La lettre juridique n°672 du 13 octobre 2016 : Responsabilité

[Jurisprudence] L'indemnisation du préjudice découlant de la faute d'un professionnel du droit

Réf. : Cass. civ. 1, 22 septembre 2016, deux arrêts, n° 15-13.840 (N° Lexbase : A9978R3X) et n° 15-20.565 (N° Lexbase : A0127R4H), FS-P+B

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par Yves Avril, Docteur en droit, Avocat honoraire, ancien Bâtonnier

le 13 Octobre 2016

Lorsque l'on examine la responsabilité civile des professionnels du droit, on peinerait à trouver dans la jurisprudence des facteurs d'atténuation ou une évolution traduisant quelque allègement. Cantonnons-nous à quelques observations portant sur les deux dernières décennies. Partie d'une décision propre au médecin, largement commentée (1), la Cour de cassation a vite étendu à l'avocat (2) la charge de la preuve qu'il a rempli son devoir de conseil. Celui-ci, à la suite d'un renversement de jurisprudence provenant de la responsabilité du notaire, a vite été analysé comme un devoir absolu : les compétences personnelles du client (fût-il avocat !), ne dispensent pas l'avocat de son devoir de conseil (3). Quand le professionnel a vu son sort s'améliorer, cela n'est venu que par l'intervention du législateur. Il est vrai que l'amélioration à ce niveau peut être de taille. Ainsi la prescription, de trente ans, est passée à dix ans en 1989 (4) et à cinq ans moins de vingt ans plus tard (5). Entendu sur l'appréciation de la faute, le demandeur bénéficie également de facilités pour la réparation du préjudice s'il en découle directement. Ces facilités peinent sans doute à être reconnues de façon systématique par les juges du fond. C'est pourquoi les deux arrêts commentés, rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 22 septembre 2016, qui traduisent deux cassations, font l'objet d'une publication au Bulletin. Ils révèlent deux principes distincts qui aboutissent dans les deux cas à donner une meilleure position à la victime et engendrent une charge plus lourde, parfois très lourde, pour les assureurs de la responsabilité de professionnels. On vérifie alors que la diversification de la responsabilité vise à la sécurité des victimes et à la responsabilité des professionnels (6). Ces deux règles peuvent se traduire ainsi : la responsabilité d'un professionnel du droit n'est pas subsidiaire (I) ; la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice (II). I - La responsabilité d'un professionnel du droit n'est pas subsidiaire

L'arrêt à commenter n'est pas sans faire apparaître des enjeux économiques qui dépassent l'analyse juridique. L'examen de la décision montre que la demande dépassait 2 000 000 d'euros, mais retenait qu'une instance était également en cours à l'égard d'un tiers. Cela a permis à la cour d'appel de limiter les dommages-intérêts à 12 000 euros.

La faute ayant été retenue, il faut savoir si la victime doit épuiser tous ses recours contre telle ou telle personne pour que son préjudice soit indemnisé. Celui-ci doit, en effet, répondre à des caractéristiques générales. Il doit être direct, actuel, certain et légitime (7), mais cette appréciation classique ne rend pas compte de l'irruption, dans la jurisprudence, de la probabilité, voire de la possibilité (8). Ces considérations plus fines vont conduire à résoudre une question bien décrite par un auteur de référence (9). "Lorsque la victime dispose d'autres manières de remédier à son préjudice que l'obtention de la condamnation du défendeur, le préjudice manque-t-il de certitude si la victime n'a pas au préalable épuisé toutes les solutions pour y porter remède ?".

La solution n'est pas douteuse en droit positif. Sans avoir l'assurance qu'il s'agisse de la première décision d'un point de vue chronologique, l'on voit apparaître l'expression du principe dès 1991 (10). La Haute juridiction, pour rejeter le pourvoi écarte le moyen "qui tend à faire reconnaître à la responsabilité de l'avocat un caractère subsidiaire qu'elle ne possède pas". L'affaire concernait la responsabilité d'un avocat rédacteur d'un prêt de somme d'argent pour un client. Le conseil ne s'était pas soucié de la solvabilité de l'emprunteur. Si l'avocat avait fait stipuler une promesse d'hypothèque, il ne s'était soucié des inscriptions existantes, n'avait pris une hypothèque provisoire que tardivement, puis l'avait laissé périmer. La cour d'appel, suivie par la Cour de cassation, a écarté la nécessité pour le demandeur de prouver que la créance était irrécouvrable. Quelques années plus tard (11), sans promettre qu'il s'agit-là d'une première, la même solution est appliquée au notaire : "la mise en jeu de la responsabilité du notaire n'est pas subordonnée à une poursuite préalable contre d'autres débiteurs". On relèvera que chacune de ces décisions a eu les honneurs du Bulletin.

