La lettre juridique n°276 du 11 octobre 2007 : Fonction publique

[Jurisprudence] L'inéluctable extension du champ d'application de l'article 6 de la CESDH au contentieux de la fonction publique

Réf. : CEDH, 19 avril 2007, Req. n° 63235/00, Vilho Eskelinen et autres c/ Finlande (N° Lexbase : A9491DU3)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme a été élaborée en 1950. Elle en conserve certains stigmates. Ainsi, son fameux article 6 (N° Lexbase : L7558AIR), qui garantit le droit au juge, n'est applicable qu'aux "contestations sur ses droits et obligations de caractère civil" et à "toute accusation en matière pénale". La Cour européenne des droits de l'Homme a élaboré une conception autonome des matières civiles et pénales qui, évidemment, s'est révélée fort extensive et a permis d'inclure, dans le champ d'application de l'article 6 CESDH, la majeure partie du contentieux administratif qui est, donc, considérée de nature "civile". Restent, toutefois, exclus le contentieux fiscal (CEDH, 12 juillet 2001, Req. n° 44759/98, Ferrazzini N° Lexbase : A7683AWH), à l'exception des sanctions fiscales qui ont un caractère pénal (CEDH, 24 février 1994, Req. n° 00012547/86, Bendenoun c/ France N° Lexbase : A2994AUG), les décisions relatives à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers (CEDH, 8 juin 1976, Req. n° 5100/71, Engel et autres c/ Pays-Bas N° Lexbase : A5111AYX ; CEDH, 5 octobre 2000, Req. n° 39652/98, Maaouia c/ France N° Lexbase : A7110AWA) et le contentieux électoral (CEDH, 21 octobre 1997, Req. n° 120/1996/732/938, Pierre-Bloch c/ France N° Lexbase : A9274AHX). Parmi les critères -fort impressionnistes- de la Cour européenne des droits de l'Homme pour déterminer le caractère civil d'un litige, le critère de la nature patrimoniale et subjective du droit litigieux a joué un rôle dans l'extension du champ d'application de l'article 6 CESDH (CEDH, 26 mars 1992, Req. n° 58/1990/249/380, Editions Periscope c/ France N° Lexbase : A6508AWX). Il "permettra de percer une brèche dans le principe d'exclusion de la fonction publique du volet civil de l'article 6, paragraphe 1" (F. Sudre et alii, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, 4ème éd. 2007, p. 213). Toutefois, pour la Cour, ne relevaient pas du champ d'application de l'article 6 CESDH, "les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d'activité des fonctionnaires" (CEDH, 26 novembre 1992, Req. n° 85/1991/337/410, Giancarlo Lombardo c/ Italie N° Lexbase : A6545AWC), dès lors que se trouvaient principalement en cause "des prérogatives discrétionnaires de l'administration" (CEDH, 24 août 1998, Req. n° 94/1997/878/1090, Couez c/ France N° Lexbase : A7784AW9). Cette jurisprudence s'est révélée en pratique fort pointilliste et n'était, donc, pas dépourvue d'un certain arbitraire.

Elle a été abandonnée par la Cour dans l'arrêt "Pellegrin" (CEDH, 8 décembre 1999, Req. n° 28541/95, Pellegrin c/ France N° Lexbase : A7533AWW), qui considérait alors que "sont seuls soustraits au champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l'emploi est caractéristique des activités spécifiques de l'administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts de l'Etat ou des autres collectivités publiques" (n° 66). Ce critère fonctionnel, qui visait à donner une interprétation restrictive des exceptions aux garanties de l'article 6 CESDH, était très directement inspiré de la Cour de justice des Communautés européennes, et, spécialement, à l'article 39, paragraphe 4, CE (N° Lexbase : L5348BC3), selon lequel le principe de la libre circulation des travailleurs n'est "pas applicable aux emplois dans l'administration publique" (CJCE, 17 décembre 1980, aff. C-149/79, Commission des Communautés européennes c/ Royaume-Belgique N° Lexbase : A7240AHM, Rec., p. 3881). Il faut avouer que le parallèle était fort surprenant et pouvait n'apparaître guère rationnel tant les objets de l'article 6 CESDH et de l'article 39 CE semblent distincts.

