Réf. : CE, Ass., 9 novembre 2016, n° 388806, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0614SGT)
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par Houssam Mermech, élève avocat EFB/IDPA, sous la direction scientifique de Maître Régis Froger, Avocat associé au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, SCP Foussard-Froger
le 08 Décembre 2016
Par un premier avenant du 17 juin 2005, Gaz de France, devenu une société anonyme, avait cédé ce contrat administratif au profit d'une de ses filiales, la société X. Cette cession avait la particularité d'être conclue avec un effet rétroactif, le contrat étant réputé avoir une nature privée dès son origine.
Par un second avenant du 11 juillet 2011, les parties avaient inséré dans le contrat une clause compromissoire, stipulant que tout différend relatif au contrat serait tranché définitivement suivant le règlement d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale, par trois arbitres nommés conformément à ce règlement.
A l'achèvement des travaux, la société X a reproché au groupement de sociétés des retards et malfaçons dans la livraison du terminal méthanier. Elle a en conséquence initié la procédure d'arbitrage afin d'obtenir réparation du préjudice résultant de ces manquements. Le groupement de sociétés a présenté des conclusions reconventionnelles tendant au remboursement de l'intégralité des surcoûts supportés pour la réalisation du terminal.
La Chambre de commerce internationale, faisant office de tribunal arbitral, a rendu sa sentence le 13 février 2015, qui a condamné le groupement de sociétés à payer la somme de 68 805 345 euros à la société X, tandis que cette dernière a été condamnée à payer au groupement la somme de 128 162 021 euros.
La société X a saisi le Conseil d'Etat d'un recours tendant à l'annulation de la sentence arbitrale. La Haute juridiction a saisi le Tribunal des conflits par une décision du 3 décembre 2015 (3). Ce dernier (4), après avoir rappelé que la nature d'un contrat s'appréciait au moment de sa conclusion (5), a réaffirmé sa jurisprudence "INSERM" de 2010 (6), selon laquelle, si le recours formé contre une sentence d'arbitrage international relève en principe de la compétence des juridictions judiciaires, le juge administratif reste toutefois compétent lorsque le recours implique le contrôle de la conformité de la sentence aux règles impératives du droit public français relatives à l'occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique. Le Tribunal des conflits a considéré qu'en l'espèce le contrat litigieux relevait du régime administratif d'ordre public de la commande publique, de sorte que le juge administratif était compétent pour connaitre du recours contre la sentence arbitrale.
L'affaire est revenue devant le Conseil d'Etat qui, par sa décision d'Assemblée du 9 novembre 2016, a successivement défini la nature et les modalités du contrôle qu'il exerce sur les sentences d'arbitrage international, puis précisé les effets de ce contrôle, à travers l'office du juge administratif en cas d'annulation de la sentence arbitrale.
S'il appert que l'office du juge est étroitement encadré en matière de contentieux de l'arbitrage international (I), il convient de souligner que, lorsque le litige entre dans l'office du juge, les règles d'ordre public jouent un rôle essentiel en la matière (II).
I - Un office du juge strictement limité en matière de contentieux de l'arbitrage international
1 - Dans sa décision du 9 novembre 2016, le Conseil d'Etat offre une méthodologie détaillée sur sa manière de procéder lorsqu'il statue sur un recours contre une sentence arbitrale internationale. Il définit l'étendue de son office, qui se limite à un contrôle à trois niveaux.
En premier lieu, le Conseil d'Etat vérifie l'arbitrabilité du litige, c'est à dire la légalité de la convention d'arbitrage. Conformément au principe rappelé au premier alinéa de l'article 2060 du Code civil, qui interdit aux personnes publiques de recourir à l'arbitrage, elles ne peuvent compromettre que dans les cas prévus par la loi. La compétence du juge administratif pour connaître des sentences arbitrales internationales permet de faire respecter les règles d'ordre public qui s'imposent aux personnes publiques. A ce titre, il doit contrôler le principe même du recours à l'arbitrage. Ce premier niveau de contrôle est essentiel, en ce qu'il détermine le sort du litige en cas d'annulation de la sentence arbitrale.
En deuxième lieu, le Conseil d'Etat vérifie que la sentence arbitrale a été rendue au terme d'une procédure régulière. Il s'agit de contrôler le respect par le tribunal arbitral de sa compétence et de sa mission, de sa correcte composition, des principes d'indépendance et d'impartialité des juges, ainsi que du caractère contradictoire de la procédure et de la motivation de la sentence (7). Dans le cas d'espèce, ce point n'a pas fait l'objet de difficulté particulière.
