Réf. : Cass. civ. 1, 9 novembre 2016, quatre arrêts, n° 15-24.212 (N° Lexbase : A0608SGM), n° 15-25.873 (N° Lexbase : A0611SGQ), n° 15-24.210 (N° Lexbase : A0607SGL) et n° 15-25.872 (N° Lexbase : A0610SGP), P+B+R+I
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par Kaltoum Gachi, Avocat au barreau de Paris, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Paris II
le 08 Décembre 2016
L'article 78-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4994K8H), essentiellement issu des lois n° 81-82 du 2 février 1981, renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes (N° Lexbase : L8215HI4), n° 83-466 du 10 juin 1983, portant abrogation ou révision de certaines dispositions de la loi n° 81-82 du 2 février 1981 et complétant certaines dispositions du Code pénal et du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3377ITA) et n° 93-992 du 10 août 1993, relative aux contrôles et vérifications d'identité (N° Lexbase : L7427HXD), prévoit différents types de contrôles d'identité. En particulier, l'alinéa 1er de cet article permet de contrôler l'identité de toute personne à l'égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction, qu'elle se prépare à commettre un crime ou un délit, qu'elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en cas de crime ou de délit, qu'elle a violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre d'un contrôle judiciaire, d'une mesure d'assignation à résidence avec surveillance électronique, d'une peine ou d'une mesure suivie par le juge de l'application des peines ou qu'elle fait l'objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire. L'alinéa 3 de l'article 78-2 régit les contrôles d'identité sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d'infractions qu'il précise. L'identité de toute personne peut ainsi être contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat (v. A. Decocq, J. Montreuil et J. Buisson, Le droit de la police, Litec, 2ème éd., 1998, p. 546). C'est sur ces fondements qu'étaient intervenus les différents contrôles d'identité en l'espèce. Les critères des contrôles n'étant pas clairement définis par loi, le risque de discrimination est évidemment important en visant des personnes dont certains policiers pourraient estimer, à travers leurs seuls préjugés, qu'elles présentent "un risque infractionnel non négligeable" (D. Mayer, Prévention et répression en matière de contrôles d'identité : une distinction trompeuse, D., 1993, p. 272).
La Cour de cassation a été amenée, à l'occasion des pourvois qui lui étaient soumis, à préciser les conditions dans lesquelles ces personnes pouvaient apporter la preuve d'un contrôle d'identité discriminatoire. Seuls quatre de ces arrêts seront évoqués dans le présent commentaire, les développements pouvant largement dépasser leur cadre pour s'appliquer aux autres décisions rendues le même jour. Dans ces affaires, la Haute juridiction est venue entériner l'aménagement de la preuve qui avait été consacré par les juges du fond pour en faciliter la charge (I). Une fois la preuve de la discrimination établie, la Cour de cassation s'est naturellement prononcée sur les conséquences de ces "contrôles au faciès" justifiant l'engagement de la responsabilité de l'Etat pour faute lourde (II).
I - L'aménagement de la preuve de la discrimination lors d'un contrôle d'identité
La Cour de cassation a souligné, dans les espèces qui lui étaient soumises, les conditions dans lesquelles le contrôle discriminatoire pouvait être prouvé à travers une méthode qui peut être scindée en deux temps : dans un premier temps, la personne contrôlée doit apporter au juge des éléments laissant présumer l'existence d'une discrimination (A). Puis, dans un second temps, la présomption étant simple, l'administration peut rapporter la preuve contraire qui peut résulter soit de l'absence de discrimination, soit d'une différence de traitement justifiée par des éléments objectifs (B).
A - L'instauration d'une présomption simple de discrimination
A l'occasion de ces arrêts, la Haute juridiction n'a pas hésité à rappeler qu'il appartient à celui qui s'en prétend victime d'apporter des éléments de fait de nature à traduire une différence de traitement et laissant présumer l'existence d'une discrimination. Cette formule récurrente dans les arrêts du 9 novembre 2016 révèle que si la preuve pèse toujours sur le demandeur, et qu'aucun renversement de la charge de la preuve n'est donc consacré, celle-ci est en quelque sorte atténuée au profit de la partie qui s'estime victime de discrimination. En effet, cette dernière n'a pas à rapporter une preuve irréfutable et complète de discrimination, ce qui serait délicat sinon impossible, mais des éléments factuels laissant supposer que le contrôle est fondé sur des critères discriminatoires.
