La lettre juridique n°438 du 5 mai 2011 : Éditorial

Contrôle des lois au regard des droits fondamentaux et libertés : entre juge aiguilleur et juge censeur

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


A vrai dire, comme à chaque fois que les juges censurent une disposition législative faisant controverse et constituant un des curseurs de l'état démocratique de notre pays, il n'est pas étonnant que d'aucuns, voire conseillers spéciaux, évoquent le repoussoir "gouvernement des juges" pour contester l'interprétation et l'application du droit et, plus singulièrement, de la loi, par les magistrats. Alors, bien évidement, on ne put éviter interventions et littératures politiques en tout genre à l'annonce de l'immédiate inconventionnalité des dispositions régissant la garde à vue, par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, ce 15 avril 2011... alors que la loi portant réforme de la "question" -dans sa version XXIème siècle- était publiée au Journal officiel, le même jour, pour une application au 1er juillet 2011, conformément aux voeux du juge constitutionnel. Aussi, bien que l'évocation d'un "gouvernement des juges" soit impropre en la circonstance, cette décision des plus médiatiques devrait, toutefois, inviter les tenants de l'expression d'Edouard Lambert (cf. Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis) à s'interroger sur la nature du juge supposé asseoir son gouvernement. Un "gouvernement des juges", peut-être... mais de quels juges, en somme ?

Ainsi, les trois arrêts d'Assemblée plénière du 15 avril 2011 ne surprennent guère, si ce n'est peut-être par leur audace ; mais peut-on parler d'audace lorsque les magistrats ne font qu'appliquer le droit, et notamment la hiérarchie des normes chère à Kelsen ? Tout au plus pourrait-on dire que la Cour aura su ménager son effet.

Aussi, le juge suprême confirme que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l'assistance d'un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires. Jusque là, rien de bien nouveau : d'abord, parce que les arrêts "Salduz", en 2008, et "Dayanan", en 2009, exigeaient, déjà, l'assistance effective d'un avocat pendant la durée de la garde à vue et que la Cour de Strasbourg condamna l'Etat français, dans un arrêt "Brusco contre France", le 14 avril 2010, pour violation du droit à un procès équitable au motif, notamment, que la personne gardée à vue ne bénéficie pas de l'assistance effective d'un avocat dès le début de la mesure et pendant les interrogatoires. Aussi, le juge national ne pouvait que se plier à une telle curie. Ensuite, parce que le 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel, fraîchement ragaillardi par l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), déclarait non-conforme à la Constitution le régime de garde à vue de droit commun. Le juge constitutionnel estimait, alors, que les dispositions incriminées méconnaissaient les articles 9 (présomption d'innocence) et 16 (droit de la défense face à l'autorité policière) de la Déclaration de 1789... mais, rappelant qu'il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement et qu'il ne lui appartient pas d'indiquer les modifications des règles de procédure pénale qui doivent être choisies pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée, il décidait que l'abrogation immédiate des dispositions contestées méconnaîtrait les objectifs de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et entraînerait des conséquences manifestement excessives, reportant au 1er juillet 2011 la date de cette abrogation afin de permettre au législateur de prendre en considération cette inconstitutionnalité. Conformément aux voeux du doyen Favoreu, le Conseil constitutionnel aiguillait le législateur et ne s'y substituait pas.

C'est donc ce deuxième point que les trois arrêts d'Assemblée plénière viennent contredire, en décidant de l'abrogation immédiate des dispositions relatives à la garde à vue, du seul fait, non de leur inconstitutionnalité, mais de leur inconventionnalité. Le quai de l'Horloge, se met ainsi à l'heure strasbourgeoise -techniquement en avance d'une demie heure !-, et rappelle que les Etats adhérents à la Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne, sans attendre d'être attaqués devant elle, ni d'avoir modifié leur législation. Le droit conventionnel étant d'application immédiate, le régime de la garde à vue doit être écarté sous le même délai. Ce faisant, le juge suprême ne contrevient en rien à la hiérarchie des normes et au respect de la Constitution. Les Sages de la rue de Montpensier expliquaient leur décision de reporter les effets de l'inconstitutionnalité de la garde à vue au regard des principes de la séparation des pouvoirs et de la préservation de l'ordre public ; mais dans le silence de loi -la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 ayant été publiée le 15 avril 2011, soit le même jour que les arrêts d'Assemblée plénière- et à deux mois de l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions relatives à la garde à vue, la Cour de cassation ne prenait, ainsi, ni le risque de statuer contra legem, ni celui de mettre en péril l'ordre public, en obligeant les autorités concernées à une application anticipée du nouveau régime et en rappelant solennellement le droit conventionnel supranational. Elle fut, dès lors, moins timorée que le Conseil constitutionnel, sur lequel l'accusation de "gouvernement des juges" plane toujours, depuis sa censure d'une disposition de la loi portant sur l'immigration, prise en application de la Convention de Schengen, au motif qu'elle portait atteinte au principe à valeur constitutionnelle du droit d'asile, le 13 août 1993.

