unique", opère une tentative de qualification juridique "globale" des tokens dont il est possible de retenir une exclusion a priori des qualifications de titres financiers (titres de capital[3] ou titres de créances) ou de contrats financiers. Une qualification préférentielle serait celle de bien meuble incorporel relevant possiblement du régime d’intermédiation en bien divers.

Il est notable que l’AMF réalise cet exercice de qualification sur la base d’une approche "substance over form", chère aux fiscalistes. Cette approche est partagée par la "majorité des répondants" qui "insistent sur la nécessité de proposer une classification des tokens en fonction des droits, contreparties ou avantages auxquels ils donnent accès, ce qui permettrait de préciser le régime juridique associé à chaque type de token".

Ce souhait méthodologique est louable sous réserve qu’une telle classification soit garante de la sécurité juridique et fiscale dont les initiateurs ont besoin pour rendre attractifs les ICOs français.

Le cadre comptable en "stand by"

Les autorités comptables françaises (ANC, CNCC) sont muettes sur la question du traitement comptable des ICOs. La question est d’autant plus complexe qu’elle doit être appréciée à la fois au regard des normes domestiques que des normes internationales (IFRS), ce qui suppose dans ce dernier cas un travail collaboratif avec l’International Accounting Standards Board ("IASB"), lui-même taiseux.

La qualification juridique du token constitue, ici encore, la difficulté à dépasser afin d’asseoir un régime comptable clair.

En l’absence de position comptable, le traitement fiscal du token doit être envisagé avec la plus grande prudence, par définition[4]. Cependant, la fiscalité ayant horreur du vide et les opérations d’ICOs nous étant soumises pour appréciation, nous prendrons le risque de partager les solutions que nous retenons et les doutes qui nous accaparent, au risque d’effrayer les initiateurs et utilisateurs-investisseurs de ces drôles de jetons.

Le cadre fiscal : proposition d’étude de cas

Examinons donc le cas typique d’une startup NTTR dont le modèle est basé sur l’économie collaborative et qui a pour projet d’entreprise, à l’issue de développements à financer, de remplacer sa plateforme collaborative par une organisation décentralisée autonome, ou DAO[5], c’est-à-dire une organisation basée sur une application blockchain et proposant des règles de gouvernance autonomes à une communauté.

Le financement de ces investissements (recherche et développement, production logicielle, …) est structuré autour d’une ICO initiée par NTTR en deux ou plusieurs tranches. Les tokens NTTR seront vendus contre des Ether au public, mais également, pour des volumes moindres, aux fondateurs, à certains managers et aux sponsors du projet.

Les tokens NTTR sont assortis des droits aussi divers et variés que l’accès à la plateforme puis à ses évolutions vers une DAO, la participation à la communauté, un moyen de paiement des biens ou des services échangés sur la plateforme entre les utilisateurs, l’accès à un coffre numérique ou la possibilité d’acheter des services premium offerts par la plateforme elle-même.

En résumé, les tokens NTTR permettent soit d’accéder à la plateforme et à sa gouvernance, soit de rémunérer une vente de biens ou de services.

 

1. Traitement fiscal de la vente de tokens pour l’initiateur (NTTR)

 

Si nous nous tenons à l’état d’avancement du processus de qualification juridique rappelé ci-avant, l’initiateur réalise une vente d’un bien meuble incorporel.

  • S’agissant de l'imposition du résultat

Les règles de territorialité s’appliquent. Aux termes de l’article 209-I du Code général des impôts (N° Lexbase : L9416LH9), le bénéfice doit être déterminé en tenant compte "des résultats des entreprises exploitées en France, ainsi que de ceux dont l’imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions". En d’autres termes, toute entreprise est imposable en France à raison des profits tirés des exploitations situées en France. Corrélativement, les profits réalisés dans des exploitations localisées à l’étranger ne sont pas taxables.

En l’absence d’établissement stable étranger susceptible de supporter tout ou partie de l’activité de NTTR, les bénéfices issus de ventes de tokens NTTR seront donc taxables en France dès lors que l’ICO est initiée depuis la France.

La vente de tokens constitue un produit à retenir pour la détermination du bénéfice imposable. S’agissant d’une vente d’un bien meuble incorporel, ce produit est imposable dès qu’il est certain dans son principe et dans son montant. Dès lors que le transfert de propriété du token est intervenu entre l’initiateur et l’acheteur, le produit devient immédiatement imposable.

