Réf. : Cons. const., décision n° 2007-557 DC, du 15 novembre 2007, Loi relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile (N° Lexbase : A5565DZ7)
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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen
le 07 Octobre 2010
Résumé
Si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L1277A98), reposer sur l'origine ethnique ou la race. L'amendement dont est issu l'article 63 de la loi déférée était dépourvu de tout lien avec les dispositions qui figuraient dans le projet dont celle-ci est issue. L'article 63 ayant été adopté au terme d'une procédure irrégulière, il convient de le déclarer contraire à la Constitution |
1. Les termes du projet de réforme des statistiques ethniques
L'Assemblée nationale avait adopté un amendement présenté par M. Tabarot et S. Huyghe, députés désignés par l'Assemblée nationale pour siéger à la Cnil, afin d'autoriser les traitements de données à caractère personnel nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des personnes, de la discrimination et de l'intégration.
1.1. Réforme du régime des données sensibles
Le projet de loi, voté le 23 octobre 2007 (art. 63), ouvrait une neuvième dérogation au principe d'interdiction de tout traitement des données dites "sensibles". La loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 (II de l'article 8) était complétée par une neuvième dérogation, comprenant les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration. La présentation des résultats du traitement de données ne pouvait, en aucun cas, permettre l'identification directe ou indirecte des personnes concernées.
De plus, le projet de loi du 23 octobre 2007 élargissait les organismes publics producteurs de données statistiques non soumis au régime de l'interdiction de tout traitement de données sensibles (portant, notamment, sur la race). Ainsi, ne sont pas soumis à cette interdiction, les traitements statistiques réalisés par l'Insee ou l'un des services statistiques ministériels dans le respect de la loi n° 51-711 du 7 juin 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques (N° Lexbase : L8198AIH), après avis du Conseil national de l'information statistique. Le projet de loi adopté définitivement par les deux chambres le 23 octobre 2007 (7° du II de l'article 8, loi n° 78-17 du 6 janvier 1978) prévoyait que, dans la mesure où la finalité du traitement l'exige pour certaines catégories de données, n'étaient pas soumis à l'interdiction les traitements statistiques réalisés par les services producteurs d'informations statistiques (2) définis par un décret en Conseil d'Etat, dans le respect de la loi n° 51-711 du 7 juin 1951, après avis du Conseil national de l'information statistique (Cnis).
Enfin, le texte définitivement adopté le 23 octobre 2007 modifiait le régime de l'autorisation du traitement des données statistiques donnée par la Cnil (article 25, loi n° 78-17). Pouvaient être mis en oeuvre les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration, après autorisation de la Cnil. Lorsque la complexité de l'étude le justifiait, la Cnil pouvait saisir, pour avis, un comité désigné par décret. Le comité disposait d'un mois pour transmettre son avis. A défaut, l'avis était réputé favorable.
En résumé, l'article 63 du projet de loi modifiait les articles 8 et 25 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, afin d'autoriser les traitements de données à caractère personnel nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des personnes, de la discrimination et de l'intégration. La réalisation de ce traitement aurait été subordonnée à un accord préalable de la Cnil, après une éventuelle saisine pour avis d'un comité scientifique.
Ce dispositif mettait en oeuvre l'une des 10 recommandations du rapport de la Cnil de mai 2007 sur les statistiques ethniques et visait à améliorer la connaissance des diverses composantes de la société française et à mieux lutter, ainsi, contre les discriminations. En effet, le droit en vigueur proscrit le traitement des données sensibles, au titre desquelles figurent celles faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques des personnes. Cette interdiction de principe peut être levée si trois conditions sont réunies : la réalisation des enquêtes par l'Insee ou un service statistique ministériel, le recueil du consentement exprès (écrit) des personnes concernées et la mise en oeuvre du traitement pour des motifs d'intérêt public.
Pour certains parlementaires (3), le régime juridique de cette dérogation au principe général d'interdiction apparaît, aujourd'hui, inadapté.
- En premier lieu, il ne concerne que l'Insee ainsi que les services statistiques ministériels et exclut les autres services publics producteurs de statistiques.
- En deuxième lieu, comme l'a relevé la Cnil en 2005 et 2007, le consentement exprès des personnes ne constitue pas une garantie suffisante dans les entreprises, dans la mesure où le lien de subordination et la relation de travail hiérarchisée sont susceptibles d'affecter la sincérité de ce consentement.
