La lettre juridique n°276 du 11 octobre 2007 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] Appréciation et réparation de la perte d'une chance

Réf. : Cass. civ. 1, 19 septembre 2007, n° 05-15.139, Société Ton sur ton, FS-P+B (N° Lexbase : A4158DYN)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

On se souvient peut-être que, à la faveur d'un arrêt de la deuxième chambre civile du 22 février 2007 (1), confirmant, d'ailleurs, un arrêt de la même deuxième chambre civile du 24 janvier 2002 (2), la Cour de cassation avait entendu assez nettement poser en principe "qu'une victime ne peut obtenir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci sont licites". Autrement dit, rappelant l'une des conditions qui doit être satisfaite pour que le dommage soit réparable, en l'occurrence celle tenant au caractère légitime du dommage, la Cour décidait que la victime en situation indigne ou en situation illicite ne peut prétendre à l'indemnisation de son dommage. Encore faut-il bien entendu redire que la légitimité du dommage n'est que l'une de ses conditions : il doit encore être direct et certain. On n'ignore pas les discussions, particulièrement nombreuses, qui tournent autour de l'exigence d'un lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et le dommage. Des hésitations portent également sur le caractère certain du préjudice, notamment lorsque la victime demande la réparation de la perte d'une chance. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 19 septembre 2007, à paraître au Bulletin, invite précisément à y revenir, au moins brièvement. En l'espèce, une société et son gérant s'étaient portés caution de la dette d'une autre société au profit d'une banque. Assignée en exécution de son engagement de caution, la société a soutenu que celui-ci était nul, faute pour son conseil d'administration d'avoir autorisé son dirigeant à le souscrire. L'argumentation invoquée n'ayant ni convaincu les juges du fond, ni la Cour de cassation, qui a finalement rejeté le pourvoi formé contre la décision des premiers juges, la société qui s'était engagée en qualité de caution a assigné son conseil en responsabilité professionnelle, lui reprochant un manquement à son devoir de conseil pour ne pas lui avoir réclamé, en temps utile, les délibérations du conseil d'administration dont la production aurait été propre à démontrer le bien-fondé de son argumentation. La cour d'appel de Paris, pour débouter la société de sa demande, après avoir retenu que son avocat avait commis une faute en s'abstenant de vérifier que les procès verbaux produits établissaient sans ambiguïté l'absence d'autorisation invoquée et décidé que son préjudice devait s'apprécier en la perte d'une chance que le procès connaisse une issue plus favorable à son égard, a considéré que cette société ne justifiait pas de son préjudice faute pour elle de ne produire aucun document établissant avec certitude la réalité des paiements effectués auprès de la banque. Sous le visa de l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), et, après avoir rappelé que "le préjudice né d'une perte de chance d'éviter une condamnation devenue exécutoire s'apprécie uniquement au regard de la probabilité d'obtenir une décision plus favorable", la Cour de cassation censure les premiers juges en faisant valoir "qu'en se déterminant ainsi, alors que le préjudice de la société [...] résultait de la perte d'une chance d'éviter la condamnation définitive prononcée à son encontre [...], de sorte qu'il appartenait aux juges du fond de rechercher la probabilité pour cette société d'obtenir une décision plus favorable sans la faute retenue contre son avocat puis d'évaluer le montant du préjudice résultant de cette perte de chance, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

La Cour confirme, ainsi, la règle selon laquelle l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance peut présenter, en lui-même, un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine (3). Comme l'énonce l'arrêt, il appartient, dès lors, aux juges du fond de rechercher la probabilité d'un événement favorable, autrement dit de mesurer la probabilité de réalisation de l'événement favorable allégué, étant entendu que seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable (4), alors qu'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel (5). C'est pour ne pas avoir procédé à cette recherche que les juges du fond voient ici leur décision censurée.

Les exemples abondent en jurisprudence, qu'il s'agisse de la perte d'une chance d'évolution favorable de l'activité professionnelle (6), de la perte d'une chance de gagner un procès non plaidé par suite de la négligence d'un avocat (7), ce qui, évidemment, suppose que les juges recherchent quelles étaient les chances véritables de succès (8), la chance perdue étant non celle de voir l'affaire portée en justice, mais celle d'y obtenir satisfaction (9). Il peut également s'agir, en matière médicale, de la perte d'une chance de guérison ou, à tout le moins, d'éviter le dommage (10). Il faut préciser, du point de vue de la réparation, qu'il importe de distinguer le préjudice perte de chance du préjudice dit "final" : ce qui est, en effet, réparé, ce n'est jamais, pour reprendre les exemples précédents, la perte du gain escompté en matière professionnelle, la perte de l'avantage recherché en justice ou encore la maladie ou l'état d'invalidité ; seule est réparée la perte d'une chance, ce qui, concrètement, justifie que la réparation de ce préjudice, autonome, soit moindre que celle à laquelle aurait donné lieu le préjudice final.