La jurisprudence "Pellegrin" a fait long feu. Elle a été reconsidérée par l'arrêt du 19 avril 2007 "Vilho Eskelinen et autres c/ Finlande", dans lequel était en cause des procédures relatives aux salaires d'agents des services de police. La Cour procède à un examen critique de la solution antérieure (I) et propose une solution nouvelle qui n'est, cependant, pas en totale rupture avec l'esprit de la jurisprudence "Pellegrin" (II).

I- L'examen critique de la jurisprudence "Pellegrin"

1. Le critère fonctionnel élaboré par la Cour dans la jurisprudence "Pellegrin" est fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par les agents qui justifie que les contentieux liés à leur emploi ne bénéficient pas des garanties de l'article 6 CESDH. Les personnes titulaires d'un emploi comportant une mission d'intérêt général et participant à l'exercice de la puissance publique exercent une part de la souveraineté qui fonde l'"intérêt légitime de l'Etat à exiger de ces fonctionnaires un lien spécial de confiance et de loyauté" (CEDH, 8 décembre 1999, Req. n° 28541/95, Pellegrin c/ France, n° 65). Si un tel raisonnement constitue un fondement cohérent, en droit communautaire, pour réserver aux nationaux les emplois dans l'administration publique, l'on ne voit pas la relation qu'il y a entre, d'une part, le lien particulier que doit avoir un agent avec son Etat en raison des missions qui lui sont confiées et, d'autre part, son impossibilité de bénéficier des garanties de l'article 6 CESDH en cas de conflit avec l'Etat-employeur ; ce qui devrait être décisif, c'est la nature du litige et non pas la nature des fonctions, sauf à considérer que la nature des fonctions détermine automatiquement la nature des litiges.

Le contexte de l'affaire "Vilho Eskelinen et autres" a permis à la Cour de mettre en évidence les contradictions d'un tel raisonnement. En effet, les requérants, tous employés du ministère de l'Intérieur, agissaient afin de se voir payer des primes qui ne leur avaient pas été versées. Cinq d'entre eux étaient policiers et l'une était assistante administrative. En application de la jurisprudence "Pellegrin", les premiers auraient dû se voir refuser le bénéfice de l'article 6 CESDH, qui était, en revanche, applicable à la seconde, ce qui revenait à les traiter de manière différente alors que la situation (le litige) était identique. La Cour rappelle, d'ailleurs, que "les articles 1 et 14 de la Convention précisent que toute personne relevant de [la] juridiction' des Etats contractants doit jouir, sans distinction aucune', des droits et libertés énumérés au titre I" (n° 58).

2. La critique de la jurisprudence "Pellegrin" débouche sur une remise en cause, plus ou moins implicite, de la rédaction de l'article 6 CESDH et, donc, la mise en lumière de son obsolescence. La limitation du champ d'application de l'article 6 CESDH, si elle pouvait avoir sa raison d'être en 1950, ne paraît plus aujourd'hui justifiée. Telle semble être la position de la Cour européenne des droits de l'Homme lorsque, pour étayer son raisonnement, elle fait référence à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et spécialement à son article 47 qui reprend les garanties de l'article 6 de la CESDH, mais sans en limiter le champ d'application aux matières civiles et pénales.

En outre, la Cour européenne des droits de l'Homme rappelle que la Cour de justice des Communautés européennes avait, jadis, reconnu le principe général du droit communautaire à un recours juridictionnel effectif dans une affaire où était en cause un agent de la police britannique (CJCE, 15 mai 1986, aff. C-222/84, Marguerite Johnston c/ Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary N° Lexbase : A7291AHI, Rec., p. 1651). Alors que la Cour de justice se référait explicitement à l'article 6 CESDH, elle ne reprenait pas à son compte la limitation de son champ d'application. Ne peut-on pas voir dans ces références au droit communautaire une invitation aux Etats parties à la Convention, sinon d'amender l'article 6 CESDH lui-même, du moins d'en étendre les garanties à tous les types de contentieux ? Il ne s'agirait, d'ailleurs, pas d'une révolution tant l'idée selon laquelle l'exorbitance du contentieux administratif est désormais largement remise en cause, y compris dans un pays comme la France où elle était pourtant dominante (F. Melleray, L'exorbitance du droit du contentieux administratif, in F. Melleray (dir.), L'exorbitance du droit administratif en question(s), Paris, LGDJ, 2004, p. 277).