- Enfin, "l'intérêt public" se révèle, parfois, délicat à caractériser. Il est, en effet, difficile de considérer que tous les projets d'études présentés à la Cnil émanant de sociétés privées de consultants, d'instituts de sondage, d'universités ou d'entreprises et qui ont pour objet de mesurer la diversité, de suivre les trajectoires des personnes et d'analyser les facteurs de discrimination relèvent de "l'intérêt public". Cette situation a conduit la Cnil à rejeter des études, pourtant fondées, mais ne poursuivant pas un motif "d'intérêt public" au sens de la loi.
Pour l'ensemble de ces raisons, l'Assemblée nationale avait décidé de faire évoluer le régime juridique des traitements sur la diversité, en les soumettant à un régime d'autorisation préalable de la Cnil, après avis éventuel d'un comité scientifique placé auprès du ministère de la Recherche, à l'instar de ce qui est prévu pour les fichiers de recherche médicale. Outre qu'elle faisait disparaître la notion ambiguë d'"d'intérêt public", cette solution subordonnait les traitements ethniques à l'approbation de la Cnil, quand bien même les personnes y auraient expressément consenti. Etaient, ainsi, préservés tant le caractère scientifique des enquêtes que les droits des personnes, d'autant qu'est maintenu le "droit d'opposition" exercé selon les modalités de droit commun prévues par la loi de 1978. Les personnes concernées pouvaient continuer à s'opposer à ce que leurs données soient collectées, même après l'autorisation de la Cnil.
1.2. Un débat très polémique et controversé
Contrairement à ce que suggéraient certains parlementaires (4), le dispositif proposé par l'Assemblée nationale et le Sénat n'a pas fait l'objet d'une large approbation.
Dans sa délibération n° 2007-233 du 24 septembre 2007, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) a émis un avis favorable sur ce projet de réforme, sous réserve que ce texte soit complété afin que les garanties offertes aux personnes concernées soient expressément prévues par la loi. Certains sociologues (5) ont souligné, à cet effet, que l'absence de statistiques ethno raciales aboutirait à conforter et légitimer la réalité des inégalités et des discriminations. Cette ignorance de la réalité conforterait le phénomène du racisme et de la discrimination ethnique en entreprise. Faute de la connaissance nécessaire, le législateur n'aurait pas les moyens de lutter contre ces inégalités et ces discriminations liées à l'origine ethnique. Le refus de prendre en compte les catégories ethniques risquerait de conduire à sous-estimer des phénomènes sociaux qui existent et de freiner l'intervention des politiques publiques pour les compenser.
D'autres auteurs, institutions, organismes, syndicats (6) ou associations (7), au contraire, ont manifesté leur très forte réserve face à ce projet de loi modifiant le régime de la statistique ethnique. Les arguments sont connus : les statistiques ethniques ne seraient pas utiles pour atteindre l'objectif de lutte contre les discriminations. Nul besoin, en effet, de réhabiliter des catégories ethno raciales pour affirmer que les minorités "postcoloniales" souffriraient de discriminations devant l'emploi ou le logement. La méthode du "testing" suffirait à déterminer une telle réalité, comme le démontrent les enquêtes réalisées par J.-F. Amadieu dans le cadre de l'Observatoire des discriminations, ou les opérations menées par SOS Racisme (8).
Enfin, et surtout, le projet de loi ne réglait aucun des problèmes de fond que pose la statistique ethnique : son lien avec la lutte contre les discriminations (est-il vraiment nécessaire, notamment pour une entreprise, de disposer d'outils de connaissance statistiques du phénomène de discrimination, pour pouvoir mieux lutter contre le racisme ou la xénophobie ?) ; la définition de la race et de l'ethnie, préalable nécessaire à toute réflexion sur les discriminations raciales en entreprise (9).
2. Censure du Conseil constitutionnel
2.1. Censure pour cavalier législatif
L'article 63 de la loi déférée, qui résulte d'un amendement adopté par l'Assemblée nationale en première lecture, modifie le II de l'article 8 et le I de l'article 25 de la loi du 6 janvier 1978. Il permet, pour la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines, de la discrimination et de l'intégration, et sous réserve d'une autorisation de la Cnil, la réalisation de traitements de données à caractère personnel faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques des personnes. Selon les requérants, l'amendement dont cet article est issu était dénué de tout lien avec les dispositions qui figuraient dans le projet de loi initial.
