Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 19 avril 2017, n° 401539, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3029WAG)
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par Gilles Pellissier, Rapporteur public au Conseil d'Etat
le 04 Mai 2017
La société X, candidate évincée de la conclusion d'un marché passé par la société d'économie mixte de construction et d'aménagement de Mitry-Mory (SEMMY) avec la société Y ayant pour objet la réalisation de la couverture d'un court de tennis municipal, a saisi le tribunal administratif de Melun de conclusions tendant d'une part à l'annulation du contrat, d'autre part à l'indemnisation du préjudice résultant de son illégalité. Le tribunal, qui avait mis en cause la société Y, a rejeté ces demandes. Saisie par la société X d'un appel dirigé contre le jugement en tant seulement qu'il avait rejeté ses conclusions en contestation de la validité du contrat, la cour administrative d'appel de Paris y a fait droit et annulé dans cette mesure le jugement et le contrat (CAA Paris, 23 mars 2015, n° 13PA04255 N° Lexbase : A1472NRX). La société Y qui, curieusement, n'avait pas été mise en cause par la Cour, a formé tierce opposition contre cet arrêt du 23 mars 2015. Par un arrêt du 23 mai 2016 contre lequel la société X se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Paris a jugé recevable et bien fondé ce recours, déclaré en conséquence nul et non avenu l'arrêt de 2015 puis rejeté l'appel de la société X (CAA Paris, 23 mai 2016, n° 15PA02272 N° Lexbase : A7827RQX).
Outre un moyen de régularité de l'arrêt dépourvu de toute précision tiré de ce que le sens des conclusions du rapporteur public n'aurait pas donné lieu à une information complète, que vous n'aurez aucun mal à écarter, le pourvoi critique les motifs par lesquels la cour a admis la recevabilité de la tierce opposition formée par la société titulaire du marché. Il soutient qu'elle a commis une erreur de droit en jugeant "que la circonstance que son cocontractant, la SEMMY, ait été présente dans cette instance ne suffit pas à la regarder comme ayant été représentée par celle-ci".
La tierce opposition est ouverte par l'article R. 832-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3318ALH) à toute personne contre la "décision juridictionnelle qui préjudicie à ses droits, dès lors que ni elle ni ceux qu'elle représente n'ont été présents ou régulièrement appelés dans l'instance ayant abouti à cette décision". Dès lors qu'il était constant que la société Y n'avait été ni présente ni appelée à l'instance d'appel et qu'il ne fait aucun doute que l'annulation du marché dont elle est titulaire préjudicie à ses droits, la recevabilité de son recours dépendait de la question de savoir si elle devait être regardée comme représentée par son cocontractant, le maître d'ouvrage.
Vous avez à plusieurs reprises fait application de cette notion de représentation pour la recevabilité de la tierce opposition, mais jamais dans le cas de figure qui est celui de la présente affaire des cocontractants à un marché public.
Rappelons tout d'abord que si vous retenez une représentation en présence d'obligations juridiques qui ont un tel effet, comme le mandat (CE, 14 février 1996, n° 139555 N° Lexbase : A7598ANQ, aux Tables) ou la solidarité à la dette (CE, 8 mars 2004, n° 231199 N° Lexbase : A5671DBN, aux Tables), votre conception de la représentation est plus large et couvre tous les cas où il apparaît, selon l'expression qui revient le plus souvent dans votre jurisprudence, que le défendeur présent à l'instance et celui qui n'y était pas ont dans l'instance des "intérêts concordants".
Il ressort ensuite de votre jurisprudence que l'appréciation de la concordance des intérêts est éminemment pragmatique et fonction des intérêts des parties, présentes et qui se plaignent de ne pas l'avoir été, au regard de l'objet de chaque instance.