Deux enseignements peuvent être tirés de ces décisions du 15 avril 2011 ; l'un afférent à la théorie générale du droit, l'autre relatif au rapport de force entre le juge suprême et le juge constitutionnel.

En effet, les arrêts rapportés, bien que considérés par certains comme "limite[s] par rapport aux exigences de la démocratie" ou audacieux, mettent, pourtant, à l'honneur le normativisme de Hans Helsen et réfutent l'absolutisme étatique de Carl Schmitt. Ce ne sont pas les juges qui ont décidé du caractère supranational du droit conventionnel international, mais le constituant, aux termes de l'article 55 de la Constitution de 1958. Aussi, c'est bien en se fondant sur la pyramide des normes et sur l'idée de conformité, selon laquelle la norme inférieure valide ne peut être contraire à la norme qui lui est immédiatement supérieure, que les dispositions du Code de procédure pénale déférées ont été invalidées au regard de la Convention européenne. Et, si le droit conventionnel et son interprétation par la Cour européenne sont reconnus d'application immédiate, le juge national ne pouvait que transcrire l'entièreté des effets d'une inconventionnalité constatée ; il ne lui appartenait pas de distinguer là où le droit conventionnel ne distingue pas, c'est-à-dire de prononcer une non-conformité au regard de la Convention européenne, tout en reportant les effets de cette invalidité. Dura lex, sed lex, même lorsqu'il en va d'une censure législative. Telle est la cohérence de l'ordre juridique, de la nature logico-transcendantale du système juridique français, à laquelle la Cour de cassation, qui n'est pas juge constitutionnel, mais, à l'occasion, juge de la conventionnalité, devait se plier. Ainsi, les tenants du Léviathan de Hobbes et de la souveraineté étatique absolue en seront pour leur frais ; déjà que le parlementarisme, expression indirecte du suffrage démocratique ne trouvait pas grâce à leurs yeux, mais que la hiérarchie des normes objective et impérative contrevienne au suffrage universel relève, pour eux, de la gageure.

Sur le plan politique, on se souvient de la levée de bouclier suscitée par la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne par les juges de cassation, quant à la question de la compatibilité de la QPC, alors sur les fonts baptismaux, au regard du droit communautaire, en juillet 2010 -la Cour de justice concluant, d'ailleurs, à cette compatibilité-. La Cour suprême était, alors, accusée de ne pas "jouer le jeu" de la QPC et d'avoir peur d'abandonner une partie de son pouvoir de contrôle des lois dans les mains du juge constitutionnel. Les craintes étaient naturellement non fondées : la Cour de cassation transmettant volontiers les questions posées à l'occasion des contentieux qui lui sont soumis, en élargissant même les cas de transmission à mesure que la QPC marque son empreinte dans le système judiciaire français ; mais, elle conserve son rôle plein et entier de contrôle de conventionnalité, comme nous le rappellent les arrêts du 15 avril 2011. Et, ce contrôle peut aboutir à des décisions divergentes avec celles prises sur le fondement de la norme constitutionnelle. C'était le tempérament invoqué, ex nihilo, à l'enthousiasme exprimé lors de l'introduction de la QPC en France. Il fallait bien qu'un jour une contrariété, non quant au fond -car la norme conventionnelle applicable en France est nécessairement conforme à la Constitution-, mais quant à la portée ne surgisse : et, bien entendu, la garde à vue ne pouvait qu'en être l'écrin le plus flamboyant... Reconnaissons que c'est à peu de frais -deux mois d'anticipation sur l'application de la réforme de la garde à vue- que le système juridictionnel est ainsi averti ; il convient dès lors de prendre les mesure d'une cohérence juridique, ou juridictionnelle, pour que le schisme opposant les tenants constitutionnels et les prosélytes conventionnels ne s'accentue. Car, de manière sous-jacente, c'est toujours et encore les arrêts "Jacques Vabre" et "Nicolo" qui passent mal dans l'inconscient collectif national de certains défenseurs d'un ordre juridique exclusivement interne et de la doctrine Matter, pour lesquels les droits et libertés conventionnels ne servent à rien, le bloc de constitutionalité recélant les mêmes garanties au profit de nos concitoyens...

Toujours est-il que, dans cette contrariété ou lutte au sein du pouvoir judiciaire, entre le juge suprême et le juge constitutionnel, on avait tôt fait de ne voir, après un an de pratique effervescente, que les vertus salvatrices d'une QPC en charge d'élaguer toutes les lois non-conformes aux grands principes et libertés. La norme conventionnelle n'a pas dit son dernier mot et s'avère, dès lors, des plus efficaces : foi de juge de cassation !

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