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N2247BEX
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le 07 Octobre 2010
I - Rappel des faits
Le 12 décembre 1999, s'échouait sur les côtes bretonnes le navire Erika, entraînant l'une des plus grandes catastrophes écologiques connues jusqu'alors par le pays (A) et justifiant des poursuites pénales à l'encontre d'un certain nombre d'acteurs de l'affaire, dont la société pétrolière Total (B).
A - Naufrage du 12 décembre 1999
En mai 1999, la société Total passe un contrat avec le groupe d'énergie Italien Enel pour la livraison de 200 à 280 000 tonnes de fuel.
Dans ce cadre, le pétrolier conclut en novembre 1999 un contrat d'affrètement avec la société Selmont, propriétaire du navire l'Erika, pour le transport de 30 000 tonnes de fuel.
Le 12 décembre 1999 au matin, l'Erika s'échoue au large des côtes bretonnes, déversant 19 000 tonnes de fuel sur 400 km de côtes.
Les dommages sont alors considérables : perte de biens privés ou professionnels (bateaux de plaisance, de pêche, dégradation des plages, ...) ; manque à gagner énorme pour les professionnels de la mer, tels les conchyliculteurs, les professionnels de tourisme, ... ; dépenses de l'Etat occasionnées par les mesures de sauvegarde ; destruction du milieu, ...
B - Procédure pénale
A l'issue d'une instruction de plusieurs années, la juge d'instruction Dominique de Talancé décide de renvoyer 15 personnes physiques ou morales devant le tribunal correctionnel de Paris pour "pollution" et "mise en danger de la vie d'autrui".
Parmi les prévenus on compte, notamment :
- en tant que personnes physiques le commandant du pétrolier, Karun M., l'armateur italien Giuseppe S., et le gestionnaire du navire Antonio P. ;
- du côté des personnes morales, le Rina (Registro Italiano Navale), société de classification italienne, à qui l'on reproche la certification du navire tout en le considérant non navigable, la société Total en tant qu'affréteur pour "complicité de mise en danger de la vie d'autrui" (inertie en dépit de la connaissance de l'état du navire).
Plus de cent parties civiles se sont constituées dont l'Etat, le Conseil général de Loire-Atlantique, des élus locaux réunis en association (Association ouest littoral solidarité), les régions, départements et communes, ainsi que de nombreuses associations de protection de l'environnement (LPO, Greenpeace, FNE,...).
II - Les responsabilités pénales retenues par le tribunal correctionnel
Le tribunal correctionnel a prononcé les condamnations sur le fondement de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 (loi n° 83-581, sur la sauvegarde de la vie humaine en mer, l'habitabilité à bord des navires et la prévention de la pollution N° Lexbase : L7108HTG) réprimant le délit de pollution (A). Trois des prévenus ont vu ainsi leur responsabilité pénale reconnue (B).
A - L'application de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983
Le tribunal a retenu l'application de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983, aujourd'hui codifié à l'article L. 218-22 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L3426DYK), qui transpose en droit interne les dispositions de la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires dite "Marpol" de 1973.
Le délit de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 est constitué, selon le tribunal correctionnel par "la pollution des eaux territoriales, des eaux intérieures ou des voies navigables jusqu'à la limite de la navigation maritime, consécutive à un accident de mer résultant d'une faute qui, soit l'a provoqué, soit a consisté dans l'abstention de prendre les mesures permettant de l'éviter".
Plusieurs prévenus avaient demandé au tribunal d'écarter l'application de la loi française du 5 juillet 1983, au motif qu'elle n'aurait pas correctement transposé la Convention "Marpol" en droit français. Ils estimaient, en effet, que la loi présentait un caractère plus répressif en donnant une définition trop large de l'infraction de pollution, le texte français allant plus loin que la seule infraction de rejet illicite d'hydrocarbures dans la mer prévue dans la Convention "Marpol".