Vous jugez par exemple de manière constante que le propriétaire d'un terrain et celui auquel il a consenti une promesse de vente et qui a sollicité la délivrance d'une autorisation d'urbanisme ont des intérêts concordants au maintien de cette décision (CE, 8 février 1999, n° 161799 N° Lexbase : A4507AX9, aux Tables), de même que le propriétaire ayant demandé l'autorisation d'exploiter une surface commerciale et le titulaire d'une promesse de bail pour assurer cette exploitation (CE, 14 octobre 2009, n° 312177 N° Lexbase : A0762EM8, aux Tables) ou encore une commune et le titulaire d'une convention d'aménagement de ZAC dans une instance relative à la légalité d'un arrêté de cessibilité pris pour la réalisation de cette opération (CE, 21 mai 2008, n° 295609 N° Lexbase : A7212D8M, aux Tables). Les intérêts sont encore plus évidemment concordants lorsque la personne qui a sollicité l'autorisation était le command de celle qui allait la mettre en oeuvre (CE, 23 février 2011, n° 322924 N° Lexbase : A6975GZD, aux Tables). Peut également être rattachée à ces solutions la décision par laquelle vous avez jugé que le fournisseur du titulaire d'un marché était représenté par ce dernier dans le litige qui opposait celui-ci au maître d'ouvrage (CE, 15 juin 2001, n° 219822 N° Lexbase : A0606AUY, aux Tables). Et si vous avez récemment jugé, contrairement aux conclusions de votre rapporteur public, que l'Etat représentait un établissement public dont il avait la tutelle, cette solution tenait à l'objet litige, relative à la légalité d'un arrêté fixant le taux d'une taxe affectée à cet établissement (CE, 6 juillet 2016, n° 398574 N° Lexbase : A6128RWU, aux Tables).
A l'inverse, vous avez jugé que le préfet auteur d'une déclaration d'utilité publique ne représentait pas le bénéficiaire de cet arrêté dans un litige relatif à sa légalité (CE, 7 décembre 1983, n° 28300 N° Lexbase : A8293ALQ, p. 491; CE, 10 mai 1985, n° 50188 N° Lexbase : A3487AM4, aux Tables). De même, la personne publique ne représente pas la personne qu'elle a chargée de l'exécution d'un service public (CE Ass., 21 janvier 1938, Compagnie des chemins de fer PLM [LXB=], p. 70, contravention de grande voirie ; CE Sect., 6 octobre 1961, Fédération nationale des huileries, n° 41587, p. 544), non plus que celle à qui elle s'apprête à le confier dans une instance relative à la régularité de la procédure de passation devant le juge du référé précontractuel (CE, 15 juin 2001, n° 228856 N° Lexbase : A0650B8L, aux Tables sur ce point notamment).
Il nous semble ressortir de ce rapide panorama de votre jurisprudence que la concordance des intérêts qui fonde le constat d'une représentation de fait signifie, pour reprendre les termes de Catherine Bergeal dans ses conclusions sur la décision n° 161799 précitée, que "l'intérêt défendu par la partie présente à l'instance rejoint exactement celui de la partie que la juridiction a oublié d'appeler". Si vous préférez évoquer une concordance plutôt qu'une identité d'intérêts c'est, croyons-nous, parce que l'appréciation est située par rapport à l'objet du litige et parce que, comme le montre le désaccord avec votre rapporteur public sur la solution que vous avez adoptée par la décision de 2016 que nous venons de citer, vous ne souhaitez pas introduire dans la comparaison des intérêts la dimension beaucoup plus subjective de l'intensité avec laquelle ils pourraient être défendus par l'une ou l'autre personne. Mais il n'en demeure pas moins que les personnes susceptibles de se représenter mutuellement à une instance doivent avoir à l'issue du litige exactement le même intérêt, ce qui est le cas lorsque la décision dont elles défendent le maintien leur permettra de poursuivre leur projet ou leur activité, comme dans la plupart des décisions précitées.
Cette exigence de concordance exacte des intérêts au regard de l'issue du litige nous semble d'ailleurs découler de la finalité de la tierce opposition, qui est la seule voie de recours dont dispose une personne qui voit ses droits affectés par une décision de justice qui n'a pas été rendue contradictoirement à son égard. En effet, n'étant pas partie à l'instance ayant donné lieu à la décision de justice, elle ne peut la contester par les voies de recours ordinaires que sont l'appel ou la cassation. Elle n'a donc que la tierce opposition pour obtenir le respect du principe du caractère contradictoire de la procédure, qui n'est pas seulement un principe fondamental de toute procédure juridictionnelle puisqu'il s'impose aussi à toute procédure administrative susceptible d'affecter les droits de l'intéressé. Il serait paradoxal qu'une personne puisse voir son droit au caractère contradictoire de la procédure moins bien protégé dans une procédure juridictionnelle que dans une procédure administrative. L'atteinte qu'une décision de justice ainsi rendue représente au droit à une procédure contradictoire est d'autant plus importante qu'elle est imputable à la juridiction qui, dans une procédure inquisitoire telle que celle qui régit le procès administratif, doit veiller à mettre en cause les personnes intéressées. Par conséquent, si l'on conçoit bien que la notion de représentation ne soit pas exclusivement juridique et qu'un certain pragmatisme puisse être utile pour éviter une remise en cause trop aisée de la chose jugée, il convient de veiller à ce que sa mise en oeuvre ne compromette pas la finalité de cette voie de recours qui est de rendre à la procédure contentieuse son caractère contradictoire. Dans cette perspective, pour que la présence à l'instance d'une autre personne que celle qui y aurait eu intérêt soit regardée comme neutralisant cette atteinte au caractère contradictoire de la procédure, en dehors de toute expression de volonté de la personne absente de confier ses intérêts à celle qui était présente, il faut que la concordance des intérêts soit parfaite. Comme le rappelle également la Cour de cassation, "la communauté d'intérêt ne suffit pas à caractériser la représentation" (Cass. civ. 2, 22 octobre 1998, n° 95-21.219, inédit au bulletin N° Lexbase : A7986CYG; Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 02-14.385, FS-P+B N° Lexbase : A0215DDC, Bull. civ. II, 2004, n° 400).
