La lettre juridique n°232 du 19 octobre 2006 : Bancaire

[Jurisprudence] Affaire "Adidas" : rappel des principes par l'Assemblée plénière

Réf. : Cass. ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056, Société CDR créances c/ Société Mandataires judiciaires associés (MJA), P+B+R+I (N° Lexbase : A6865DRP)

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[Jurisprudence] Affaire "Adidas" : rappel des principes par l'Assemblée plénière. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3208619-jurisprudence-affaire-i-adidas-i-rappel-des-principes-par-lassemblee-pleniere
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le 07 Octobre 2010

Faisant suite au pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 30 septembre 2005, dans la célèbre affaire "Adidas" (1), l'arrêt de l'Assemblée plénière du 9 octobre 2006, retiendra nécessairement l'attention (2). Tant par le renvoi direct devant la plus haute formation de la Cour de cassation, sur ordonnance de son premier président, ce qui est déjà exceptionnel, que parce qu'il a été rendu, contre toute attente, au profit de la banque. La Haute assemblée ne fait cependant que recentrer le débat par le rappel de deux principes : d'une part, qu'il ne peut ordinairement y avoir de responsabilité contractuelle pour le banquier non contractant, ce qui, à titre résiduel, oblige à distinguer au sein de groupe bancaire les entités concernées ; d'autre part, qu'il n'y a pas de droit au crédit. Ce faisant, l'occurrence d'une condamnation des banques apparaît beaucoup plus réduite. Est-elle pour autant impossible ? On retracera rapidement les faits de l'espèce. Une participation représentant 78 % du capital de la société Adidas est acquise en juillet 1990 et janvier 1991, par l'intermédiaire de la société BTF GmbH, filiale de BTF SA, financée en totalité avec le concours des banques, dont 30 % par la SDBO, filiale du Crédit lyonnais. Les 10 et 16 décembre 1992 sont respectivement signés (3) un "mémorandum" et une "lettre d'engagement", obligeant de manière irrévocable la société BTF SA à vendre, au plus tard le 15 février 1993 et pour un prix fixé à 2 085 000 000 francs (soit 317 883 823 euros), à toutes sociétés désignées par la SDBO et à première demande de celle-ci, la totalité de la participation dans le capital de la société BTF GmbH contrôlant la société Adidas. Le 16 décembre 1992, la société BTF SA confie, également, un mandat irrévocable chargeant la SDBO, jusqu'au 15 février 1993, de solliciter des acquéreurs pour cette participation et d'en recevoir le prix.

Le 12 février 1993, la participation est finalement cédée au profit de huit sociétés, parmi lesquelles la société Clinvest, filiale du Crédit lyonnais, et la société Rice SA constituée par M. Louis-Dreyfus, lequel se fait consentir par l'ensemble des cessionnaires une promesse de vente de la totalité de leur participation dans le capital de la société pour 3 498 000 000 francs (soit 533 266 662 euros) -valorisant ainsi les 78 % à 4 650 000 000 francs (soit 708 887 930 euros)-, valable jusqu'au 31 décembre 1994. Le 22 décembre 1994, l'option est levée, et moins d'un an plus tard, la société cédée est introduite en bourse avec une valorisation de 11 milliards de francs (soit 1 676 939 189 euros). Entre temps, le 30 novembre 1994, le cédant et les différentes sociétés de son groupe devaient cesser leurs paiements, et être placés en redressement judiciaire.

Le cédant reproche alors aux banques -le Crédit lyonnais et ses filiales, SDBO et Clinvest-, d'avoir commis diverses fautes : globalement, de s'être portées cessionnaires des parts qu'elles avaient pour mandat de céder, d'avoir manqué à leur obligation d'informer loyalement leur mandant des négociations engagées avec le cessionnaire, et de ne pas lui avoir proposé le concours qu'elles étaient disposées à octroyer à celui-ci. Le 7 novembre 1996, la banque est condamnée à verser une provision 91 000 000 d'euros devant le tribunal de commerce de Paris. Le 30 septembre 2005, ce sont des dommages-intérêts actualisés à hauteur de 135 000 000 euros que la cour d'appel de Paris met à la charge de la banque.

La question de la déloyauté des banques en appelait plusieurs autres. La SDBO, filiale du Crédit lyonnais et seule titulaire du mandat, pouvait-elle d'abord engager sa société mère ? Les juges du fond l'avaient admis en retenant "que, bien qu'il n'ait pas été signataire du mandat ni d'aucune des conventions souscrites [...] en décembre 1992, [le Crédit lyonnais], qui s'était activement impliqué dans la conception et l'exécution de ces accords, notamment en consentant et en organisant les financements nécessaires [...] était obligé par le mandat".

