Réf. : CE 3° et 8° ch., 20 mai 2016, n° 387479, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0962RQP)
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par Emmanuelle Cortot-Boucher, Rapporteur public au Conseil d'Etat
le 16 Juin 2016
Au cours des années 2003 et 2004, cette société lui a versé des sommes, rémunérant notamment son activité dans une émission diffusée à la radio, que le requérant a déclarées à l'administration fiscale, pour une part, en tant que traitements et salaires, et pour une autre, en tant que droits d'auteur. Il estimait, en effet, qu'une partie de sa rémunération lui était accordée au titre d'un travail d'écriture des émissions qu'il animait, qui relevait de cette dernière catégorie.
Dès l'année 2004, l'association de gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA) a contesté cette qualification qui, si elle n'a pas d'incidence du point de vue de l'assujettissement à l'impôt sur le revenu, n'est en revanche pas neutre quant au régime de cotisations sociales applicable.
La société a donc été invitée à déclarer la totalité des sommes versées en qualité de traitements et salaires, soumis au régime des cotisations sociales des travailleurs salariés. Dans ce but, elle a émis un bulletin de salaire, au titre du mois de décembre 2004, faisant état d'une "prime exceptionnelle" de 110 784 euros, correspondant aux sommes versées à l'intéressé au cours des années 2003 et 2004 et initialement regardées comme des droits d'auteur.
A la suite d'un examen de la situation fiscale personnelle du requérant, l'administration a constaté une discordance de 57 184 euros entre les sommes déclarées par l'intéressé au titre de l'année 2004 et celles figurant sur la déclaration annuelle des données sociales (DADS) transmise par la société en sa qualité d'employeur. Elle a notifié en conséquence au requérant des suppléments d'impôt sur le revenu au titre de l'année 2004, assortis d'intérêts de retard, que l'intéressé a contestés dans le délai légal de trente jours prévu à cette fin, en faisant valoir que la somme en cause correspondait à des sommes déjà déclarées au titre de l'année 2003, qui n'avaient été mentionnées sur le bulletin de salaire de décembre 2004, en qualité de "prime exceptionnelle", que pour permettre la régularisation exigée par l'AGESSA.
L'administration n'a pas été sensible à cette explication, et les sommes annoncées ont été mises en recouvrement. Elles sont été contestées devant le tribunal administratif de Versailles, sans succès (TA Versailles, 9 mai 2011, n° 0905132).
La cour administrative d'appel de Versailles l'a également débouté par un raisonnement qui, en substance, s'énonce en deux étapes (CAA Versailles, 4 novembre 2014, n° 13VE03720 N° Lexbase : A0990RQQ). D'une part, la cour a pris acte de ce que, pour procéder au redressement litigieux, l'administration s'était fondée sur la déclaration annuelle des salaires souscrite par l'employeur du requérant. D'autre part, elle a considéré que, malgré les différentes pièces qu'il versait aux débats en vue de remettre en cause les mentions de cette déclaration, le requérant "n'établissait pas ne pas avoir effectivement disposé des revenus salariaux" d'un montant égal à celui imposé par l'administration au titre de l'année 2004. La cour, ainsi, a estimé ne pas avoir à tirer de conséquence de deux attestations délivrées en 2005 et 2008 par l'expert comptable de la société, pas plus que d'une attestation de 2004 établie par l'AGESSA indiquant que la rémunération versée à un présentateur radiophonique en contrepartie de son travail à l'antenne ne peut pas être qualifiée de droit d'auteur.
C'est contre cet arrêt que le requérant se pourvoit en cassation. A l'appui de son recours, il soulève un unique moyen, qui est tiré de ce que la cour a méconnu les règles de charge de la preuve et, donc, commis une erreur de droit en exigeant de lui qu'il établisse ne pas avoir effectivement perçu la somme de 57 184 euros, présente sur la déclaration annuelle de salaires souscrite par son employeur, mais absente de sa propre déclaration de revenus au titre de l'année 2004.
Le moyen soulevé par le requérant tend à préciser le statut de la déclaration annuelle des salaires en tant qu'élément de preuve dans le procès fiscal. Il n'est pas besoin d'insister sur l'intérêt pratique d'une telle clarification, dès lors que ces déclarations constituent l'un des principaux instruments dont dispose l'administration pour contrôler la sincérité des déclarations des contribuables.
L'obligation de souscrire cette déclaration résulte de l'article 87 du CGI (N° Lexbase : L9131I8P), qui énonce que toute personne physique ou morale versant des traitements, émoluments, salaires ou rétributions imposables est tenue de remettre à l'administration fiscale, dans le courant du mois de janvier de chaque année, une déclaration comportant notamment, pour chaque salarié rétribué l'année précédente, le montant des sommes payées pendant cette année.