Est-ce le cas du maître d'ouvrage et de son cocontractant titulaire d'un marché public dans une instance relative à la validité du contrat qui les lie ? Ils ont certes tous les deux intérêt au rejet de la demande et au maintien de leur relation contractuelle. Mais cette convergence d'intérêts, que partagent tous les défendeurs, est trop générale pour que leurs intérêts soient qualifiés de concordants.
Si l'on entre plus précisément dans l'analyse de leurs intérêts, d'importantes différences apparaissent. Les obligations contractuelles du maître d'ouvrage et du titulaire n'étant pas les mêmes, les conséquences de la résiliation ou de la résolution du contrat, que vous pratiquez suffisamment pour qu'il ne nous soit pas nécessaire de les décrire, ne seront pas les mêmes, ce qui est susceptible d'avoir une incidence sur le contenu de leur défense. Dans certains cas, l'une des parties au contrat peut même trouver un avantage à ce qu'un recours d'un tiers vienne la libérer de ses obligations contractuelles. Contrairement à la plupart des décisions que nous avons citées dans lesquelles vous avez retenu une concordance des intérêts, le maître d'ouvrage et le titulaire d'un marché public ne se trouvent pas du même côté au regard de l'exécution du contrat qui constitue l'objet du litige. Le cas de figure est plus proche de votre décision précitée n° 228856, par laquelle vous avez jugé que le futur attributaire d'un marché n'était pas représenté par le pouvoir adjudicateur dans un litige relatif à la régularité de cette attribution. Pour votre commissaire du Gouvernement, D. Piveteau, il aurait été "difficile de soutenir que les intérêts de ces syndicats -pouvoirs adjudicateurs-rejoignaient les intérêts de la société [Z] (attributaire pressentie) au point d'assurer leur représentation, même s'il s'agissait des partenaires prêts à signer le même contrat. Il est d'ailleurs très exceptionnel -ajoutait-il- que vous admettiez la représentation extra-mandataire de personnes privées par des personnes publiques".
Outre l'intérêt proprement dit que chacune des parties au contrat peut avoir à défendre sa validité, elles ne sont pas exactement dans la même situation pour répondre efficacement à tous les moyens qui peuvent être soulevés à l'encontre du contrat : la personne publique est ainsi plus à même de répondre aux moyens relatifs aux conditions dans lesquelles elle a donné son consentement, ainsi qu'à certaines critiques relatives au respect des règles de transparence et de mise en concurrence. Mais d'autres nécessitent la production de justifications que son cocontractant est mieux placé pour fournir. L'office du juge du contrat ne s'arrête pas au constat d'une éventuelle irrégularité ; il doit aussi déterminer les conséquences qu'il convient d'en tirer sur le contrat, lorsqu'elle n'est pas de celles qui entraînent sa résolution, ce qui le conduit à se pencher sur la situation du titulaire, que celui-ci est donc mieux placé que le maître d'ouvrage pour exposer. Ces quelques exemples suffisent à montrer que, de même que les intérêts des parties à un contrat à défendre sa validité lorsqu'elle est contestée devant un juge qui dispose d'une large panoplie de mesures propres à affecter les droits et obligations contractuelles des parties ne sont pas concordants, leur capacité à les défendre utilement n'est pas identique.
Ajoutons enfin qu'il nous semblerait peu cohérent qu'alors que vous vous attachez à garantir la stabilité des relations contractuelles et la sécurité juridique des cocontractants en subordonnant le recours des tiers en contestation de la validité du contrat à des conditions strictes tenant à leur intérêt pour agir et aux moyens qu'ils peuvent soulever, vous admettiez qu'une partie à un contrat puisse voir ses droits contractuels remis en cause par une décision de justice rendue au terme d'une instance à laquelle elle n'était pas présente et contre laquelle elle n'aurait aucune voie de recours.