En troisième lieu, la Haute juridiction administrative vérifie la conformité de la sentence aux règles d'ordre public. Selon la décision "INSERM", ce sont précisément "ces règles impératives du droit public français" dont relèvent le régime des contrats administratifs en matière de commande publique et de domanialité publique qui justifient la compétence du Conseil d'Etat en la matière. En ce sens, la décision commentée s'inscrit dans la continuité de la décision "INSERM". Ce contrôle de conformité révèle une volonté marquée de protéger "un noyau dur" de règles impératives (8). Dès lors que le litige entre dans l'office du juge, il s'agira de faire respecter l'application des règles impératives du droit public (9), quelles que soient la nature du contrat ou la nationalité des cocontractants.
2 - Au-delà de ces indications quant au contrôle du juge administratif, une interrogation demeure : qu'en est-il des sentences arbitrales rendues à l'étranger sur la base du droit français ? Cette interrogation pose la question de la compétence du Conseil d'Etat pour juger des recours dirigés contre une sentence rendue à l'étranger. Dans sa décision "Syndicat mixte des aéroports de Charente" (10), le Conseil d'Etat a précisé que la juridiction administrative était incompétente pour connaître d'un recours contre une sentence arbitrale rendue à l'étranger. Ces dernières échappent donc au contrôle de conformité lorsque la juridiction arbitrale a siégé à l'étranger. Toutefois, le Conseil d'Etat pourra appréhender ces sentences et contrôler leur conformité aux règles d'ordre public à l'occasion d'une demande tendant à l'exequatur.
En affirmant clairement dans la décision du 9 novembre 2016 que les contrôles effectués par le juge de la sentence et le juge de l'exequatur doivent être similaires, le Conseil d'Etat adopte une position semblable à celle prévalant en droit privé (11) ; position légitimée par un certain pragmatisme économique. Il peut effectivement être argué qu'un contrôle moins approfondi sur une sentence rendue à l'étranger que sur celle rendue en France n'aurait que pour effet d'amener les parties à localiser le siège de leur tribunal à l'étranger.
En conséquence, tout laisse à penser que le mécanisme élaboré par les juges du Palais-Royal permettra un contrôle efficace du respect des règles d'ordre public des sentences arbitrales. Un contrôle interviendra lorsque la juridiction administrative est compétente pour statuer sur un recours contre une sentence arbitrale et un autre contrôle visera à pallier les hypothèses d'incompétence, par la vérification de la conformité de la sentence aux règles procédurales et impératives à l'occasion d'une demande tendant à l'exequatur.
La décision vient donc compléter la matière naissante sur ce point ; elle apporte également d'autres éclaircissements essentiels.
II - Les règles d'ordre public, boussole du juge administratif statuant en matière d'arbitrage
1 - Un autre apport de cette décision réside dans la notion d'ordre public que le Conseil d'Etat s'est employé à préciser. Le cinquième considérant apporte des précisions attendues notamment par rapport à la décision "INSERM", le Conseil d'Etat définissant trois catégories de règles d'ordre public.
La première catégorie a trait aux "vices d'une particulière gravité relatifs notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement". Cette formulation n'est pas sans rappeler la jurisprudence du Conseil d'Etat en matière contractuelle (12) et atteste de la volonté du Conseil d'Etat de ne sanctionner que les vices les plus graves. Ce qui se conçoit aisément, puisque c'est un contrat qui est à l'origine de la désignation de l'arbitre.
La deuxième catégorie est relative aux "règles auxquelles les personnes publiques ne peuvent déroger, telles notamment l'interdiction de consentir des libéralités, d'aliéner le domaine public ou de renoncer aux prérogatives dont ces personnes disposent dans l'intérêt général au cours de l'exécution du contrat". Cette catégorie se réfère à la jurisprudence constante du Conseil d'Etat (13). Par exemple, a déjà été reconnue contraire à l'ordre public la clause prévoyant la possibilité pour la personne publique de renoncer à l'exercice de son pouvoir de résiliation unilatérale (14).
La troisième et dernière catégorie renvoie "aux règles d'ordre public du droit de l'Union européenne". Ce qui pourrait, notamment, faire référence aux obligations de publicité et de mise en concurrence -ce point restant toutefois à préciser, puisque l'on sait que la seule méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence n'est pas jugée comme constituant nécessairement un vice suffisamment grave pour justifier une annulation-.
En l'espèce, le Conseil d'Etat a eu à connaître de la question suivante : la faculté pour le maître d'ouvrage de faire réaliser par un tiers les prestations d'un marché de travaux publics en cas de défaillance du titulaire et aux frais et risques de celui-ci, en l'absence de résiliation du marché, constitue-t-elle une règle d'ordre public à laquelle les parties ne peuvent déroger ? Le Conseil d'Etat a estimé que cette règle était d'ordre public et que la sentence l'avait méconnue, ce qui a justifié son annulation. L'arbitre, qui a appliqué des règles de droit privé, avait jugé que la société X ne pouvait pas procéder à la mise en régie des travaux. Or, il s'agit précisément d'une faculté dont disposent les personnes publiques dans l'exécution du contrat dans un but d'intérêt général.