Cet aménagement de la preuve n'est pas sans rappeler les dispositions de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39), qui instaurent une présomption de discrimination et font peser la charge de la preuve de la non-discrimination sur le défendeur. Il faut rappeler que certaines juridictions de première instance avaient considéré que cette présomption n'était applicable que dans la relation employeur/salarié et l'avaient donc écartée. Pour autant, certaines cours d'appel avaient aménagé un régime de preuve fortement inspiré de cette loi en permettant à la personne s'estimant victime d'une discrimination lors d'un contrôle d'identité d'apporter la preuve de l'atteinte aux droits de la personne "par un faisceau de circonstances graves, précises et concordantes". Que cette présomption résulte directement de la loi ou qu'elle s'en inspire, l'essentiel est que la consécration d'un aménagement de la preuve est parfaitement justifiée en la matière tant il serait extrêmement délicat pour la personne arbitrairement contrôlée de rapporter la preuve de ce qu'elle allègue, le contrôle d'identité ne laissant aucune trace. En effet, aucun procès-verbal n'est établi à la différence des autres actes de procédure pénale, ni aucun récépissé remis à la personne, de sorte que la démonstration du caractère discriminatoire du contrôle n'est, de toute évidence, pas aisée. On soulignera que dans l'un des arrêts d'appel, la cour avait considéré, à très juste titre, que l'absence de rédaction d'un procès-verbal, l'absence d'enregistrement ou de remise de récépissé attestant de la réalisation de ces contrôles d'identité privait les intéressés de la possibilité de contester la mesure et, le cas échéant, son caractère discriminatoire. Elle avait alors jugé que cette situation constituait une entrave au contrôle juridictionnel en ayant pour effet de priver le justiciable de son droit au recours effectif, tel que prévu par l'article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4746AQT) et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Ces motifs, qui n'ont pas été expressément repris par la Cour de cassation, ne peuvent toutefois qu'être approuvés.
Une fois les éléments factuels rapportés par la personne contrôlée, celle-ci est présumée avoir subi une mesure discriminatoire mais ces éléments doivent être individualisés ou, à tout le moins, adaptés aux circonstances de l'espèce. En effet, la Cour de cassation a estimé que "les études et informations statistiques produites attestant de la fréquence de contrôles d'identité effectués, selon des motifs discriminatoires, sur une même catégorie de population appartenant aux 'minorités visibles', c'est-à-dire déterminée par des caractéristiques physiques résultant de son origine ethnique, réelle ou supposée", ne peuvent, à elles seules, suffire à laisser présumer une discrimination (n° 15-24.212). En revanche, lorsqu'un tel constat est complété par un témoignage aux termes duquel les opérations de contrôle ont visé, durant une heure trente, de façon systématique et exclusive, un type de population en raison de sa couleur de peau ou de son origine, la cour d'appel a justement considéré que la preuve de la discrimination était rapportée (n° 15-25.873). Cette présomption étant simple, l'administration peut naturellement la combattre en rapportant la preuve contraire.
B - La possibilité pour l'administration d'apporter la preuve contraire
En présence d'une présomption de discrimination, l'administration peut démontrer soit l'absence de différence de traitement, soit que celle-ci est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. La Cour de cassation a pu, dans certaines hypothèses, se réfugier derrière l'appréciation souveraine des juges du fond. Ainsi, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt n° 15-24.210, deux personnes de type nord-africain avaient été contrôlées sur la voie publique sur le fondement de l'article 78-2, alinéa 1er, du Code de procédure pénale à la suite d'un vol aggravé commis à Saint-Germain-en-Laye. Pour rejeter le pourvoi formé par l'une des personnes contrôlées, la Cour de cassation a affirmé qu'"ayant souverainement estimé que la différence de traitement était justifiée par des éléments objectifs, en ce que la personne contrôlée répondait au signalement de l'un des suspects, la cour d'appel, qui a procédé aux recherches prétendument omises, sans inverser la charge de la preuve, en a exactement déduit que le choix de la personne contrôlée ne présentait pas de caractère discriminatoire". Dans le même sens, à l'occasion de l'arrêt n° 1244, si la cour d'appel avait retenu le caractère discriminatoire du contrôle d'identité effectué sur réquisitions judiciaires, son arrêt est censuré par la Cour de cassation qui a reproché à l'arrêt d'appel de ne pas avoir recherché si la différence de traitement n'était pas justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination, tenant au soupçon de commission d'une infraction que faisait naître l'attitude des deux hommes.
On le voit, si le plaignant parvient à franchir la première étape consistant à livrer à l'appréciation des magistrats des éléments factuels de nature à laisser présumer l'existence d'une discrimination, la possibilité doit être laissée à l'administration de rapporter la preuve d'une non-discrimination. Tel sera le cas, par exemple, si le comportement de la personne contrôlée laisse supposer qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction. On rejoint, ici, le motif du contrôle d'identité auquel est subordonnée sa légalité et qui, en procédure pénale, peut déboucher sur la nullité de l'opération, ce qui est tout à fait différent de la sanction encourue ici, à savoir la responsabilité de l'Etat pour faute lourde.
II - L'engagement de la responsabilité de l'Etat pour faute lourde
L'article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L2419LB9), issu de l'article 11 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972, instituant un juge de l'exécution et relative à la réforme de la procédure civile (N° Lexbase : L1056ITB), dispose que "l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice". Cette action est subordonnée à la preuve d'un déni de justice ou d'une faute lourde. C'est cette dernière notion qui justifie, en l'espèce, l'engagement de la responsabilité de l'Etat et sur laquelle il convient donc de revenir (A). Ce type de responsabilité trouve à s'appliquer car la personne faisant l'objet du contrôle est devenue, de ce seul fait, usager du service public de la justice et peut ainsi demander réparation de son préjudice moral à raison du fonctionnement défectueux de ce service public (B).