Nous n'ignorons certes pas, d'autant que c'est le seul argument du pourvoi, que vous avez jugé, à propos de la recevabilité du recours en opposition, que l'acheteur public était présumé avoir le même intérêt que son cocontractant à défendre la validité du marché qui les lie (CE, 10 février 2014, n° 367262 N° Lexbase : A3840MEX aux Tables sur un autre point).
Indépendamment du fait que cette affirmation ne représente pas l'apport jurisprudentiel de cette décision, plusieurs raisons nous retiennent de vous proposer de l'étendre à la tierce opposition.
Tout d'abord, les termes employés à propos de l'opposition ne doivent pas vous lier dans votre appréciation de la recevabilité de la tierce opposition. L'article R. 831-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3312ALA) ferme la voie de l'opposition à la partie défaillante lorsque la décision "a été rendue contradictoirement avec une partie qui a le même intérêt" qu'elle. La référence au "même intérêt" ne traduit pas une exigence particulière d'identité des intérêts qui serait transposable à la condition de concordance des intérêts qui caractérise la représentation qui fait obstacle à la recevabilité de la tierce opposition. Nous pensons même que le terme de représentation employé par l'article R. 831-2 implique une plus grande proximité des intérêts que celle de "même intérêt", ce qui serait d'ailleurs parfaitement cohérent avec les finalités de ces voies de recours.
Ensuite et surtout, l'opposition et la tierce opposition correspondent à hypothèses de défaut de contradictoire très différentes qui justifient que les conditions dans lesquelles il soit possible de neutraliser ce défaut soient plus strictes pour la tierce opposition que pour l'opposition.
La différence fondamentale entre ces deux voies de recours est que la tierce opposition est, comme nous l'avons dit, la seule voie de recours ouverte à une personne qui n'était pas présente alors qu'elle aurait du l'être à une instance qui la concerne alors que l'opposition est ouverte à une personne qui était présente à l'instance mais qui n'a pas défendu régulièrement. L'atteinte au principe du contradictoire de la procédure est à plusieurs égards beaucoup plus importante dans les cas éligibles à la tierce opposition. D'une part, la personne absente à l'instance n'y a jamais été appelée. Elle n'a donc pas été mise même de se défendre, alors que l'opposition est ouverte au défendeur régulièrement mis en cause, qui a donc été mis à même de se défendre, ce qu'il a choisi de ne pas faire. D'autre part, ayant été partie à l'instance, le défendeur défaillant peut toujours les contester par une voie de recours ordinaire, appel s'agissant des jugements, pourvoi en cassation s'agissant des arrêts des cours administratives d'appel. L'opposition n'étant possible qu'à l'encontre des arrêts de cours et des décisions du Conseil d'Etat, le choix du recours n'est certes offert qu'au défendeur défaillant en appel (CE Sect., 20 novembre 1992, n° 114667 N° Lexbase : A8504ARE p. 417 et, pour une application : CE, 6 avril 2016, n° 389456 N° Lexbase : A8803RBN, aux Tables). Mais le tiers à l'instance qui aurait du y être appelé n'a même pas ce choix.
Il nous semble donc que tant les circonstances qui ouvrent l'une ou l'autre voie de recours que leurs conséquences sur les droits de l'intéressé justifient que les conditions dans lesquelles la procédure peut être regardée comme ayant été contradictoire à son égard malgré son absence ou son défaut soient beaucoup plus strictes dans le premier cas (tierce opposition) que dans le second (opposition). Pour le dire autrement, les considérations de nature à assurer la force et la stabilité de la chose jugée nous paraissent devoir peser beaucoup plus lourd dans le cas où l'absence de défense est imputable au seul défendeur que lorsqu'il n'y est pour rien.
Ajoutons enfin que cette absence de défense susceptible d'ouvrir la voie de l'opposition peut résulter d'un choix délibéré de l'intéressé qui a décidé de s'en remettre à l'autre défendeur, afin par exemple de s'épargner le coût d'une défense particulière. Une telle intention ne peut être présumée en ce qui concerne la tierce opposition puisque, par définition, le tiers opposant n'a pas été informé de l'instance.
Toutes ces raisons nous conduisent donc à vous proposer de juger que la cour n'a commis aucune erreur de droit en admettant la recevabilité de la tierce opposition formée par le cocontractant de la personne publique.
Et par ces motifs nous concluons :
- au rejet du pourvoi ;
- à ce que vous mettiez à la charge de la société X le versement à la société Y d'une somme de 3 000 euros au titre des frais exposés.
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