2 - Par ailleurs, précisant son office, le Conseil d'Etat estime qu'il ne peut rejuger l'affaire au fond car, dans le cas d'espèce, le recours à l'arbitrage n'était pas illégal. En d'autres termes, le litige était arbitrable, de sorte qu'il reviendra aux parties de décider du sort du litige, le juge respectant l'accord des volontés pour décider de recourir à un arbitre plutôt qu'aux juridictions Etatiques pour régler leur différend. Le Conseil d'Etat est le juge de la sentence, il ne règle pas le litige.
Il en ira autrement dans un seul cas : lorsque le principe même du recours à l'arbitrage était illégal. En ce cas, la sentence est annulée et le juge recouvre sa pleine compétence, soit que le Conseil d'Etat renvoie le règlement du litige au tribunal administratif compétent, soit qu'il règle lui-même l'affaire au fond.
En conclusion, un effort de pédagogie du Conseil d'Etat ressort nettement de la décision commentée, puisque ce dernier s'est attaché à mettre en place un régime juridique clair dans cette nouvelle branche du contentieux administratif. Ce régime doit permettre à l'arbitrage intéressant les personnes publiques de se développer dans un cadre qui se construit progressivement. Gageons que la jurisprudence en la matière saura préciser davantage les règles d'ordre public dont les catégories sont désormais identifiées.
(1) D. Foussard, L'arbitrage et le droit administratif, Rev. arb., 1990, p. 14.
(2) V. en ce sens Conseil d'Etat, Régler autrement les conflits : conciliation, transaction, arbitrage en matière administrative, 4 février 1993, rapport du groupe de travail sur l'arbitrage (dir. D. Labetoulle), 13 mars 2007 ; colloque du 30 septembre 2009 organisé par la Chambre nationale pour l'arbitrage privé et public - intervention de J.-M. Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat.
(3) CE 2° et 7° s-s-r., 3 décembre 2015, n° 388806 (N° Lexbase : A6196NY7).
(4) T. confl., 11 avril 2016, n° 4043 (N° Lexbase : A6727RC7).
(5) T. confl., 16 octobre 2006, n° 3506 (N° Lexbase : A9491DRX).
(6) T. confl., 17 mai 2010, n° 3754 (N° Lexbase : A3998EXD).
(7) L'exigence de motivation est un ajout du Conseil d'Etat par rapport à l'article 1520 du Code de procédure civile, qui prévoit les premiers cas d'irrégularités énoncés. Cette exigence de motivation est une principe général du droit opposable à toutes les juridictions relevant du contrôle du Conseil d'Etat (CE, Ass., 1er juillet 1932, Sté Les Grands Magasins du Globe, Rec. p. 650 ; CE, 8 juillet1970, n° 75362 (N° Lexbase : A5705B7G), Rec. p. 471 ; CE, 19 juillet 2010, n° 337071, 338491 (N° Lexbase : A0011E7K), Rec. T. 914.
(8) M. Audit, Présentation générale : les contrats publics sont-ils solubles dans l'arbitrage international ?, in Contrats publics et arbitrage international, Bruylant, 2011, p. XII.
(9) L'identification de ces règles d'ordre public constitue un autre apport de cette décision (cf. infra).
(10) CE, 19 avril 2013, n° 352750 (N° Lexbase : A4180KCS).
(11) C. pr. civ., art. 1525 (N° Lexbase : L2180IPG).
(12) V. not. CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802 (N° Lexbase : A0493EQC), Rec. p. 509 ; CE, Ass., 4 avril 2014, n° 358994 (N° Lexbase : A6449MIP), Rec. p. 70; CE, 21 février 2011, n° 337349 (N° Lexbase : A7022GZ4), Rec. p. 54.
(13) V. not. concernant l'interdiction des libéralités : CE Sect., 19 mai 1971, n° 79962 (N° Lexbase : A2915B8H), Rec. p. 235 ; CE, Ass., 6 décembre 2002, n° 249153 (N° Lexbase : A4627A47), Rec. p. 196.
(14) CE, 1er octobre 2013, n° 349099 (N° Lexbase : A3383KMA).
*Issu du numéro 23 de la Gazette de l'IDPA du mois de novembre 2016, revue mensuelle publiée par l'Association de l'Institut de droit public des affaires (directeur de la rédaction, Christophe Farineau ; co-rédacteurs en chef, Mélanie Dinane et Nicolas Quénard ; mise en forme, Nicolas Kéravel).
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