Mais cela est censuré par l'Assemblée plénière. En choisissant "d'agir sur le seul terrain contractuel", les mandataires liquidateurs ne pouvaient engager la responsabilité du Crédit lyonnais alors que, pour l'opération considérée, seule la SDBO, personne morale distincte, était partie au contrat. Et de préciser qu'"il n'était prétendu ni qu'elle aurait été fictive ni que son patrimoine se serait confondu avec celui de sa maison mère". Pour la Haute assemblée, les motifs retenus sont "impropres à faire apparaître que l'immixtion du Crédit lyonnais dans l'exécution du mandat délivré à sa filiale avait été de nature à créer pour les mandants une apparence trompeuse propre à leur permettre de croire légitimement que cet établissement était aussi leur cocontractant, ce dont elle aurait alors pu déduire que ce dernier était obligé par un mandat auquel il n'avait pas été partie".

Autrement dit, sauf à prouver le mandat apparent, seule la SDBO pouvait être qualifiée de mandataire, et en cette qualité, susceptible de manquer à ses obligations.

Cela étant, si la mise en jeu de la responsabilité du Crédit lyonnais est ici disqualifiée sur le terrain contractuel, elle ne l'est pas sur le terrain délictuel. Mais pour quel motif le serait-elle ? Certainement pas pour avoir financé le cessionnaire. Encore moins pour n'avoir pas souhaité continuer à financer le cédant. C'est ce que vient fermement rappeler l'arrêt du 9 octobre 2006. Pour retenir la responsabilité du CDR créances et du Crédit lyonnais, les juges d'appel avaient, en effet, considéré qu'en s'abstenant de proposer au groupe cédant le financement qu'il avait octroyé à certains des cessionnaires des participations, le "groupe Crédit lyonnais avait manqué à ses obligations de banquier mandataire". L'argument est balayé par l'Assemblée plénière : "il n'entre pas dans la mission du mandataire de financer l'opération pour laquelle il s'entremet et que, hors le cas où il est tenu par un engagement antérieur, le banquier est toujours libre, sans avoir à justifier sa décision qui est discrétionnaire, de proposer ou de consentir un crédit quelle qu'en soit la forme, de s'abstenir ou de refuser de le faire".

Sur le terrain délictuel, l'implication du Crédit lyonnais n'est sans doute théoriquement pas impossible. Elle n'est cependant pas aisée. Il faudrait établir qu'il aurait exercé un pouvoir de direction sur sa filiale -par exemple, par des administrateurs communs ou agissant collusoirement, ou encore, par l'intermédiaire d'une personne physique qu'elle aurait choisie et qui aurait agi sous son emprise (4)-, et que ce pouvoir de direction ait nui au cédant, mandant de sa filiale. Cela suppose de pouvoir démontrer que la société mère a été le véritable maître de l'opération, et qu'elle ne s'est pas contentée d'autoriser celle-ci.

S'il appartient à la Haute assemblée de ne s'en tenir qu'à des considérations purement juridiques, la réalité des groupes est parfois bien différente. L'économie de l'opération, appréhendée dans son ensemble, pourrait traduire un conflit d'intérêts qui pourrait très bien ne pas apparaître à l'échelle des entités mandataire et cessionnaire du groupe bancaire, mais à celle du groupe lui-même. Il paraît, en effet, difficile de ne focaliser le débat que sur la seule filiale du groupe bancaire : si celle-ci n'a financé que pour 30 % l'emprunteur, peut-on vraiment faire abstraction du rôle joué ici par ceux qui ont assuré les 70 % restant du financement ?

Quoi qu'il en soit, si le Crédit lyonnais ne pouvait être tenu en vertu du mandat confié à sa filiale, il n'en va pas de même pour celle-ci. La déloyauté de la filiale mandataire pourrait donc, le cas échéant, être retenue et engager sa responsabilité. Par exemple, pour le manque de transparence concernant l'acquisition par les cessionnaires qui pourrait contribuer à démontrer que la valeur réelle de la participation était nettement supérieure à celle proposée, et que mandataire et cessionnaires en avaient pleinement conscience (5). Ici, le fait de cacher qu'un repreneur était disposé à acheter à un terme de deux ans au plus, pour un prix très supérieur à celui du mandat, et qu'elle-même -ou une entité du groupe bancaire auquel elle est liée- était prête à financer l'opération, pourrait tout aussi bien caractériser cette conscience.

En se portant acquéreur, par personnes interposées, des participations qu'elle était chargée de vendre, la nullité est aussi encourue par la filiale mandataire (6). Le principe de l'immutabilité du litige et de l'interdiction des prétentions nouvelles en cause d'appel peut, toutefois, se heurter à la mise en oeuvre de cette dernière sanction. Nullité et responsabilité ne tendent en effet pas aux mêmes fins au sens de l'article 565 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2815ADM). L'action en nullité, qui a pour effet de mettre à néant le contrat, n'a pas les mêmes fins que l'action en responsabilité, qui laisse subsister le contrat (7). Si les mandataires n'ont saisi les premiers juges que d'une demande de dommages-intérêts, ce qui semble être le cas (8), peuvent-ils aujourd'hui demander la nullité ? Il serait sans doute possible de considérer qu'un manquement au devoir de loyauté, caractérisé par la réticence dolosive d'une information qui n'aurait pas été portée à la connaissance du mandataire, puisse implicitement exprimer une telle prétention. Mais surtout, en constatant que "les mandataires liquidateurs [...] fondaient leur action sur des manquements [à plusieurs dispositions du Code civil dont] l'article 1596 (N° Lexbase : L1681ABU)", l'Assemblée plénière reconnaît nécessairement la préexistence d'une telle demande. Il est permis de penser que le juge devrait pouvoir alors décider que la nullité était "virtuellement comprise dans la demande" ou "la conséquence" de celle-ci (9), voire, lui restituer son exacte qualification juridique : le moyen tiré de la nullité d'un manquement à l'article 1596 du Code civil constituant un moyen de pur droit, il est susceptible d'être relevé d'office en cause d'appel.