Toutefois, le principe comporte une exception permettant à un commentateur d'écrire "la confusion s'installe" (12). Il faut alors tenter (13) de clarifier les contours de cette exception qui, après examen, n'entame pas la force du principe.

Dès 1997 (14) on voyait la Haute juridiction rejeter les prétentions du demandeur, créancier, faute d'avoir justifié d'un préjudice certain en poursuivant le débiteur. Par la faute d'un notaire, le créancier avait perdu le bénéfice d'un nantissement, mais il subsistait une garantie hypothécaire prise concomitamment. Quelques mois plus tard, la Cour de cassation écartait les prétentions que l'administrateur d'une succession dirigeait contre un notaire. Celui-ci avait versé tous les fonds d'une succession sans s'inquiéter des honoraires de l'administrateur (15). Quand un notaire a libéré fautivement le prix d'un immeuble hypothéqué, il y a encore exception au principe, il appartient au créancier d'exercer d'abord un droit de suite (16).

En premier lieu, le principe s'explique par une facilité donnée à la victime, une cliente de l'avocat et du notaire. Tel n'est pas le cas d'un tiers, administrateur d'une succession.

En second lieu, la facilité donnée aux victimes va exister lorsque les voies de droit qui resteraient possibles sont la conséquence de la situation dommageable. "Ces voies de droit [...] n'étaient que la conséquence de la situation dommageable créée par le notaire" (17). En revanche, si le client bénéficiait de possibilités antérieures à la faute du professionnel, il lui faut préalablement les exercer.

Ces principes dégagés, on observera des décisions, qui, aux yeux de la Cour de cassation ne méritent plus les honneurs du Bulletin (18). Néanmoins, quand les juridictions du fond se font réticentes, la Haute juridiction, comme ce fut le cas en l'espèce, après avoir prononcé la cassation, estime indispensable de fournir à nouveau la publicité du Bulletin.

II - La victime n'est pas tenue de limiter son préjudice

Si la responsabilité du professionnel du droit n'est pas subsidiaire, la doctrine (19) voit dans le second principe un lien avec le premier, l'idée de devoir, pour la victime, limiter son préjudice.

Cette obligation de minimiser le dommage, pour imparfaite que soit l'expression, se retrouve dans d'autres applications que le droit interne. On la voit figurer dans la Convention de Vienne du 11 août 1980 (20) qui fait obligation aux arbitres internationaux de l'appliquer quand ils statuent sur la vente internationale de marchandises. On la trouve aussi dans les Principes du droit européen du contrat (21). Enfin la règle figurait dans la proposition des textes Terré "Pour une réforme du droit des contrats" (22). Des dommages et intérêts réduits auraient été prévus "lorsque le créancier n'a point pris les mesures sûres et raisonnables, propres à éviter, à modérer ou à supprimer son préjudice" (art. 121, al. 2).

Depuis lors est intervenue la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (23) modifiant les articles 1100 (N° Lexbase : L1189ABN) à 1386-1 (N° Lexbase : L1494ABX, C. civ., art. 1245 recod. N° Lexbase : L0945KZZ) du Code civil. On aurait pu imaginer une règle nouvelle découlant du nouvel article 1104 du Code civil (N° Lexbase : L0821KZG) sur l'obligation de bonne foi prévue notamment pour exécuter les contrats. On aurait pu trouver une disposition nouvelle lorsqu'est évoquée la réparation du préjudice résultant de l'exécution du contrat. Pour les commentateurs (24) les dispositions nouvelles n'imposent nullement au créancier de limiter son préjudice. On appliquera donc une jurisprudence qui, sans être pléthorique, est bien établie.

On peut ainsi prendre à dessein un exemple récent dans la responsabilité du notaire. Lorsque celui-ci n'a pas permis à ses clients, par sa faute, d'obtenir les avantages d'une défiscalisation, peut-on reprocher aux clients de ne pas avoir choisi un autre système de défiscalisation qui aurait diminué leur préjudice ? La réponse est négative, et en rejetant le pourvoi au visa de l'ancien article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ ; C. civ., art.1240 recod. N° Lexbase : L0950KZ9), la Cour de cassation rappelle le principe (25).

