La lettre juridique n°672 du 13 octobre 2016 : Fiscalité internationale

[Questions à...] Aides d'Etat : la Commission européenne reproche à l'Irlande d'avoir octroyé 13 milliards d'euros d'avantages fiscaux indus à Apple - Questions à Maître Yves Rutschmann et Maître Olivier Billard, Avocats à la Cour, Bredin Prat

Lecture: 7 min

N4686BWH

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Aides d'Etat : la Commission européenne reproche à l'Irlande d'avoir octroyé 13 milliards d'euros d'avantages fiscaux indus à Apple - Questions à Maître Yves Rutschmann et Maître Olivier Billard, Avocats à la Cour, Bredin Prat. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/34944911-questionsaaidesdetatlacommissioneuropeennereprochealirlandedavoiroctroye13milliardsdeu
Copier

par Jules Bellaiche, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 12 Octobre 2016

Le 30 août 2016, la Commission européenne a conclu que l'Irlande avait accordé à Apple des avantages fiscaux indus pour un montant de 13 milliards d'euros. Pour les membres de cette institution, la pratique est illégale au regard des règles de l'Union en matière d'aides d'Etat, car elle a permis à Apple de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés. Plusieurs questions peuvent se poser à la suite de cette décision. Pour en savoir plus sur ce sujet, Lexbase Hebdo - édition fiscale a interrogé Maître Yves Rutschmann et Maître Olivier Billard, Avocats à la Cour, Bredin Prat.

Lexbase : Pouvez-vous décrire la structure fiscale d'Apple en Europe à l'époque des faits ?

Yves Rutschmann et Olivier Billard : L'affaire concerne deux sociétés de droit irlandais du groupe Apple.

La première, Apple Sales International, était chargée, au sein du groupe, d'acheter des produits Apple à des fabricants d'équipements situés dans le monde entier et de les revendre, notamment en Europe. Selon les informations rendues publiques par la Commission, il semble qu'Apple avait organisé ses activités de vente en Europe de telle manière que les clients achetaient contractuellement les produits à la société Apple Sales International plutôt qu'aux magasins distribuant physiquement les produits. De ce fait, Apple enregistrait en Irlande, via la société Apple Sales International, l'intégralité de ses ventes et des bénéfices correspondants en Europe. La seconde, Apple Operations Europe, était chargée de la fabrication et de la vente de certaines gammes d'ordinateurs et réalisait, à ce titre, des bénéfices en Irlande.

Bien qu'étant immatriculées en Irlande, ces deux sociétés n'étaient pas résidentes fiscales de cet Etat, dans lequel elles ne disposaient que d'un simple établissement stable.

Dans ce contexte, Apple bénéficiait de deux rulings fiscaux des autorités irlandaises, consentis en 1991, puis en 2007, avalisant une méthode de répartition interne des bénéfices entre la succursale irlandaise et le siège (non-irlandais) de chacune de ces deux sociétés. Cette méthode conduisait à une imposition des bénéfices d'Apple Sales International et d'Apple Operations Europe réduite en Irlande.

Concrètement, il semble que la majeure partie des bénéfices réalisés par Apple Sales International et Apple Operations Europe n'étaient pas imposables en Irlande mais potentiellement aux Etats-Unis lors de leur rapatriement ultérieur, conformément aux règles fiscales américaines applicables.

Lexbase : Selon la Commission européenne, les rulings fiscaux concernés sont tout à fait légaux. Dès lors, sur quel motif la Commission se base-t-elle pour condamner Apple ?

Yves Rutschmann et Olivier Billard : Il est exact que les rulings fiscaux délivrés régulièrement par les autorités fiscales des Etats sont la plupart du temps parfaitement légaux. Il s'agit en substance de lettres de confort émises par l'administration fiscale d'un pays qui expliquent à un contribuable déterminé la manière dont son impôt sera calculé. Elles peuvent, selon les cas et les pays, avoir une valeur juridique plus ou moins forte pour les entreprises qui les sollicitent et en bénéficient.

