La lettre juridique n°665 du 28 juillet 2016 : Fonction publique

[Jurisprudence] Le contrôle des sanctions des fonctionnaires par le juge administratif - Conclusions du Rapporteur public

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 22 juin 2016, n° 383246, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9125RT7)

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par Emmanuelle Cortot-Boucher, Rapporteur public au Conseil d'Etat

le 28 Juillet 2016

Dans un arrêt rendu le 22 juin 2016, le Conseil d'Etat a dit pour droit que, sous réserve de dénaturation, il n'appartient pas au Conseil d'Etat, juge de cassation, de contrôler l'appréciation souveraine à laquelle se livrent les juges du fond lorsqu'ils décident ou refusent, dans le cadre d'un litige disciplinaire, de surseoir à statuer dans l'attente d'éléments issus d'une procédure pénale en cours. La Haute juridiction ajoute toutefois que, si le choix de la sanction relève de l'appréciation des juges du fond au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il appartient au juge de cassation de vérifier que la sanction retenue n'est pas hors de proportion avec la faute commise et qu'elle a pu dès lors être légalement prise. Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Emmanuelle Cortot-Boucher, sur cette décision. Mme X est adjointe administrative principale de deuxième classe au tribunal de grande instance de Fort-de-France, affectée au secrétariat commun de l'instruction.

Le 19 janvier 2011, elle a eu, au cours de son service, une conversation téléphonique avec la femme d'un détenu, Mme Y, qu'elle connaissait et qui avait été placée sur écoute dans le cadre d'une enquête pénale. Cette femme cherchait à savoir si son fils, M. Z, faisait l'objet de recherches, ce à quoi Mme X, après avoir consulté l'application "Winstru", a répondu par la négative.

Sur instruction du procureur général, le procureur de la République du tribunal de grande instance de Fort-de-France a alors demandé à la police judiciaire d'ouvrir une enquête préliminaire visant Mme X à raison de faits pouvant constituer une violation du secret professionnel. Dans le cadre de cette enquête, celle-ci a été entendue par les services de la police judiciaire, le 30 mars 2011. Au cours de l'audition, elle a eu lecture de la retranscription de l'écoute téléphonique qui avait enregistré sa conversation avec Mme Y. Elle a alors reconnu avoir commis une indiscrétion, a dit regretter son manque de vigilance et a indiqué qu'elle en tirerait les leçons pour l'avenir.

Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, a été rapidement informé du résultat de cette audition. Par un arrêté du 11 juillet 2011, il a prononcé à l'égard de Mme X une sanction d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de quinze jours, avec sursis, au motif que les faits reprochés à l'intéressée "constituaient une violation manifeste du secret professionnel et étaient graves puisqu'ils auraient pu permettre de renseigner un criminel en fuite", les développements ultérieurs de l'enquête pénale ayant finalement conduit à rechercher M. Z pour des faits d'homicide.

L'intéressée a contesté cette sanction, sans succès, devant le tribunal administratif de Fort-de-France, puis la cour administrative d'appel de Bordeaux. Elle se pourvoit désormais en cassation.

1 - Elle soutient en premier lieu que la cour a dénaturé les pièces du dossier en jugeant qu'elle avait avoué avoir informé une tierce personne de ce que M. Z n'était pas recherché par les services de police.

La requérante fait valoir que le procès-verbal de son audition ne cite pas le nom de ce dernier, ce qui est exact.

L'arrêt de la cour n'en est pas pour autant critiquable car il ne cite pas non plus le nom de M. Z. Il se borne à indiquer que "les faits de violation du secret professionnel reprochés à [Mme X] ont été révélés par une écoute téléphonique de la conversation qui s'est tenue le 19 janvier 2011 entre la requérante et l'épouse d'un détenu au centre pénitentiaire de Ducos, qui l'interrogeait pour savoir si une personne dont était donné le nom était recherchée". Il relève ensuite que, "au cours de cette audition, la requérante a reconnu les faits". Le moyen de dénaturation pourra donc être écarté comme manquant en fait.