Cette question du rattachement du produit de la vente de tokens aux résultats de l’exercice au cours duquel intervient la livraison du token constitue l’une des premières difficultés spécifiques aux ICOs. En effet, l’impôt correspondant peut s’avérer substantiel (IS au taux de 33,1/3 %[6], contribution sociale de 3,3 %)[7], en l’absence de charges d’un montant équivalent engagées à la clôture de l’exercice.

L’initiateur prend ici la mesure d’une différence fondamentale entre une levée de fonds, comptabilisée en dette ou en capital, et une ICOs ou vente de tokens, constitutive d’un revenu immédiatement imposable.

En effet, cette situation obligera l’initiateur à envisager des solutions opérationnelles, juridiques, comptables et fiscales dont l’objet est de différer la perception du produit de la vente, donc la vente du token, et ainsi d’aligner les conséquences fiscales de la perception des produits et la réalité économique du déploiement d’un projet économique incompatible avec cette immédiateté fiscale.

A titre d’exemple, il pourrait être envisagé une vente de token assortie du paiement d’acomptes, les acomptes étant enregistrés dans des comptes d’attente, ou encore la structuration de mécanisme de promesses ou d’options permettant de répartir le revenu à percevoir entre, une prime, perçue et fiscalisée à la date de conclusion du contrat d’option, et un prix d’exercice, perçu et fiscalisé à la date de dénouement.

Sur le plan des dépenses de recherche et de développement ou des dépenses de conception de logiciel, l’option pour la déduction fiscale immédiate devrait être retenue [8], associée à des stratégies opérationnelles d’engagement rapide de ces mêmes dépenses, afin de permettre une déduction maximale sur l’exercice de constatation du produit issu de la vente des tokens.

Pour autant ces bonnes pratiques en matière de déduction des charges ne permettant pas forcément de rapprocher le résultat fiscal de la réalité économique et temporelle, d’autres solutions mériteraient d’être explorées.

Par exemple, le régime des provisions pour prestations à fournir a pour objet d’atténuer l’effet abrupt des règles de rattachement des produits aux résultat de l’exercice de livraison en cas de ventes. Lorsque des services liés à une vente doivent être ultérieurement rendus, sans supplément de prix, la comptabilisation et la déduction fiscale d’une provision destinée à couvrir les coûts restant à supporter à ce titre, est autorisée sous réserve que ces coûts puissent être évalués avec une approximation suffisante et qu’un lien direct soit établi entre les coûts et l’engagement souscrit (en ce sens, CE 7° et 9° s-s-r., 15 novembre 1989, n° 90844 N° Lexbase : A1514AQ7). Dès lors que la vente du token pourrait être assimilée à un contrat par lequel l’initiateur s’engage à livrer une prestation future (notamment le développement du programme DAO, des services décentralisés et du mode de gouvernance associé), il pourrait être envisagé de constater une telle provision.

  • S’agissant de la soumission à TVA

En matière de taxe sur la valeur ajoutée, la vente d’un token NTTR s’analyse comme une vente de prestations de services, par assimilation des biens meubles incorporels, soumise à la TVA. La TVA est exigible lors du paiement en monnaie fiat[9] ou en crypto-monnaie.

 

2. Traitement fiscal de l’achat de tokens pour l’acheteur-investisseur

 

  • S’agissant de l’imposition du résultat

Le traitement diffère si l’acheteur-investisseur est une personne physique soumise à l’impôt sur le revenu ou une personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés.

Pour la personne physique soumise à l’impôt sur le revenu, la remise d’une cryptomonnaie contre un token constitue une vente imposable dans la catégorie des BNC si cette vente ne relève pas d’une activité habituelle. Dans le cas contraire, cette vente est imposable dans la catégorie des BIC. Le gain taxable est égal à la différence entre la valeur du token acquis et la valeur d’acquisition de la cryptomonnaie, son imposition est due au titre de l’année de souscription à l’ICO. Le taux effectif d’imposition pourrait osciller entre 54,7 % (BIC) et 62,2 % (BNC), avant application éventuelle de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (3 à 4 %).

Cependant, il est possible de s’interroger également sur l’application aux ventes de cryptomonnaie du régime des plus-values sur biens meubles réalisées par des personnes physiques. Les plus-values réalisées par les particuliers à l'occasion de la cession de biens meubles, dans le cadre de la gestion de leur patrimoine privé, sont en principe taxables à l'impôt sur le revenu au taux de 19 % auquel s'ajoutent les prélèvements sociaux (17,2 %).

