Réf. : Cass. civ. 1, 8 novembre 2007, n° 06-15.873, M. Christian Berger, FS-P+B (N° Lexbase : A4175DZN)
Lecture: 5 min
N1900BDQ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit
le 07 Octobre 2010
Déboutés par la cour d'appel de Montpellier, ils se sont pourvus en cassation, faisant valoir trois séries d'arguments : les auteurs du pourvoi reprochaient, en effet, aux juges du fond, en premier lieu, de ne pas avoir donné de base légale à leur décision au regard de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), en écartant la responsabilité de la SEITA à raison d'un manquement à un devoir d'information, en deuxième lieu, d'avoir violé ce texte en présumant que le non-respect par la SEITA des exigences légales en matière d'avertissement sanitaire n'avait eu aucune incidence sur la consommation de tabac de la victime, et, en dernier lieu, d'avoir violé les articles 1135 (N° Lexbase : L1235ABD) et 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) du Code civil, en considérant que les cigarettes vendues par la SEITA ne pouvaient être regardées comme défectueuses.
Cette argumentation n'a, cependant, pas convaincu la Cour de cassation qui, pour rejeter le pourvoi, estime que la victime avait commencé à fumer à l'âge de 12-13 ans, soit en 1973-1974, c'est-à-dire peu avant l'entrée en vigueur de la loi de 1976 (loi du 9 juillet 1976, relative à la lutte contre le tabagisme), et qu'à cette époque, il était déjà largement fait état par les médias des risques de maladies cardio-vasculaires et de cancers engendrés par la consommation de tabac. De plus, alors adolescente, à défaut d'avoir été informée par ces moyens, elle avait nécessairement dû l'être par ses parents, titulaires de l'autorité parentale et chargés, selon l'article 371-2 du Code civil (N° Lexbase : L3937C39), de veiller à sa sécurité ainsi qu'à sa santé. Puis, devenue majeure, épouse et mère de trois enfants, elle avait, de même, nécessairement dû être informée lors du suivi médical de ses grossesses, des risques résultant, tant pour elle même que pour l'enfant à naître, d'une consommation excessive de cigarettes.
Aussi bien, la cour d'appel a-elle pu "déduire, à bon droit, l'absence de relation de causalité entre la faute imputée à la SEITA et le décès de [l'intéressée], laquelle ne pouvait légitimement s'attendre à la sécurité d'un tel produit".
La Cour reprend ici pour l'essentiel la motivation qui avait été celle de la deuxième chambre civile en 2003, en écartant tout manquement de la SEITA à l'obligation d'information précontractuelle, d'origine prétorienne, qui pesait sur le fabricant de tabac avant 1976, année de l'adoption de la loi "Veil", imposant un avertissement sanitaire sur les paquets de cigarettes, ainsi qu'en déniant l'existence de tout lien de causalité entre d'éventuelles fautes reprochées au fabricant après 1976 dans la mise en oeuvre de l'information (dénaturation de l'information et désinformation) et les dommages invoqués : la victime ne pouvait pas ignorer, dès son adolescence, les méfaits de l'usage abusif du tabac, si bien que, à suivre le raisonnement, et sans même avoir à imputer à la victime une véritable faute, la Cour peut considérer que le comportement de la victime était la seule cause du dommage, ce qui rendait inutile toute recherche consistant à savoir si, réellement, des fautes avaient été commises. Comme l'avait justement relevé un auteur particulièrement avisé, "du strict point de vue de la technique juridique, le raisonnement n'est guère contestable : le lien de causalité est une condition de la responsabilité à défaut de laquelle les victimes d'un dommage ne peuvent qu'être déboutées. Et l'on adhèrera volontiers à l'analyse des juges doutant du caractère causal des manquements reprochés". Et d'ajouter que, d'un point de vue de politique juridique, la solution pouvait se justifier par la volonté de la Cour de cassation de "fermer la porte du prétoire aux nombreuses victimes du tabac afin d'éviter l'encombrement des tribunaux" et, même, par le souci de "prévenir toute dérive à l'américaine dans l'indemnisation" consistant dans "une judiciarisation outrancière de la vie économique et sociale" (4). Tout cela est entendu.
Là où l'arrêt apporte une précision intéressante, par rapport à celui de la deuxième chambre civile de 2003, c'est en ce que, pour répondre au pourvoi qui faisait valoir que, au sens du droit interne, notamment, tel qu'interprété à la lumière de la Directive européenne du 25 juillet 1985 (Directive 85/374 N° Lexbase : L9620AUT), est défectueux un produit qui n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il affirme que la victime "ne pouvait légitimement s'attendre à la sécurité d'un tel produit [les cigarettes en l'occurrence]".
En soi, invoquer le droit interne interprété à la lumière de la Directive de 1985 (autrement dit pour connaître de situations antérieures à la transposition de ladite Directive en droit français) n'étonne pas : on sait que la Cour de cassation a, notamment, affirmé, dans un arrêt du 28 avril 1998, que "tout producteur est responsable des dommages causés par un défaut de son produit, tant à l'égard des victimes immédiates [...] que des victimes par ricochet, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon qu'elles ont la qualité de partie contractante ou de tiers", précisant que les articles 1147 et 1384, alinéa 1er (N° Lexbase : L1490ABS), du Code civil devaient être "interprétés à la lumière de la Directive du 25 juillet 1985" (5). Et l'on n'ignore pas que, depuis la loi du 19 mai 1998 (loi n° 98-389, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux N° Lexbase : L2448AXX), l'article 1386-4 du Code civil (N° Lexbase : L1497AB3) dispose qu'"un produit est défectueux [...] lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre". Sans doute certains auteurs ont-ils relevé que "la légitimité de l'attente du 'grand public' ne peut que susciter des hésitations et imposer des considérations personnalisées, notamment en matière médicale ou pharmaceutique" (6). On avouera, cependant, partager l'avis de la Cour de cassation : il ne paraît pas raisonnable de croire que la victime ait pu légitimement s'attendre à la sécurité du produit qu'elle consommait. Au demeurant, affirmer le contraire n'aurait pas été, d'un point de vue logique, compatible avec toute l'argumentation de la Cour consistant à convaincre de ce que la victime ne pouvait ignorer, depuis son adolescence jusqu'à l'âge adulte, les dangers inhérents à une consommation excessive de tabac...
(1) Cass. civ. 2, 20 novembre 2003, n° 01-17.977, Mme Lucette Gourlain c/ Société Seita, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1842DAH), Bull. civ. II, n° 355, D. 2003, p. 2902, concl. R. Kessous, note L. Grynbaum, RTDCiv. 2004, p. 103, obs. P. Jourdain ; et nos obs., Le tabac et la responsabilité civile : la Cour de cassation tranche !, Lexbase Hebdo n° 97 du 4 décembre 2003 - édition affaires (N° Lexbase : A1842DAH).
(2) Conclusions de M. l'Avocat général R. Kessous.
(3) L. Grynbaum, note préc..
(4) P. Jourdain, préc..
(5) Cass. civ. 1, 28 avril 1998, n° 96-20.421, Epoux X... et autres c/ Centre Régional de Transfusion Sanguine de Bordeaux et autres (N° Lexbase : A2844ACC), JCP éd. G, 1998, II, 10088, rapp. Sargos.
(6) F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 9ème éd., n° 989.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:301900