2 - Mme X soutient en deuxième lieu que la cour a entaché son arrêt d'une insuffisance de motivation et commis une erreur de droit en jugeant qu'il n'y avait pas lieu de surseoir à statuer dans l'attente de la communication de l'écoute téléphonique qui établissait les faits qui lui étaient reprochés.

Le pourvoi se prévaut de votre récente décision d'Assemblée du 30 décembre 2014, "Bonnemaison" (1), par laquelle vous avez infléchi votre conception de l'autonomie de l'action disciplinaire et de l'action pénale. Depuis une décision de Section du 28 janvier 1994 "Conseil départemental de l'ordre des médecins de Meurthe-et-Moselle" (2), vous jugiez en effet que "[le juge disciplinaire] ne peut pas, sans méconnaître sa compétence, subordonner sa décision sur l'action disciplinaire à l'intervention d'une décision définitive du juge pénal".

Votre décision "Bonnemaison" est revenue sur cette interdiction de principe en ouvrant au juge disciplinaire une faculté nouvelle. Elle juge ainsi que, s'il appartient en principe au juge disciplinaire de statuer sur une plainte dont il est saisi sans attendre l'issue d'une procédure pénale en cours concernant les mêmes faits, il peut néanmoins surseoir à statuer si une telle mesure est utile à la qualité de l'instruction ou à la bonne administration de la justice.

Au cas d'espèce, le pourvoi fait valoir que la faculté ouverte par votre décision d'Assemblée devait impérativement être mise en oeuvre par la cour car elle était nécessaire, vous dit-on, à l'exercice des droits de la défense et au respect de l'égalité des armes. Seule la fin de l'instance pénale mettant en cause M. Z, en effet, pouvait permettre de lever le secret de l'instruction sur l'écoute téléphonique mettant en cause Mme X et donc rendre possible la communication de cette écoute dans le cadre de l'instance disciplinaire en cours. A défaut d'avoir sursis à statuer, la cour aurait donc méconnu les droits de la défense et violé l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR).

Mais l'application que le pourvoi vous invite à faire de votre jurisprudence "Bonnemaison" nous paraît spécieuse. Car, d'une part, l'intéressée ne fait pas elle-même l'objet d'une procédure pénale. Nous vous l'avons dit, elle ne demande pas le sursis à statuer afin que le juge disciplinaire puisse prendre en compte les constatations de fait du juge répressif sur les agissements qui lui sont reprochés à titre disciplinaire. Elle ne sollicite le sursis à statuer que pour les besoins de la communication d'une pièce qui est couverte par le secret de l'instruction, imposé par l'article 11 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7022A4T). L'hypothèse est donc différente, et la faculté ouverte par votre décision "Bonnemaison", qui n'est du reste pas une obligation, a priori ne joue pas.

D'autre part, nous ne croyons pas justifié d'imposer un sursis à statuer en matière disciplinaire à chaque fois qu'un requérant indiquerait vouloir obtenir communication d'une pièce couverte par le secret de l'instruction. Une telle obligation, en effet, s'accommoderait mal de la célérité qu'exige l'action disciplinaire. Elle ne nous paraît du reste pas nécessaire pour assurer la protection des droits de l'agent que l'administration entend sanctionner.

Ainsi que le rappelle votre décision du 26 novembre 2012 "Cordière" (3), en effet, le juge de l'excès de pouvoir forme sa conviction au vu des éléments versés au dossier par les parties, et il n'a à mettre en oeuvre les pouvoirs d'instruction dont il dispose pour demander à l'administration de produire une pièce en défense que lorsque les allégations du requérant ne sont pas sérieusement démenties. De deux choses l'une, donc : soit les pièces du dossier établissent les faits reprochés à l'agent et la sanction prononcée pourra être confirmée, sous réserve qu'elle soit proportionnée, sans qu'il soit besoin d'attendre la production d'une pièce complémentaire ; soit les faits ne sont pas établis en l'absence de cette pièce complémentaire, et la sanction sera annulée par le juge, à moins qu'il ne décide de faire usage de ses pouvoirs d'instruction et de demander la production de la pièce en cause.