(1) Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 06-10.131, Société Le Casino de Trouville-sur-Mer, F-P+B (N° Lexbase : A3018DUC), et nos obs., La perte d'un profit illicite ne constitue pas un préjudice réparable, Lexbase Hebdo n° 251 du 8 mars 2007 - édition privée générale (N° Lexbase : N2990BAY).
(2) Cass. civ. 2, 24 janvier 2002, n° 99-16.576, Mutuelle assurance artisanale de France c/ Mlle Léonore Lima, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A8202AX3), Bull. civ. II, n° 5, D. 2002, p. 2559, note D. Mazeaud, Rép. Defrénois 2002, p. 786, obs. R. Libchaber, et nos observations, La victime indigne ou en situation illicite peut-elle prétendre à l'indemnisation de son dommage ?, Lexbase Hebdo n° 36 du 29 août 2002 - édition affaires (N° Lexbase : N3797AAU).
(3) Cass. crim., 9 octobre 1975, n° 74-93.471, Dame Saignol, Electricité de France EDF c/ Lemaire (N° Lexbase : A2248AZB), Gaz. Pal. 1976, 1, 4 ; Cass. crim., 4 décembre 1996, n° 96-81.163, Leger Ginette (N° Lexbase : A1138AC7), Bull. crim., n° 224.
(4) Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, n° 05-15.674, M. Christian Tomme, F-P+B (N° Lexbase : A5286DSL), Bull. civ. I, n° 498, RDC 2006, p. 266, obs. D. Mazeaud.
(5) Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-15.437, Epoux Mazé c/ Epoux Djindjian et autres (N° Lexbase : A5076AWW), Bull. civ. I, n° 216, Contrats, conc., consom. 1998, n° 129, obs. L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 05-15.716, M. Louis Vincent, FS-D (N° Lexbase : A0934DTR), JCP éd. G, 2007, II, 10052, note S. Hocquet-Berg.
(6) Voir, not., Cass. civ. 2, 13 novembre 1985, n° 84-11.450, Epoux Desplat c/ Compagnie d'Assurances la Foncière, Mirland Avenat, CPAM de Maubeuge (N° Lexbase : A0695AH9), Bull. civ. II, n° 172.
(7) Voir, not., Cass. civ. 1, 7 février 1989, n° 86-16.730, M. X c/ Mme Ducruet (N° Lexbase : A8651AAN), Bull. civ. I, n° 62 ; Cass. civ. 1, 8 juillet 1997, n° 95-14.067, Consorts Kollen c/ M. X (N° Lexbase : A0446ACI), Bull. civ. I, n° 234.
(8) Cass. civ. 1, 2 avril 1997, n° 95-11.287, Syndicat des copropriétaires de la résidence du Hainaut à Valenciennes et autres c/ M. Delfosse et autres (N° Lexbase : A0306ACC), Bull. civ. I, n° 118 ; Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, préc..
(9) Cass. civ. 1, 8 juillet 2003, n° 99-21.504, Société Gelfinger c/ Société Alain Alquie, F-P (N° Lexbase : A1226C9B), Bull. civ. I, n° 164 ; comp., s'agissant d'un pourvoi en cassation dont la déchéance a été prononcée par suite de la négligence d'un huissier de justice, Cass. civ. 1, 16 janvier 2007, n° 06-10.120, Mme Monique Flavius, F-P+B (N° Lexbase : A6269DTD), Bull. civ. I, n° 20 ; ou par suite de la négligence d'un avocat aux Conseils, Cass. Ass. Plèn., 13 avril 2007, n° 06-13.318, Mme Angèle Grandcoing, épouse Biard, D (N° Lexbase : A0320DWR), JCP éd. G, 2007, Actu., 211.
(10) Voir, not., Cass. civ. 1, 18 mars 1969, n° 68-10.252, Marcotorchino c/ Veuve Karoubi (N° Lexbase : A7594ATG), JCP 1970, II, 16422, note Rabut ; Cass. civ. 1, 8 juillet 1997, n° 95-18.113, M. Meurice c/ M. X et autres (N° Lexbase : A0638ACM), Bull. civ. I, n° 238, jugeant qu'en raison de leur persistance dans un diagnostic erroné, des médecins sont responsables de la perte d'une chance, pour le patient, de subir des séquelles moindres.

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