Le tribunal n'a pas suivi cette analyse et a estimé que le délit prévu à l'article 8 de la loi de 1983 n'était pas contraire à la Convention "Marpol". L'article 8 établit, en effet, selon lui une simple distinction entre l'infraction de rejet illicite d'hydrocarbures dans la mer, prévue par la Convention "Marpol" et l'infraction de pollution consécutive à un accident de mer provoqué par une faute d'imprudence ou de négligence, issue non pas de la Convention "Marpol" mais des dispositions de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer.
En vertu de cette convention, l'Etat côtier était donc, selon le juge, habilité à sanctionner le délit de pollution à la suite d'un accident en mer, en complément des dispositions de la Convention "Marpol".
B - Les personnes condamnées
1. Sur les responsabilités du propriétaire du pétrolier Erika, M. S., et du dirigeant de la société Panship, assurant la gérance technique de l'Erika, M. P.
MM S. et P. ont été condamnés au titre de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983 pour avoir commis une faute caractérisée en ayant "de façon délibérée et concertée, pour des raisons de coûts, décidé une diminution des travaux effectués à Bijela [travaux réalisés en juin 1998 au chantier naval de Bijela au Monténégro dans le cadre de la visite quinquennale de l'Erika] dans des proportions telles qu'ils ne pouvaient ignorer que cela mettait en jeu la sécurité du navire".
Ils ont été condamnés chacun à une peine d'amende de 75 000 euros.
2. Sur la responsabilité de la société Rina
La société Rina a été condamnée pour avoir commis une faute d'imprudence ayant provoqué l'accident de mer et entraîné une pollution au sens de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983.
La société Rina a, en effet, renouvelé le certificat nécessaire à l'affrètement dans la précipitation, sous la pression de contraintes commerciales, alors que des zones suspectes de corrosion avaient été observées sur le navire et que celles-ci constituaient le signe manifeste de l'état préoccupant de ses structures.
Le certificateur a été condamné en conséquence à une peine d'amende de 375 000 euros.
3. Sur la responsabilité de la société Total
La société Total a été condamnée pour avoir commis une faute d'imprudence ayant provoqué l'accident de mer.
Pour reconnaître la faute d'imprudence, le tribunal relève :
- d'une part, que l'acceptation par le service Vetting de Total (processus par lequel une société pétrolière vérifie qu'un navire est apte à être utilisé) de l'Erika à l'affrètement, "fût-il muni de tous ses certificats", constituait une faute d'imprudence, dès lors que le navire présentait un certain nombre de dangers certains (son âge, la discontinuité dans sa gestion technique, la nature des produits transportés...) ;
- d'autre part, que la vérification de la viabilité du navire n'avait pas eu lieu dans les temps exigés initialement par le service Vetting (défaut de renouvellement annuel de la validation du contrôle), ce qui constituait en soi "un aveu d'imprudence".
La société Total SA a ainsi été condamnée, au titre du délit de pollution de l'article 8 de la loi du 5 juillet 1983, à une peine d'amende de 375 000 euros.
III - La contribution du jugement sur la question du préjudice écologique
Le jugement du 16 janvier 2008 n'est pas novateur sur la question de la reconnaissance du préjudice écologique (A). Il l'est davantage, en revanche, sur les montants accordés au titre de la réparation de l'atteinte à l'environnement (B). On peut, également, voir dans cette jurisprudence une extension intéressante à certaines collectivités territoriales du droit d'obtenir une réparation au titre de l'atteinte à l'environnement (C).
A - Confirmation du principe posé par certaines juridictions judiciaires de la réparation des atteintes à l'environnement
Le jugement du tribunal correctionnel de Paris a retenu toute l'attention sur la question des postes de préjudices indemnisables, en affirmant que les associations de protection de l'environnement visées à l'article L.142-2 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L8526HN4), c'est-à-dire les associations agréées ou régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans, "peuvent demander réparation, non seulement du préjudice matériel et du préjudice moral, directs ou indirects, causés aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre, mais aussi celui résultant de l'atteinte portée à l'environnement, qui lèse de manière directe ou indirecte ces mêmes intérêts qu'elles ont statutairement pour mission de sauvegarder".
