Réf. : CE 1° et 6° ch.-r., 3 novembre 2016, n° 378190 (N° Lexbase : A9161SGE)
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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy
le 08 Décembre 2016
Par une décision expresse en date du 20 février 2014, le ministre de la Justice a rejeté la demande d'abrogation formulée par l'association "Institut pour la Justice". Celle-ci a alors saisi le Conseil d'Etat d'un recours pour excès de pouvoir à l'encontre du décret du 19 décembre 1991, ainsi que de la décision du ministre de la Justice refusant de l'abroger. Au soutien de son recours pour excès de pouvoir, l'association reprenait les deux formes d'inégalité évoquées, découlant de la rétribution minorée de l'avocat de la partie civile, voire de l'absence totale de rétribution.
Le Conseil d'Etat, à travers la décision commentée, a partiellement annulé la décision du Garde des Sceaux en date du 20 février 2014, refusant l'abrogation du décret du 19 décembre 1991. Il a censuré le décret uniquement en ce que les dispositions de l'article 90 ne prévoient pas de part contributive de l'Etat à la rétribution au titre de l'aide juridictionnelle de l'assistance de l'avocat de la partie civile dans le cadre de la procédure prévue à l'article 730 du Code de procédure pénale. Aux termes de sa décision, le Conseil d'Etat a commencé par rappeler sa jurisprudence constante, d'où il résulte que le principe d'égalité ne s'opposait pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier. Après avoir rappelé cette règle, le Conseil d'Etat a considéré que, si les différences de rétribution pouvaient s'expliquer par la différence de charge de travail de l'avocat de la personne mise en cause et de l'avocat de la partie civile (I), cette différence ne pouvait conduire à exclure toute rétribution au profit de l'avocat de la partie civile (II).
I - Une différenciation admise
L'article 27 de la loi du 10 juillet 1990 pose un principe simple en indiquant que "l'avocat qui prête son concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle perçoit une rétribution". Or, cette rétribution est fixée forfaitairement par l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 qui prend la forme d'un tableau -tentaculaire- à double entrée. Pour chaque affaire, un nombre d'unités de valeur est attribué à l'avocat ayant prêté son concours. En matière civile, aucune discrimination n'est prévue entre l'avocat du demandeur et celle du défendeur qui perçoivent une rétribution identique. Mais, il en va fort différemment en matière pénale puisque l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 admet, assez fréquemment, une inégalité entre la rétribution perçue par l'avocat de la personne mise en cause et celui de la partie civile. Par exemple, l'assistance d'une partie civile pour une instruction correctionnelle est rétribuée 8 UV alors que l'assistance d'un mis en examen à l'occasion d'une instruction correctionnelle est rétribuée 12 UV, voire 20 UV lorsque le mis en examen est placé en détention provisoire. Autre exemple, l'assistance d'une partie civile ou d'un civilement responsable devant la cour d'assises est rétribuée 35 UV tandis que l'assistance de l'accusé devant la cour d'assises est rétribuée 50 UV. Sachant que le montant de l'unité de valeur est désormais fixé à 26,50 euros hors taxes, des différences notables peuvent surgir au cours d'une même procédure, voire d'une même audience...
Toutefois, le Conseil d'Etat considère que ces inégalités peuvent être admises dès lors que "les missions de l'avocat de la défense et celles de l'avocat de la partie civile ne sauraient être considérées comme identiques" et que la défense pénale "implique, en particulier, des obligations et charges plus lourdes pour l'avocat de la personne mise en cause, tant au cours de l'instruction que durant le procès ; que celui-ci doit notamment répondre au ministère public et à la partie civile ; que, lors du procès pénal, il appartient à l'avocat de la défense de plaider non seulement, comme l'avocat de la partie civile, sur la question de la culpabilité, mais également sur celle du quantum de la peine". En effet, il est parfaitement admis dans la jurisprudence du Conseil d'Etat que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier (v. en ce sens, CE, 28 juin 2002, n° 223212 N° Lexbase : A0213AZW).