Au cas d'espèce, nous vous l'avons dit, la sanction prononcée par l'arrêté litigieux n'est pas fondée sur l'écoute téléphonique du 19 janvier 2011, mais sur le procès-verbal d'audition de Mme X du 30 mars suivant qui contient les aveux de l'intéressée. Une telle pièce ne nous paraît pas insuffisante par elle-même pour fonder la sanction contestée ; elle n'appelle pas nécessairement la communication de l'écoute téléphonique qui y est mentionnée pour acquérir valeur de preuve.

De manière générale, en effet, l'aveu est considéré devant les juridictions françaises comme une preuve valide, même lorsqu'il n'a pas été fait devant un juge et possède ainsi un caractère "extrajudiciaire". Devant les juridictions judiciaires, et notamment répressives, le juge est libre de lui donner la force probante qu'il estime devoir lui reconnaître et, le cas échéant, de se laisser entièrement convaincre par un aveu (4).

Lorsque vous statuez en matière disciplinaire, votre ligne n'est pas différente de celle suivie par le juge pénal. Vous appliquez le principe de liberté de la preuve tout en considérant que les aveux peuvent avoir valeur probante. Ainsi, par une décision du 26 juillet 1982, "ministre c. Simoné" (5), vous avez jugé qu'une sanction était valablement fondée sur des aveux faits dans le cadre de la procédure disciplinaire, alors même que l'agent sanctionné s'était rétracté ultérieurement dans le cadre d'une procédure judiciaire engagée à raison des mêmes agissements. A vos yeux, les aveux obtenus dans le cadre d'une procédure disciplinaire peuvent donc légalement fonder une sanction, sans qu'il soit nécessairement besoin que les faits reprochés à l'intéressé soient établis indépendamment de ces aveux.

Nous ne voyons donc pas d'erreur de droit dans le raisonnement de la cour qui a jugé que l'absence de communication de l'écoute téléphonique litigieuse ne méconnaissait ni les droits de la défense, ni l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. En particulier, la requérante ne peut pas utilement se prévaloir de la décision du 29 juillet 1998 "Marchi" (6) qui juge régulière une procédure disciplinaire conduite à l'égard d'un magistrat au motif qu'une écoute téléphonique réalisée à l'appui d'une procédure pénale a bien été versée au dossier. Dans cette affaire, en effet, la sanction contestée était directement fondée sur l'écoute téléphonique en cause, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Nous vous proposons donc d'écarter le moyen d'erreur de droit dont vous êtes saisis, ainsi que le moyen d'insuffisance de motivation, qui manque en fait.

3 - Mme X soutient en troisième lieu que la cour a méconnu son office et dénaturé les pièces du dossier faute d'avoir ordonné une mesure d'instruction en vue d'obtenir la communication de l'écoute téléphonique litigieuse.

Vous laissez à l'appréciation souveraine des juges du fond le choix des mesures nécessaires à l'instruction des affaires pendantes devant eux (7). Le moyen est donc correctement qualifié et il rejoint, vous l'avez compris, celui que nous venons d'examiner. Si vous nous avez suivie dans nos précédentes analyses, vous rejetterez l'idée que la cour ait eu à attendre l'issue de la procédure pénale visant M. Z pour se faire communiquer l'écoute litigieuse. Vous écarterez donc le moyen dans ses deux volets.

4 - Mme X soutient en quatrième lieu que la cour a commis une erreur de droit et entaché son arrêt d'une insuffisance de motivation faute d'avoir recherché si les informations contenues dans l'écoute téléphonique litigieuse étaient susceptibles ou non d'être couvertes par le secret de l'instruction.