La Cour, dont le treaty-making power n'est pas initial, ne dispose donc pas, a priori, d'un tel pouvoir de révision conventionnelle, mais, grâce à un critère partiellement novateur, elle étend le champ d'application de l'article 6 CESDH dans ses confins les plus extrêmes et réécrit même cette disposition.

II- La construction d'un critère partiellement novateur

1. Selon la Cour, "pour que l'Etat défendeur puisse devant la Cour invoquer le statut de fonctionnaire d'un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l'article 6, deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, le droit interne de l'Etat concerné doit avoir expressément exclu l'accès à un tribunal s'agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l'intérêt de l'Etat. Le simple fait que l'intéressé relève d'un secteur ou d'un service qui participe à l'exercice de la puissance publique n'est pas en soi déterminant. Pour que l'exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l'Etat démontre que le fonctionnaire en question participe à l'exercice de la puissance publique ou qu'il existe -pour reprendre les termes employés par la Cour dans l'arrêt Pellegrin- un "lien spécial de confiance et de loyauté" entre l'intéressé et l'Etat employeur. Il faut aussi que l'Etat montre que l'objet du litige est lié à l'exercice de l'autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l'article 6 les conflits ordinaires du travail -tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d'autres droits de ce type- à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l'Etat en question. En effet, il y aura présomption que l'article 6 trouve à s'appliquer, et il appartiendra à l'Etat défendeur de démontrer, premièrement, que d'après le droit national un requérant fonctionnaire n'a pas le droit d'accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l'exclusion des droits garantis à l'article 6 est fondée s'agissant de ce fonctionnaire".

Ainsi, quel que soit leur emploi, les agents publics peuvent bénéficier des garanties de l'article 6 CESDH en cas de contentieux avec l'Etat. Pour autant les deux nouveaux critères ne conduisent pas à inclure tout le contentieux de la fonction publique dans le champ d'application de l'article 6 CESDH. Reste, alors, à déterminer dans quels types de litiges le bénéfice de l'article 6 CESDH ne pourra pas être invoqué. Il est possible de penser au recrutement (le concours), la carrière et la procédure disciplinaire, qui peuvent être liés pour certains agents à l'exercice de la puissance publique. On retrouve la logique de la jurisprudence "Lombardi" (préc.), qui n'est, toutefois, plus valable pour l'ensemble des agents publics, mais seulement pour ceux qui disposent de fonction où est en cause l'exercice de prérogatives de puissance publique.

2. La Cour a, ainsi, procédé à une indicible révision de l'article 6 CESDH, car, désormais, la question de son champ d'application est appréhendée selon la même logique que les limitations des articles 8 à 11. L'exclusion doit, d'abord, être prévue par la loi et, ensuite, être justifiée par un motif d'intérêt général. L'utilisation du terme "justifier" laisse penser qu'inéluctablement la Cour se livrera à un contrôle de proportionnalité.

Cette interprétation par la Cour de la notion de "contestations sur ses droits et obligations de caractère civil" n'est plus finalement un problème de champ d'application, mais une question de limitation des garanties de l'article 6 CESDH. L'amont est, ainsi, appréhendé comme l'aval. On rappellera qu'en matière de validation législative, la Cour européenne des droits de l'Homme avait, d'ores et déjà, admis que les garanties de l'article 6 CESDH puissent être limitées au nom "d'impérieux motifs d'intérêt général" (CEDH, 28 octobre 1999, Req. n° 24846/94, Zielinski et Pradal, Gonzalez et autres c/ France, N° Lexbase : A7567AW8, n° 57).

La portée pratique en droit français de l'arrêt "Vilho Eskelinen" ne doit pas être dans un premier temps exagérée. Les garanties de l'article 6 CESDH sont, désormais, applicables dans le contentieux de la fonction publique française. Il ne s'agit, donc, que de la possibilité offerte au fonctionnaire justiciable de s'assurer que les juridictions administratives respectent bien, toujours, les exigences de l'article 6 CESDH.

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