Le défaut de production, dans les délais prescrits, de la déclaration annuelle des salaires, ainsi que les omissions ou inexactitudes qui, le cas échéant, affectent celle-ci exposent l'employeur défaillant à l'application des amendes prévues à l'article 1729 B du CGI (N° Lexbase : L0711IPZ).
Pour critiquer l'arrêt attaqué, le pourvoi s'appuie sur les règles générales de charge de la preuve en matière de contentieux fiscal. Il fait valoir que, lorsque le contribuable a contesté les rectifications proposées par l'administration dans le délai légal, il appartient à l'administration d'établir le bien-fondé des impositions qui procèdent de ces rectifications, donc de prouver que le contribuable a effectivement disposé de revenus qu'il n'a pas déclarés.
Cette règle, en effet, se déduit d'une lecture a contrario de l'article R. 194-1 du LPF (N° Lexbase : L1590IN9) qui énonce que, lorsqu'il a donné son accord à une rectification, ou qu'il s'est abstenu de répondre dans le délai légal à la proposition de rectification, le contribuable ne peut obtenir la décharge ou la réduction de l'imposition qu'en démontrant son caractère exagéré. Le Conseil d'Etat en a déduit que, lorsque le contribuable n'a pas accepté le redressement proposé par l'administration, la charge de la preuve pèse sur l'administration. Cette jurisprudence constante est illustrée par de nombreux précédents (v. CE, 26 juillet 1985, n° 40856, RJF, 1985, n° 1355 ; et pour un cas concernant précisément les salaires déclarés, CE 7° et 9° s-s-r., 29 janvier 1975, n° 90138, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9624B8X, RJF, 1975, n° 208).
Au cas d'espèce, la cour a fondé sa solution sur le motif que "le contribuable n'établissait pas ne pas avoir effectivement disposé des revenus salariaux" mentionnées sur la déclaration annuelle des salaires. Si cette formule apparaît effectivement dans la jurisprudence, Le Conseil d'Etat ne l'a jamais retenue que dans des cas où le contribuable supportait la charge de la preuve du bien-fondé de l'imposition, faute d'avoir émis une contestation dans le délai légal.
C'est ainsi dans une hypothèse où le contribuable supportait la charge de la preuve que, par une décision du 25 novembre 1968, (CE 8° et 9° s-s-r., 25 novembre 1968, n° 71227, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7515B8T), la Haute juridiction a validé des impositions fondées sur une déclaration annuelle de salaires produite par l'administration après avoir constaté que l'intéressé "n'apportait aucunement la preuve que les rémunérations dont s'agit ne lui aient pas été effectivement versées".
C'est encore dans une hypothèse du même type que, par une décision du 8 janvier 1975 (Ce 7° et 9° s-s-r., 8 janvier 1975, n° 86199, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5396B7Y, RJF, 1975, n° 112), Le Conseil d'Etat a affirmé qu'il appartient au contribuable d'établir que les sommes déclarées par son employeur ne lui ont été pas effectivement versées (v. également CE 8° et 9° s-s-r., 10 mars 1971, n° 65406, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7061B7N, Dupont, 1971, p. 232). Toujours dans ce cas de figure, Le Conseil d'Etat a adopté une formulation identique à celle retenue par la cour (CE 7° et 8° s-s-r., 12 décembre 1990, n° 59792, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5448AQT).
En revanche, lorsque la charge de la preuve pèse sur l'administration parce que le contribuable a contesté les redressements proposés dans le délai légal, comme c'est le cas en l'espèce, le Conseil d'Etat a l'habitude d'exiger de l'administration qu'elle établisse la perception effective, par le contribuable, des revenus litigieux.
Ainsi, dans une décision du 12 janvier 1994 (CE 8° et 9° s-s-r., 12 janvier 1994, n° 82160, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8425B78, RJF, 1994, n° 263), la Haute juridiction a jugé qu'il appartenait à l'administration fiscale, laquelle n'avait, en l'espèce, pas produit la déclaration annuelle des salaires, d'apporter la preuve que les revenus dont le contribuable indiquait qu'ils avaient déjà été déclarés en qualité de droits d'auteur n'avaient, contrairement aux affirmations de l'intéressé, pas encore été imposés entre ses mains.
Lorsque l'administration produit une déclaration annuelle de salaires devant le juge de l'impôt, les choses ne nous paraissent pas fondamentalement différentes.