Depuis quelques années, la Commission européenne a décidé d'intervenir pour entraver le développement de certaines pratiques d'optimisation fiscale des entreprises au sein de l'Union européenne et utilise pour cela, de façon assez surprenante, les règles de concurrence du Traité prohibant les aides d'Etat.

En substance, la Commission considère que lorsqu'ils se fondent sur une interprétation des règles fiscales nationales qui avantage une entreprise en particulier, les rulings fiscaux constituent des aides d'Etat prohibées.

Il faut rappeler que le principe de prohibition des aides d'Etat (dont on ne trouve trace nulle part ailleurs qu'au sein de l'Union européenne) s'applique à toutes les formes d'intervention des Etats membres financées par des ressources publiques et attribuant un avantage à une entreprise. Cette dernière bénéficie ainsi d'un allègement des charges qu'elle devrait supporter dans des conditions normales de marché, ce qui peut éventuellement fausser la concurrence. C'est pour cette raison que le droit européen des aides d'Etat interdit en principe les aides d'Etat, tout en autorisant certaines dérogations lorsque des intérêts supérieurs s'imposent (comme par exemple les aides à certaines régions sous-développées, les aides destinées à remédier à la perturbation grave de l'économie d'un Etat membre, les aides destinées à promouvoir certains projets d'intérêt européen commun ou à favoriser certaines activités économiques, etc.).

Les aides d'Etat peuvent prendre une forme "positive", c'est le cas de l'octroi de subventions. Mais elles peuvent aussi prendre une forme "négative" lorsque, par exemple, l'Etat renonce à percevoir des recettes. En matière fiscale, toute indulgence de l'administration fiscale vis-à-vis d'une entreprise particulière, conduisant celle-ci à payer moins d'impôts que ce qu'elle aurait dû, peut ainsi être qualifiée d'aide d'Etat.

Le fondement juridique est donc celui du droit de la concurrence, censé garantir une concurrence libre et non faussée entre les entreprises au sein du marché unique, mais qui est ici utilisé, en quelque sorte à contre-emploi, pour lutter contre la concurrence fiscale que se livrent les Etats entre eux...

D'ailleurs, il faut souligner que la Commission ne condamne pas formellement Apple, mais l'Etat irlandais, auquel seul est adressée la décision et auquel il est reproché, finalement, d'avoir fait preuve d'une mansuétude exagérée (qui en devient coupable) dans l'interprétation et l'application de ses propres règles fiscales.

Lexbase : Pensez-vous que la décision de la Commission soit fondée en droit ?

Yves Rutschmann et Olivier Billard : Au regard des principes qui gouvernent l'application des règles sur les aides d'Etat, le raisonnement juridique suivi par la Commission procède d'une certaine logique : dès lors que la Commission considère que le traitement fiscal réservé à Apple par l'Etat irlandais est dérogatoire par rapport aux règles qui auraient dû normalement être appliquées, la qualification d'aide d'Etat est inéluctable.

En revanche, l'appréciation que porte la Commission sur la situation fiscale d'Apple au regard des règles fiscales de droit commun applicables en Irlande peut probablement être discutée.

En l'espèce, l'appréciation de la Commission repose essentiellement sur le principe selon lequel les bénéfices doivent être répartis, entre les sociétés d'un groupe, d'une manière qui reflète la réalité économique. Cela signifie, comme l'indique la Commission, que la répartition doit être conforme aux mécanismes qui prévalent dans des conditions commerciales entre entreprises indépendantes. C'est ce que l'on appelle le "principe de pleine concurrence".

Selon la Commission, la répartition interne des bénéfices au sein du groupe Apple, telle qu'avalisée par les rulings fiscaux litigieux, n'était pas justifiée économiquement. Il est évidemment difficile à ce stade de se faire une idée précise de la valeur des appréciations portées par la Commission sans connaître ni la décision, qui n'est pas encore publiée, ni le dossier dans le détail. Toutefois, on peut s'étonner de ce que, dans son communiqué de presse, la Commission lie l'étendue de l'aide prétendument octroyée par l'Irlande au comportement d'autres Etats membres à l'égard d'Apple, ce qui juridiquement n'est pas sans soulever d'interrogation.