Pour la personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés, la remise d’une cryptomonnaie contre un token constitue également une vente imposable, immédiatement, à l’impôt sur les sociétés pour la différence entre le prix d’acquisition de la cryptomonnaie et le prix de cession.

  • S’agissant de la soumission à TVA

L'article 256 du Code général des impôts (N° Lexbase : L0374IWR) place dans le champ d'application de la TVA les livraisons de biens corporels et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel. Ainsi, lorsqu’elle est exercée d'une façon indépendante, dans le cadre d’une activité économique régulière, la vente d’une cryptomonnaie sera soumise à la TVA. La TVA est exigible lors du paiement (remise du token). A défaut de régularité ou de permanence de telles opérations de vente ou à défaut d’agir en tant qu’assujetti, la vente sort du champ d’application de la TVA.

 

3. Les autres aspects fiscaux des ICOs

 

Les tokens placés en réserve

Bien après l’ICO, l’initiateur est susceptible de vendre contre de la cryptomonnaie des tokens qu’il aurait conservés en réserve. Ces tokens auront été inscrits en stock pour leur coût de revient et pourront faire l’objet d’une dépréciation d’après le cours du jour à la date de l’inventaire, s’il est inférieur au coût de revient.

Lors de la vente des tokens en stock, le produit sera imposable selon les mêmes modalités que celles de l’émission, pour la différence entre leur coût de revient et le prix de la cryptomonnaie reçue en contrepartie. En matière de TVA, la vente s’analysera également en prestation de services soumise à la TVA selon les mêmes modalités que celles retenues lors de l’émission.

Les attributions préférentielles de tokens

Les initiateurs d’ICOs ont pour habitude de réserver un certain nombre de tokens aux fondateurs de la société, à certains salariés et à des sponsors du projet. Ces attributions sont faites gratuitement ou à vil prix.

L’attribution gratuite ou pour un prix avantageux de tokens est susceptible d’être challengée par l’administration fiscale sur le fondement de l’acte anormal de gestion (renonciation à recette). Il est donc impératif pour l’initiateur de justifier de la contrepartie attendue. De telles justifications devraient également permettre d’écarter la critique relative à l’existence d’une libéralité.

Par ailleurs, le risque de voir l’avantage financier constitutif de la différence entre le prix de vente du token et son prix d’attribution préférentielle, soumis à charges sociales ne devra pas être sous-estimé dès lors qu’il pourrait être démontré que l’octroi de tokens trouverait sa source dans le contrat de travail conclu entre l’initiateur et le bénéficiaire ou dans une fonction de dirigeant.

Côté bénéficiaire, l’attribution gratuite de tokens génère la fiscalisation immédiate du gain correspondant à la valeur totale du token à sa date d’attribution lorsque celui-ci est attribué à une personne physique. Les personnes morales soumises à l’IS se trouveraient dans une situation identique dès lors que le token ainsi attribué devrait être inscrit à l’actif du bilan pour sa valeur réelle, générant ainsi une variation d’actif net positive imposable à l’IS.

 

En définitive, et en l’état des régimes fiscaux susceptibles de s’appliquer, les ICOs sont des opérations fortement taxées pour l’initiateur et pour l’acquéreur en cryptomonnaie. Un tel niveau d’imposition doit être intégré dans l’opération de financement envisagée afin d’évaluer le montant des sommes réellement disponibles post-ICO et fiscalité (impôt sur les sociétés, contributions sociales, TVA). Les solutions évoquées ci-dessus, et d’autres encore, doivent être analysées par les initiateurs et leurs conseils afin de sécuriser et d’optimiser ce montant. Les difficultés liées à l’attribution préférentielle de tokens doivent également être anticipées.

 

 

 

 

[1] Cryptocurrency Market Capitalizations

[2] AMF, synthèse des réponses à la consultation publique portant sur les Initial Coin Offerings (ICO) et point d’étape sur le programme "UNICORN", 22 février 2018.

[3] Sauf le cas particulier du token qui confèrerait des droits politiques et financiers analogues à ceux d’une action.

[4] Chaque fois qu'il n'est pas prévu une règle fiscale différente, les principes comptables s’appliquent prioritairement pour la détermination du résultat imposable (CGI, ann. III, art. 38 quater [lXB=L1193HLR]).

[5] Decentralized Autonomous Organization.

[6] 28 % en dessous de 500.000 euros de bénéficie fiscal.

[7] Hors bénéfice d’un régime dérogatoire type jeune entreprise innovante.

[8] CGI, art. 236, I. (N° Lexbase : L2941LCW).

[9] Monnaie traditionnelle (€, $, £, …).

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