La solution, d'un seul point de vue économique, n'est pas neutre. Dans l'espèce commentée la Cour d'appel, retenait la faute du créancier pour n'avoir pas minoré son préjudice, ne l'indemnisant de son dommage que pour 10 % de son montant. La responsabilité du notaire était retenue pour avoir rédigé fautivement l'acte de vente de deux parcelles de terrain. Le véritable propriétaire triomphe d'une action en revendication et obtient l'expulsion du propriétaire de bonne foi outre la démolition de l'habitation qu'il avait fait construire. L'article 555, alinéa 4, du Code civil (N° Lexbase : L3134ABP) permettait, en effet, au tiers de bonne foi d'obtenir du véritable propriétaire une indemnité fondée soit sur une somme égale à la plus-value apportée par la construction, soit le coût des matériaux et de la main-d'oeuvre ayant servi à ce bâtiment.

Appliqué aussi bien sur un fondement contractuel, l'ancien article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), que sur un fondement délictuel, l'ancien article 1382 du Code civil, ces deux principes s'inscrivent dans un régime où l'auteur du dommage est obligatoirement assuré. Comme le notait dans le passé un observateur (26) "entre l'assurance et la responsabilité une véritable course s'est engagée". On voit aujourd'hui quel est le vainqueur.


(1) Cass. civ. 1, 25 février 1997, n° 94-19.685 (N° Lexbase : A0061ACA), Bull. civ. I, n° 75.
(2) Cass. civ. 1, 29- avril 1997, n° 94-21.217 (N° Lexbase : A0136ACZ), Bull. civ., I, n° 132.
(3) Cass. civ. 1, 20 décembre 2012, n° 11-15.270, F-D (N° Lexbase : A1650IZ7).
(4) Loi n° 89-906, 19-12-1989, relative à l'exercice de certaines professions judiciaires et juridiques (N° Lexbase : L8251E3Y).
(5) Article 2225 du Code civil (N° Lexbase : L7183IAB) engendré par la loi n° 2008-561, 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (N° Lexbase : L9102H3I).
(6) Bigot, L'indemnisation par l'assurance de responsabilité civile professionnelle, l'exemple des professions du droit et du chiffre, Lextenso éditions, 2014 n° 737.
(7) Aubert, Flour, Savaux, Les obligations, Tome II, Sirey 2011, n° 133 et s..
(8) L. Cadiet, Les métamorphoses de la responsabilité, P.U.F, 1998, p. 37-64.
(9) P. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action 2012-2013, n° 1412.
(10) Cass. civ. 1, 5 février 1991, n° 89-13.528 (N° Lexbase : A4419AH7), Bull. civ. I, n° 46.
(11) Cass. civ. 1, 13 février 1996, n° 93-18.809 (N° Lexbase : A9415ABC), Bull. Civ. I n° 81.
(12) P. Jourdain, obs. RTDCiv., 2005. 400.
(13) Cass. civ. 1, 19 décembre 2013, n° 13-11.807, F-P+B+I (N° Lexbase : A7375KSX), Bull. Civ. I, n° 254. V. nos obs., La responsabilité civile des professionnels du droit est-elle subsidiaire ?, D., 2016, Chron., 553, D. Sindres
(14) Cass. civ. 1, 2 avril 1997, n° 94-20.352 (N° Lexbase : A0097ACL), Bull. civ. I, n° 116, RTDCiv., 1997, 665, obs P. Jourdain ; Defrénois, 1997, 754, obs. Aubert.
(15) Cass. civ. 1, 9 décembre 1997, n° 95-18.192 (N° Lexbase : A0642ACR), Bull. Civ. I, n° 361.
(16) Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, n° 02-10.769 (N° Lexbase : A8410DDT), Bull. civ I, n° 257, D., 2005, 503.
(17) Cass. civ. 1, 2 octobre 2002, n° 99-14.656 (N° Lexbase : A9145AZQ), D., 2002, 2850.
(18) Cass. civ. 1, 3 juillet 2013, n° 12-23.016, F-D (N° Lexbase : A5552KIH).
(19) P. Le Tourneau, op. cit., n° 14-12.
(20) CVIM, art. 77.
(21) Art. 9.505 (1).
(22) F. Terré (dir.), Pour une réforme du Droit des contrats, Dalloz 2009.
(23) Ordonnance n° 2016-31 du 10 février 2016.
(24) Référence du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, commentaire des articles 1100 (N° Lexbase : L0590KZU) à 1386-1 du Code civil, N. Dissaux, C. Jamin, Dalloz 2016.
(25) Cass. civ. 1, 2 juillet 2014, n° 13-17.599, F-P+B (N° Lexbase : A2721MTX).
(26) B. Starck, Droit civil, Obligations, Librairies Techniques 1972, n° 82.

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