Lexbase : Que pensez-vous de l'idée de réduction des compétences souveraines des Etats membres par l'ingérence des règles européennes sur les aides d'Etat ?

Yves Rutschmann et Olivier Billard : Il est clair que cette interprétation des règles de concurrence du Traité permet à la Commission de tenter une certaine homogénéisation des règles dans un domaine, celui de l'impôt sur les sociétés, pourtant réservé par le droit européen à la souveraineté nationale de chaque Etat membre. La Commission s'attaque ainsi aux Etats membres qui favorisent ce que l'on appelle communément "l'optimisation fiscale" au détriment d'autres pays européens.

Certes, au plan des principes, l'objectif de la Commission consistant à s'assurer que les entreprises paient une "juste part" de l'impôt ne peut qu'être approuvé. Néanmoins, le recours au droit des aides d'Etat ne nous semble pas constituer un outil juridique approprié à sa poursuite, et ce pour plusieurs raisons.

S'il est vrai que le droit des aides d'Etat a été initialement conçu pour éviter notamment une course aux subventions entre Etats membres et que les rulings fiscaux peuvent s'inscrire dans une concurrence fiscale entre les Etats (ces derniers pouvant par ce biais tenter d'influencer les entreprises dans le choix de leur lieu d'établissement), il reste que la Commission ne dispose, en principe, d'aucune compétence légitime en matière d'impôt sur les sociétés. D'un point de vue juridique, il pourrait par conséquent apparaître éminemment contestable que la Commission contourne cette absence de compétence en ayant recours aux règles de concurrence.

Par ailleurs, les règles sur les aides d'Etat semblent être un outil inadapté pour mener une politique fiscale efficace. D'une part, on peut légitimement se demander si la Commission européenne est bien la mieux placée pour interpréter les règles de l'OCDE et les règles fiscales nationales sur des questions aussi techniques et complexes que les prix de transfert au sein des groupes de sociétés. D'autre part, le droit des aides d'Etat peut-il réellement modifier le comportement des entreprises en matière de recours à l'optimisation fiscale alors que c'est un droit qui s'adresse aux Etats et qui ne prévoit aucune sanction (même si l'obligation pour les Etats de récupérer auprès des entreprises bénéficiaires les montants indûment exonérés pourrait apparaître, pour les entreprises concernées, comme une sanction) ? On peut se demander, par exemple, si la nouvelle politique de la Commission, aidée en cela par le développement des ventes en ligne, n'aura pas pour effet collatéral, à rebours de l'objectif poursuivi, de conduire certaines entreprises multinationales à se délocaliser, pour des raisons fiscales, en dehors de l'Union européenne...

Enfin, il est étonnant qu'après avoir favorisé pendant des décennies une concurrence fiscale entre les Etats membres en condamnant les entraves injustifiées à la liberté d'établissement des entreprises et à la libre circulation des capitaux, la Commission européenne utilise le droit de la concurrence pour faire désormais machine arrière.

Lexbase : Selon vous, les aides d'Etat en matière fiscale ont-elles un avenir ?

Yves Rutschmann et Olivier Billard : Les aides d'Etat en matière fiscale ne datent pas d'hier. La Commission a en effet publié une communication sur le sujet dès 1998. Cela dit, l'utilisation du droit des aides d'Etat pour lutter contre l'optimisation fiscale est un phénomène récent et la Commission a clairement indiqué qu'elle entendait poursuivre et intensifier les démarches entreprises en ce sens.

Compte tenu des enjeux pour les entreprises concernées et celles qui le seront dans les mois et années à venir, on peut penser que de nombreux contentieux seront portés par les entreprises devant les juges de Luxembourg. Il appartiendra au Tribunal de l'Union européenne, puis en dernier recours à la Cour de justice, de dire si les raisonnements de la Commission en la matière doivent être confirmés.

La tendance actuelle imprimée par la Commission devrait donc logiquement se poursuivre dans les mois et années à venir, sauf à ce que le juge communautaire en décide autrement...

newsid:454686