Dans l'hypothèse où elle serait admise, la sanction de la nullité devrait permettre, dans la mesure où la remise des actions en nature n'est plus possible, une réparation équivalente au montant des titres acquis par toutes les entités liées au mandataire en fraude des droits du mandant, diminuée naturellement des sommes que celui-ci a perçues en contrepartie de cette participation. Tel serait déjà le cas des 9,9 % acquis par Clinvest appartenant au même groupe que le mandataire. Depuis 2005, la remise en valeur se calcule cependant "au jour de l'acte annulé" (10). Il ne s'agit donc pas du jour où les titres ont été revendus par le cessionnaire, et encore moins du jour où l'acte est annulé. Mais si la restitution consécutive à l'annulation est insuffisante, elle peut être complétée par une réparation (11).

L'écheveau de cette affaire, aux enjeux considérables, continue à se dénouer peu à peu. Avec le recentrage opéré par l'Assemblée plénière, le 9 octobre 2006, une avancée significative en faveur des banques peut être observée. Elle ne permet cependant pas de préjuger de l'issue du litige. D'autres rebondissements peuvent encore survenir, et plusieurs arrêts seront certainement nécessaires pour répondre aux questions qui demeurent en suspens.

Richard Routier
Agrégé des facultés de droit


(1) CA Paris, 3ème ch., sect. B, 30 septembre 2005, n° 96/12548, Crédit lyonnais et autres c/ SELAFA MJA ès qual. (N° Lexbase : A6115DKP) ; lire R. Routier, L'obligation de loyauté du banquier mandataire, Lexbase Hebdo n° 184 du 6 octobre 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N9275AID) ; D. 2005, AJ, p. 2740, obs. X. Delpech ; X. Lagarde, Observations critiques sur une affaire médiatique, D. 2005, chron., p. 2945.
(2) Cass. ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056, cité en référence.
(3) Entre la SDBO, et l'associé de la société en nom collectif détenant majoritairement BTF SA.
(4) Cass. com., 27 juin 2006, n° 04-15.831, Société Licorne gestion, anciennement dénommée banque Worms, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A0973DQ4), lire La chronique mensuelle de Pierre-Michel Le Corre, Lexbase Hebdo n° 228 du 21 septembre 2006 - édition privée générale (N° Lexbase : N2919ALP) ; Ph. Delebecque, L'administrateur de fait par personne interposée : une notion à définir, JCP éd. E, 2005, p. 220.
(5) En ce sens, Cass. com., 14 juin 2005, n° 03-12.339, Société Thésée c/ X. (N° Lexbase : A7471DIK), Bull. civ. IV n° 130 ; Bull. Joly sociétés 2005, p. 1399, note P. Le Cannu ; RTD civ. 2005, p. 778, obs. J. Mestre, B. Fages.
(6) C. civ., art. 1596.
(7) Cass. com. 30 novembre 1999, n° 97-15.733, M. Bonald c/ M. Caliez (N° Lexbase : A8143AGP), Bull. civ. IV n° 211, D. 2000, n° 8, p. 110, note V. Avena-Robardet ; Cass. civ. 3, 21 février 2001, n° 98-20.817, M. Plessis et autre c/ Consorts Errera et autres (N° Lexbase : A8926AQN), Bull. civ. III, n° 20 ; D. 2001, p. 2702, note D. Mazeaud ; Defrénois 2001, p. 703, note R. Libchaber ; JCP éd. G, 2002, II, 10027, p. 348, note C. Jamin, et éd. E, 2002, p. 809, note P. Chauvel.
(8) X. Lagarde, Observations critiques sur une affaire médiatique, préc., spéc. p. 2949.
(9) NCPC, art. 566.
(10) Cass. com., 14 juin 2005, n° 03-12.339, préc.
(11) P. Le Cannu, note sous Cass. com., 14 juin 2005, préc., Bull. Joly sociétés 2005, spéc. p. 1404 citant M-L. Morançais-Demeester, La responsabilité des personnes obligées à restitution, RTD civ., 1993, p. 757 ; T. Massart, note sous Cass. com. 22 février 2005, n° 01-13.642 (N° Lexbase : A8532DG4), Bull. Joly sociétés 2005, spéc. p. 1112.

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