A - La notion de faute lourde
On pourrait penser, de prime abord, que le juge naturel de la faute lourde est le juge administratif. Toutefois, il faut rappeler que le Conseil constitutionnel a attribué un bloc de compétence au juge judiciaire en matière de contrôle d'identité en décidant qu'"il revient à l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle de contrôler en particulier les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons ayant motivé les opérations de contrôle et de vérification d'identité, qu'à cette fin il lui appartient d'apprécier, s'il y a lieu, le comportement des personnes concernées" (Cons. const., décision n° 93-323 DC du 5 août 1993 N° Lexbase : A8283ACR).
Néanmoins, le juge judiciaire doit faire application de la responsabilité en droit administratif et, partant, suivre les principes et règles posés par la jurisprudence administrative (v. not. Cass. civ. 2, 23 novembre 1956, n° 56-11.871 N° Lexbase : A7452CIT, D., 1957. 34, concl. Lemoine ; AJDA 1957, II, 91, chron. J. Fournier et G. Braibant ; JCP éd. G, 1956, II, 9681, note Esmein ; RDP, 1958, 298, note M. Waline). Les raisons de cette disjonction entre compétence juridictionnelle et règles matérielles ont pu être été synthétisées de la manière suivante : "l'opération de police judiciaire justifie la compétence du juge judiciaire, la mission de service public justifie l'application des règles du droit administratif" (B. Camguilhem, L'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des contrôles au faciès, AJDA, 2015, p. 1813).
Dans certaines des affaires qui lui étaient soumises ici, la Cour de cassation a saisi l'occasion de définir la faute lourde comme celle procédant "d'une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi". Mais cette formule n'est pas propre aux contrôles d'identité. En effet, elle n'est pas nouvelle puisqu'elle résulte d'un arrêt d'Assemblée plénière de 2001 (Ass. plén., 23 février 2001, n° 99-16.165 N° Lexbase : A0716ATP, Bull. Ass. plén., n° 5). Pour certains commentateurs, cette décision avait marqué un infléchissement de la notion de faute lourde, l'Assemblée plénière s'écartant de la conception restrictive issue de la jurisprudence de la première chambre civile de la Cour de cassation, fondée sur la faute énorme, grossière, stupide, inexcusable, ou sur l'inaptitude, voire sur la méconnaissance grave et anormale des devoirs essentiels du juge dans l'exercice de ses fonctions (Cass. civ. 1, 3 octobre 1953, Bull. civ. I, n° 224).
Les présentes décisions s'inscrivent dans le sillage de cet infléchissement jurisprudentiel, la Cour de cassation estimant que le "contrôle au faciès" est en lui-même une faute lourde qui doit déboucher sur la réparation du préjudice subi.
B - Le "contrôle au faciès" constitutif d'une faute lourde justifiant réparation
La distinction des contrôles d'identité à but préventif et des contrôles d'identité à but répressif n'est pas opérante au regard de la faute lourde. En effet, les décisions commentées ne s'attardent pas sur la nature des contrôles d'identité effectués en précisant que la faute lourde "doit être regardée comme constituée lorsqu'il est établi qu'un contrôle d'identité présente un caractère discriminatoire" et que "tel est le cas, notamment, d'un contrôle d'identité réalisé selon des critères tirés de caractéristiques physiques associées à une origine, réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable".
C'est dire que la discrimination est suffisamment grave pour constituer ipso facto une faute lourde ouvrant droit à l'allocation de dommages-intérêts. Si la finalité de la responsabilité de l'Etat pour faute lourde est réparatrice, elle est également sanctionnatrice. Cette dernière finalité, présente dans n'importe quel régime de responsabilité, l'est encore davantage en matière de responsabilité pour faute lourde tant cette qualification amplifie le dysfonctionnement inadmissible qui est imputable à l'autorité publique concernée (B. Camguilhem, préc., p. 1813).
Dans les espèces, encore relativement rares, ayant débouché sur la responsabilité de l'Etat, une réparation au titre du préjudice moral a été accordée aux personnes arbitrairement contrôlées. Toutefois, force est de constater qu'aucun développement particulier n'a été consacré à cette question. Certes, le principe même du préjudice résulte, sans nul doute, du motif discriminatoire du contrôle d'identité effectué. Mais aucun élément permettant d'être véritablement éclairé sur le mode d'appréciation de ce préjudice n'a été mentionné. Reste que ce point est, à notre sens, accessoire au regard de l'avancée de principe que traduisent les nombreux arrêts rendus le 9 novembre 2016 qui, pour ne pas avoir tous fait l'objet d'une publication au bulletin, marquent néanmoins une évolution favorable à un encadrement plus que nécessaire de ces contrôles d'identité, à défaut de l'intervention pourtant attendue du législateur.
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