Le tribunal reconnaît ainsi explicitement, à côté du préjudice matériel et du préjudice moral de l'association, la possibilité pour cette dernière d'être indemnisée au titre de "l'atteinte à l'environnement".
L'indemnisation de la Ligue de la protection des oiseaux (LPO) fait clairement ressortir cette analyse. La LPO est, en effet, indemnisée :
- d'une part, au titre de son préjudice matériel correspondant aux "frais exposés pour le fonctionnement des centres de sauvetage et de soins des oiseaux mazoutés" et aux "dépenses liées aux campagnes de communication spécifiques" ;
- d'autre part, au titre de son préjudice moral, la LPO étant reconnue comme "une association connue pour un engagement historique dans la lutte pour la protection des oiseaux" et une pollution de l'ampleur de celle consécutive au naufrage de l'Erika ayant "gravement mis en échec les efforts menés à cette fin depuis de nombreuses années" ;
- enfin, au titre du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement, étant établi que la catastrophe de l'Erika "a causé un véritable désastre ornithologique".
Deux conditions étaient requises pour qu'une association justifie d'un intérêt à demander réparation de ce dernier préjudice :
- qu'il s'agisse d'une association agréée ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans, conformément à l'article L.142-2 du Code de l'environnement ;
- que l'objet statutaire de l'association lui permette de prétendre à une indemnisation du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement.
En permettant l'indemnisation du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement, la décision "Erika" a pu faire dire à certains qu'il s'agissait d'une première en matière de reconnaissance du préjudice écologique.
Or, il ne s'agissait pas de la première décision du juge judiciaire allant en ce sens. Quelques décisions avaient, en effet, déjà isolé la réparation du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement des autres postes de préjudice.
Ainsi, la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Bordeaux avait, par un arrêt du 13 janvier 2006, jugé que l'indemnisation d'une association de protection de l'environnement agréée était justifiée au titre "du préjudice subi par la flore et les invertébrés du milieu aquatique" (CA Bordeaux, 3ème ch., 13 janvier 2006, n° 05/00567 N° Lexbase : A0571DSX).
De façon encore plus claire, le tribunal de grande instance de Narbonne, par un jugement en date du 4 octobre 2007, indemnisait le parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée de son préjudice matériel, de son préjudice moral et du "préjudice environnemental" lié à une pollution des eaux par le déversement dans la mer d'un produit insecticide par une usine de produits phytosanitaires.
Avec le jugement du 16 janvier 2008, le principe d'une réparation du "préjudice environnemental" ou du "préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement" est nettement renforcé, non pas par l'impact médiatique de cette nouvelle décision, mais surtout en raison des sommes octroyées au titre du préjudice environnemental.
B - Première par l'importance de la réparation
Le jugement du tribunal correctionnel de Paris se distingue très nettement des jurisprudences antérieures par l'ampleur de la réparation pécuniaire accordée à certaines parties civiles au titre de la réparation du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement.
Dans les décisions précitées de la cour d'appel de Bordeaux et du tribunal de grande instance de Narbonne, le montant maximal des réparations accordées au titre des atteintes à l'environnement avait atteint respectivement 1 000 euros devant la cour et 10 000 euros devant le tribunal.
La réparation accordée dans l'affaire de l'Erika à la LPO au titre du préjudice écologique atteint la somme de 300 000 euros et vient compléter une indemnisation de 303 167,13 euros au titre du préjudice matériel et de 100 000 euros au titre du préjudice moral. Du point de vue du montant, cette décision reste sans précédent.
Elle est justifiée par l'ampleur du désastre ornithologique consécutif au naufrage, la LPO ayant notamment recueilli plus de 60 000 oiseaux et n'ayant pu sauver que 6 % de ceux arrivés vivant dans les centres de soins.