Mais le moyen tiré de ce que le secret de l'instruction ne faisait pas obstacle à la communication de l'écoute litigieuse était inopérant dès lors que la cour confirmait la sanction au vu du seul procès-verbal d'audition de l'intéressée, lequel figurait au dossier. La cour n'avait donc pas à y répondre et elle n'a pas commis d'erreur de droit en s'abstenant de l'accueillir.

5 - Mme X soutient en cinquième et dernier lieu que la cour a commis une erreur manifeste d'appréciation dans la qualification juridique des faits de l'espèce en jugeant que la sanction prononcée à son égard n'était pas hors de proportion avec les faits reprochés.

Depuis votre décision d'Assemblée du 13 novembre 2013 "Dahan" (8), vous exigez des juges du fond qu'ils procèdent à un contrôle normal sur le point de savoir si la sanction infligée à un agent public est proportionnée à la gravité des fautes commises.

Dans votre décision d'Assemblée "Bonnemaison", précitée, vous avez ajouté que "si le choix de la sanction relève de l'appréciation des juges du fond au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il appartient au juge de cassation de vérifier que la sanction retenue n'est pas hors de proportion avec la faute commise et qu'elle a pu dès lors être légalement prise".

La portée de ce codicille un peu mystérieux a été précisée par votre décision du 27 février 2015 "La Poste" (9) : vous procédez désormais à une recherche de l'erreur manifeste dans la qualification juridique des faits opérée par les juges du fond sur le point de savoir si la sanction contestée est proportionnée à la gravité des faits reprochés à l'agent. Il s'agit, en quelque sorte, d'un "mini-contrôle de qualification juridique des faits" ou, pour le dire autrement, d'un "super contrôle de dénaturation".

Au cas d'espèce, nous n'avons guère de doute à écarter l'existence d'une erreur manifeste que la cour aurait commise en jugeant que la sanction contestée était proportionnée. Une exclusion temporaire de fonction de deux semaines avec sursis nous paraît, à vrai dire, constituer une sanction assez clémente pour des faits de violation du secret professionnel dont l'intéressée ne pouvait ignorer qu'ils étaient susceptibles de concerner une personne recherchée par la police pour des faits graves, ce qui s'est d'ailleurs révélé être le cas.

Par une décision du 21 novembre 2003 "Poukalo" (10), vous aviez d'ailleurs validé le choix d'une sanction d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de six mois dont quatre avec sursis, pour un commissaire de police dont l'indiscrétion avait permis à un individu surveillé par la police d'être informé de cette surveillance et de s'y soustraire. Vous vous limitiez certes alors à la recherche d'une erreur manifeste d'appréciation, mais au stade de la cassation, compte tenu de la ligne fixée par votre décision "La Poste", cette solution nous paraît pouvoir continuer à vous inspirer. Nous vous proposons donc d'écarter le dernier moyen de la requérante.

Par ces motifs, nous concluons au rejet du pourvoi.


(1) CE Ass. 30 décembre 2014, n° 381245 (N° Lexbase : A8359M84), Rec., p. 443.
(2) CE, 28 janvier 1994, n° 126512, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9226AR7).
(3) CE, 26 novembre 2012, n° 354108 (N° Lexbase : A6325IXK), Rec., p. 394.
(4) Cass. civ. 3, 13 juin 1968, Bull. civ. III, n° 276 ; Cass. civ 1, 28 octobre 1970, n° 68-14.135 (N° Lexbase : A3572CKI), Bull. civ. I, n° 287.
(5) CE, 26 juillet 1982, n° 34740 (N° Lexbase : A8050AKD), Rec., p. 287.
(6) CE, 29 juillet 1998, n° 173940 (N° Lexbase : A8013ASL).
(7) CE, Sect., 17 avril 1964, Rec., p. 262.
(8) CE Ass., 13 novembre 2013, n° 347704 (N° Lexbase : A2475KPD), Rec., p. 279.
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 27 février 2015, n° 376598, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5178NCR).
(10) CE, 21 novembre 2003, n° 243959 (N° Lexbase : A2859DA7), Rec., T. p. 834 et 835.

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