Cette déclaration possède assurément une valeur probante et peut, dans certaines hypothèses, permettre à l'administration d'établir que le contribuable a effectivement appréhendé les revenus qui y sont mentionnés. A cet égard, nous ne partageons pas le parti pris par la cour administrative d'appel de Lyon qui a jugé, dans un arrêt du 22 mars 1993, qu'il fallait dénier toute valeur probante à la déclaration annuelle de salaires, dès lors qu'elle est établie par un tiers et non par le contribuable lui-même (CAA Lyon, 22 mars 1993, n° 91LY00075 N° Lexbase : A2464BGD, RJF, 1993, n° 614). Une telle orientation paraît contraire à l'idée que la preuve est libre devant le juge administratif, ainsi qu'à une décision du 21 juillet 1972 (CE 8° et 9° s-s-r., 21 juillet 1972, n° 78895, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4642B8G), dans laquelle le Conseil d'Etat s'est fondé sur une déclaration annuelle de salaires pour juger que l'administration apportait la preuve requise.
Toutefois, Le Conseil d'Etat ne saurait aller jusqu'à reconnaître à la déclaration annuelle de salaire le caractère d'une pièce dont les mentions sont opposables aussi longtemps que le contribuable n'apporte pas la preuve contraire, comme l'a jugé la cour en l'espèce.
Raisonner ainsi reviendrait à considérer que la production par l'administration d'une déclaration annuelle de salaires inverse la charge de la preuve et fait basculer celle-ci vers le contribuable. Or, cette affirmation paraît contraire à l'article R. 194-1 et à la jurisprudence qui en découle. Elle contrevient du reste à une décision du 2 février 1990 (CE 7° et 8° s-s-r., 2 février 1990, n° 62056, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4931AQP, RJF, 1990, n° 286) par laquelle il a été jugé que, lorsqu'elle produit une déclaration annuelle de salaires, l'administration conserve la charge de prouver que le contribuable a effectivement perçu les rémunérations litigieuses, quand bien même cette déclaration a été rédigée par le contribuable lui-même en sa qualité de président directeur général de la société qui a versé les sommes.
Nous préférons donc proposer de retenir une logique dialectique dans laquelle il appartient au contribuable, lorsque l'administration, ayant la charge de la preuve, produit devant le juge une déclaration annuelle de salaires, d'apporter seulement un commencement de preuve de l'absence de perception effective des revenus litigieux pour que le débat sur l'exactitude de cette déclaration puisse s'engager. Il suffira, à cet effet, que le contribuable fasse état d'éléments sérieux de nature à faire apparaître que la déclaration annuelle de salaires comporte des inexactitudes ou inclut des sommes dont l'intéressé n'a pas disposé au cours de l'année d'imposition.
En présence de ce commencement de preuve, c'est à l'administration qu'il reviendra alors de convaincre le juge en produisant, à côté de la déclaration annuelle des salaires, des éléments susceptibles de conforter cette déclaration ou, au contraire, d'affaiblir la thèse du contribuable. Au vu des explications des deux parties, le juge appréciera si, au final, l'administration apporte la preuve de ce que le contribuable a effectivement appréhendé les revenus litigieux.
Le Conseil d'Etat est familier de ce balancement ternaire auquel il se tient souvent en matière de preuve, par exemple pour apprécier le droit à déduction de charges justifiées par des factures (CE 3° et 8° s-s-r., 21 mai 2007, n° 284719, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4759DW8, RJF, 2007, n° 953). Ce raisonnement paraît particulièrement indiqué à propos des déclarations annuelles de salaires compte tenu de la haute probabilité que celles-ci soient entachées d'erreurs. Il trouve du reste un écho dans la décision précitée du 21 juillet 1972 par laquelle il a été jugé que, en produisant la déclaration annuelle de salaires souscrite par l'employeur, l'administration apportait la preuve qui lui incombait de la perception effective par le contribuable des revenus litigieux dès lors que l'intéressé n'apportait en sens contraire "aucun commencement de preuve".
Si nous sommes suivis, le Conseil d'Etat n'aura pas de peine à accueillir le moyen du pourvoi, la cour n'ayant nullement suivi cette démarche en l'espèce et ayant, au contraire, exigé du contribuable, alors que la charge de la preuve pesait sur l'administration, qu'il établisse l'absence de perception effective des revenus en litige.
Par ces motifs, il convient de conclure à l'annulation de l'arrêt attaqué, au renvoi de l'affaire devant la cour administrative d'appel de Versailles et à ce que l'Etat verse au requérant une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du CJA (N° Lexbase : L3227AL4).
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