Conformément à sa jurisprudence (10), le Conseil constitutionnel, dans la décision sous examen, rappelle le principe selon lequel le droit d'amendement, qui appartient aux membres du Parlement et au Gouvernement, doit pouvoir s'exercer pleinement au cours de la première lecture des projets et des propositions de loi par chacune des deux assemblées. Il ne peut pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie. De même, doivent être prohibées, en deuxième lecture, les adjonctions ou modifications qui ne sont pas en relation directe avec une disposition restant en discussion : dans le jargon des constitutionnalistes, il s'agit de la règle dite de "l'entonnoir", qui figure dans les règlements des assemblées, ainsi que celle de prohibition des "cavaliers législatifs".
Or, en l'espèce, le Conseil constitutionnel relève que, lors de son dépôt sur le bureau de l'Assemblée nationale, première assemblée saisie, le projet de loi relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile comportait 18 articles : 15 de ces articles modifiaient exclusivement le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, les trois autres articles n'ayant d'autre objet que de faire référence à ce code par coordination ou de prévoir des mesures d'application particulières pour les collectivités d'outre-mer. Ces dispositions étaient relatives aux conditions dans lesquelles les étrangers, désireux de venir s'établir en France, peuvent bénéficier du regroupement familial. Les autres dispositions portaient essentiellement, comme l'indiquaient les intitulés des chapitres dans lesquels elles figuraient, sur l'asile et sur l'immigration pour motifs professionnels. Aussi, il faut bien admettre, avec le Conseil constitutionnel, que l'amendement dont est issu l'article 63 de la loi déférée était dépourvu de tout lien avec les dispositions qui figuraient dans le projet dont celle-ci est issue. L'article 63 ayant été adopté au terme d'une procédure irrégulière, il est déclaré contraire à la Constitution.
2.2. Censure pour raisons de fond
Par un considérant de principe (n° 29), le Conseil constitutionnel donne une contribution très attendue et décisive au débat sur la pertinence du "monitoring" ethnique : si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race. Il faut rappeler qu'aux termes de l'article 1er de la Constitution, la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion.
Selon les Cahiers du Conseil constitutionnel, ces données objectives pourront, par exemple, se fonder sur le nom, l'origine géographique ou la nationalité antérieure à la nationalité française. Tant il est vrai qu'"en matière de statistiques, tout n'est néanmoins pas possible". Dans ses recommandations du 5 juillet 2005, la Cnil avait déjà estimé que les données relatives à la nationalité ainsi qu'au lieu de naissance des parents pouvaient être utilisées pour mesurer la diversité au sein des entreprises. S'agissant d'enquêtes au sein des entreprises, la réalisation d'enquêtes par voie de questionnaires pourrait être envisagée, comme le suggérait la Cnil dans ses recommandations du 5 juillet 2005. Dans ses nouvelles recommandations émises le 15 mai 2007, la Cnil relevait que l'intégration de questions sur la nationalité et le lieu de naissance des parents peut aussi être admise dans des enquêtes par questionnaires menées auprès des entreprises, si ces enquêtes s'inscrivent dans le cadre d'un programme national de lutte contre les discriminations, dont les modalités seraient validées par la Halde et par une instance d'expertise statistique (en lien avec le Cnis), si toutes précautions méthodologiques sont prises pour garantir la protection des données (Recommandation n° 2 : mesurer la diversité en utilisant les données "objectives" relatives à l'ascendance des personnes - nationalité et/ou lieu de naissance des parents).
S'agissant du nom, là encore, la Cnil s'était exprimée en mai 2007 (Recommandation n° 4 : permettre, sous certaines conditions, l'analyse des prénoms et des noms de famille). Pour la Cnil, le recours au prénom ainsi que, le cas échéant, au nom de famille pour détecter d'éventuelles pratiques discriminatoires dans le parcours professionnel, à l'exclusion de tout classement dans des catégories "ethno raciales", peut constituer un indicateur intéressant sur le plan statistique.
Cette décision du Conseil constitutionnel s'inscrit, ainsi, dans la droite ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'article 1er de la Constitution. Là encore, selon une formule retenue par ces mêmes Cahiers, le Conseil constitutionnel veille au respect des principes annoncés dans la Déclaration de 1789 "qui interdisent tout communautarisme". Dans cet esprit, le Conseil fait une interprétation stricte des dispositions constitutionnelles particulières qui peuvent fonder des dérogations au principe d'égalité.
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