II - Une exclusion prohibée
Toutefois, si la différenciation de la rétribution entre avocats est admise, selon que ceux-ci occupent pour la personne mise en cause ou pour la partie civile, le Conseil d'Etat pose une limite évidente. En effet, l'article 90 du décret du 19 décembre 1991, pris pour l'application de la loi du 19 décembre 1991, ne saurait conduire à ce que l'intervention de l'avocat de la partie civile ne soit pas pris en charge au titre de l'aide juridictionnelle.
Cette situation reste exceptionnelle puisque, comme on pourra le constater, le tableau figurant à l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 prévoit une rétribution pour la majeure partie des interventions d'un avocat au soutien des intérêts d'une partie civile. Ainsi, le texte prévoit la rétribution de l'avocat de la partie civile au stade de l'instruction correctionnelle ou criminelle, et au stade du jugement criminel, correctionnel ou contraventionnel, en première instance ou en appel. Rien n'est, cependant, prévu pour l'assistance de la partie civile au stade de l'exécution des peines.
En règle générale, la partie civile n'a plus la qualité de partie au procès pénal lors de la phase de l'exécution des peines (v. en ce sens, nos obs. in La victime et la peine - contribution à la théorie du procès pénal post sententiam, D., 2007, p. 1745 et s., spéc. n° 12). De manière très exceptionnelle, le législateur a prévu la présence de l'avocat de la partie civile, celle-ci étant entendue en sa plaidoirie au cours du débat contradictoire mené devant le juge de l'application des peines ou devant le tribunal de l'application des peines. Soulignons que, depuis la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, dite loi pénitentiaire (N° Lexbase : L9344IES), il est désormais admis que "pour les demandes de libération conditionnelle concernant des personnes condamnées à une peine d'emprisonnement égale ou supérieure à cinq ans ou à une peine de réclusion, l'avocat de la partie civile peut, s'il en fait la demande, assister au débat contradictoire devant le juge de l'application des peines, le tribunal de l'application des peines ou la chambre de l'application des peines de la cour d'appel statuant en appel pour y faire valoir ses observations, avant les réquisitions du ministère public". Dès lors que l'avocat peut intervenir, la question de sa rétribution, au titre de l'aide juridictionnelle, doit être envisagée.
Toutefois, aucune rétribution n'est prévue par l'article 90 du décret du 19 décembre 1991. C'est précisément en cela que le décret méconnaissait le principe d'égalité. En effet, le Conseil d'Etat considère qu'en s'abstenant de prévoir toute rétribution de la mission d'assistance de l'avocat de la partie civile intervenant, au titre de l'aide juridictionnelle, dans la procédure prévue à l'article 730 du Code de procédure pénale, alors que celle de l'avocat assistant au même titre la personne condamnée dans cette procédure bénéficie d'une contribution de l'Etat à hauteur de quatre unités de valeur, l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 a méconnu le principe, posé par l'article 27 de la loi du 10 juillet 1991, de rétribution de l'avocat qui prête son concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, et a, ce faisant, établi une différence de traitement manifestement disproportionnée.
En définitive, si le pouvoir réglementaire peut moduler le nombre d'unité de valeurs en tenant compte de la lourdeur de l'intervention de l'avocat de la partie civile et de la personne mise en cause, il reste tenu de prévoir une rétribution. Exclure toute forme de rétribution pour une mission conduirait à faire peser l'intégralité de la charge financière de l'aide juridictionnelle sur l'avocat et à libérer l'Etat de ses obligations en la matière, ce qui est manifestement disproportionné. Aussi, Michel Rocard aurait sans doute pu dire, au sujet de l'aide juridictionnelle, que "les avocats ne peuvent supporter tout le poids de l'aide juridictionnelle [...] mais ils doivent en prendre leur part".
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