La décision semble également novatrice en ce qu'elle a accordé au département du Morbihan une réparation du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement pour un montant de plus de 1 million d'euros.
C - Nouveauté quant à la réparation du préjudice environnemental accordée à une collectivité territoriale
Jusqu'alors il ne semblait pas qu'une collectivité territoriale soit recevable à demander une indemnisation au titre du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement.
Dans l'affaire de l'Erika, alors que les demandes de réparation au titre d'un tel préjudice ont été rejetées pour les communes, et pour les départements du Finistère et de la Vendée, le département du Morbihan a obtenu réparation de l'atteinte à ses espaces naturels.
Les raisons de cette réparation tiennent au fait que le département répondait aux deux conditions requises par le juge pour qu'une collectivité territoriale soit indemnisée d'un préjudice environnemental :
- elle disposait d'une compétence spéciale en matière d'environnement lui "conférant une responsabilité particulière dans la protection, la gestion et la conservation d'un territoire", en vertu de l'article L. 142-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7605DKU) qui donne aux départements la mission de protection et sauvegarde des espaces naturels sensibles. Cette condition était, également, de fait, remplie par les départements du Finistère et de la Vendée. En revanche, le juge a souligné que les communes ne disposaient pas d'une telle compétence spéciale. Elles ne disposent ainsi, par principe, d'aucun droit à demander réparation du préjudice environnemental ;
- elle était parvenue à démontrer, contrairement aux départements du Finistère et de la Vendée, "une atteinte effective des espaces naturels sensibles". Le département du Morbihan avait, en effet, délimité précisément d'un point de vue géographique les espaces affectés par la pollution (662 hectares sur le littoral), contrairement aux deux autres collectivités.
Le jugement du 16 janvier 2008 contribue donc certainement à la reconnaissance du principe de la réparation du préjudice environnemental, même si cet apport doit être relativisé.
IV - Les limites a l'apport de la décison "Erika"
Il convient de relativiser l'apport du jugement du tribunal correctionnel de Paris, et de façon générale de la jurisprudence sur la reconnaissance du dommage écologique, pour trois raisons :
- tout d'abord, les juridictions reconnaissant un tel préjudice sont soit des juridictions de première instance, soit une juridiction d'appel. Aucun arrêt de la Cour de cassation n'est encore venu confirmer cette position. On peut, également, noter que le jugement du 16 janvier 2008 a fait l'objet d'un appel ;
- de surcroît, la reconnaissance du préjudice écologique ne semble avoir été effectuée que par les juridictions judiciaires. Le Conseil d'Etat refuse pour le moment de reconnaître la réparation d'un tel préjudice (CE, 26 octobre 1984, n° 49134, Fédération des associations de pêche de la Somme N° Lexbase : A5148ALA) ;
- enfin, la confirmation du principe de réparation du préjudice environnemental semble tout à fait discutable en droit positif : le dommage, pour donner lieu à réparation, doit être certain, personnel et direct. Le caractère personnel implique que seule la personne victime du dommage peut en demander réparation. En conséquence, seuls les dommages ayant des répercussions sur les personnes sont réparables.
Pour finir, la reconnaissance d'une réparation "générale" du préjudice environnemental ne semble pas en accord avec la Directive du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale (Directive n° 2004/35 N° Lexbase : L2058DYU), qui limite les possibilités de réparations aux atteintes causées aux espèces et habitats naturels protégés aux seuls cas de responsabilité sans faute pour les exploitants dont l'activité est listée dans les annexes de la Directive, et pour faute pour tout autre type d'exploitant.
On peut ainsi s'interroger sur l'articulation de cette jurisprudence avec la transposition de la Directive communautaire en droit français qui devrait avoir lieu très prochainement.
Savin Martinet Associés - www.smaparis.com - Cabinet d'avocats-conseils
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