La lettre juridique n°232 du 19 octobre 2006 : Fonction publique

[Jurisprudence] Les contrats de travail dans la fonction publique : entre droit français et droit communautaire

Réf. : CJCE, 4 juillet 2006, aff. C-212/04, Konstantinos Adeneler e.a. (N° Lexbase : A1488DQ8) ; CJCE, 7 septembre 2006, aff. C-53/04, Cristiano Marrosu, Gianluca Sardino (N° Lexbase : A9491DQL)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

La précarité n'est assurément pas l'apanage du secteur privé, elle est omniprésente dans l'administration, qui d'ailleurs ne pourrait pas fonctionner sans les "contractuels". Du point de vue clinique de la sociologie des organisations, on serait tenté de penser qu'il ne peut en être autrement. La diversité des activités de l'administration et sa perpétuelle mutation rendrait indispensable de recourir à des solutions dites "flexibles". Reste que le droit de la fonction publique demeure fondé sur le principe selon lequel les emplois permanents doivent être pourvus par des fonctionnaires. Dès lors, les agents publics ne pourraient être que des fonctionnaires ou des agents contractuels à durée déterminée. En matière de fonction publique territoriale, le Conseil d'Etat en avait fort logiquement déduit que "les contrats passés par les collectivités et établissements publics territoriaux en vue de recruter des agents non-titulaires doivent, sauf disposition législative spéciale contraire, être conclus pour une durée déterminée et ne peuvent être renouvelés que par reconduction expresse ; que, par suite, dans le cas où, contrairement à ces prescriptions, le contrat de recrutement d'un agent non-titulaire comporte une clause de tacite reconduction, cette stipulation ne peut légalement avoir pour effet de conférer au contrat dès son origine une durée indéterminée ; que le maintien en fonction à l'issue du contrat initial a seulement pour effet de donner naissance à un nouveau contrat, conclu lui aussi pour une période déterminée et dont la durée est soit celle prévue par les parties, soit, à défaut, celle qui était assignée au contrat initial" (CE Sect., 27 octobre 1999, n° 178412, Bayeux N° Lexbase : A3901ATN).

Cette solution n'est pas apparue satisfaisante à l'actuelle majorité ou du moins à son Gouvernement qui a, au nom du droit communautaire et plus précisément de la transposition de la Directive 1999/70/CE du Conseil du 28 juin 1999 concernant l'accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (N° Lexbase : L0072AWL : JOCE n° L 175 du 10 juillet 1999, p. 43), permis, par la loi du 26 juillet 2005, le recours dans la fonction publique aux contrats à durée indéterminée (loi n° 2005-843, 26 juillet 2005, portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique N° Lexbase : L7061HEA). Cette Directive entend en effet lutter contre la précarité de l'emploi et incite les Etats membres à mettre en place des dispositifs visant à éviter l'abus par les employeurs des contrats à durée déterminée. L'accord-cadre a pour objectif "d'établir un cadre pour prévenir les abus résultant de l'utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs" (clause 1, b)). Il stipule que "afin de prévenir les abus résultant de l'utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs, les Etats membres, après consultation des partenaires sociaux, conformément à la législation, aux conventions collectives et pratiques nationales, et/ou les partenaires sociaux, quand il n'existe pas des mesures légales équivalentes visant à prévenir les abus, introduisent d'une manière qui tienne compte des besoins de secteurs spécifiques et/ou de catégories de travailleurs, l'une ou plusieurs des mesures suivantes : a) des raisons objectives justifiant le renouvellement de tels contrats ou relations de travail ; b) la durée maximale totale de contrats ou relations de travail à durée déterminée successifs ; c) le nombre de renouvellements de tels contrats ou relations de travail" (clause 5, paragraphe 1).

Deux décisions récentes de la Cour de justice sont venues préciser les conséquences de cette Directive dans le secteur public (CJCE, 4 juillet 2006, aff. C-212/04, Konstantinos Adeneler e.a. c/ Ellinikos Organismos Galaktos (ELOG) ; CJCE, 7 septembre 2006, aff. C-53/04, Cristiano Marrosu, Gianluca Sardino c/ Azienda Ospedaliera Ospedale San Martino di Genova e Cliniche Universitarie Convenzionate).

Le premier arrêt se prononce sur l'applicabilité de la Directive au secteur public. Il ne s'agit pas là d'une surprise car les dispositions communautaires en matière sociale, notamment relatives à l'égalité entre les femmes et les hommes s'imposent aux administrations comme aux entreprises privées (v. par ex. CJCE, 15 mai 1986, aff. C-222/84, Marguerite Johnston c/ Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary N° Lexbase : A7291AHI, Rec., p. 1651). Au-delà, ces deux jurisprudences rappellent que la Directive 1999/70/CE impose des dispositifs nationaux anti-précarité (I), mais qu'elle n'exige pas pour autant la transformation des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée (II).

I. La Directive 1999/70/CE impose des dispositifs nationaux anti-précarité

A. Dans l'affaire "Adeneler", la Cour de justice a d'abord précisé dans quelle mesure des contrats à durée déterminée peuvent être considérés comme successifs. La notion de travailleur à durée déterminée est, en effet, définie de manière très générale par l'accord-cadre ("une personne ayant un contrat ou une relation de travail à durée déterminée conclu directement entre l'employeur et le travailleur où la fin du contrat ou de la relation de travail est déterminée par des conditions objectives telles que l'atteinte d'une date précise, l'achèvement d'une tâche déterminée ou la survenance d'un événement déterminé", clause 3, paragraphe 1) qui, par ailleurs, laisse aux Etats le soin de définir les conditions auxquelles les contrats à durée déterminée sont considérés comme successifs et comme conclus pour une durée indéterminée. La Cour a rappelé que "la marge de manoeuvre dont disposent ainsi les Etats membres n'est pas sans limites, puisqu'elle ne saurait en aucun cas aller jusqu'à remettre en cause l'objectif ou l'effet utile de l'accord-cadre [....]. En particulier, ce pouvoir d'appréciation ne doit pas être exercé par les autorités nationales d'une manière telle qu'il conduirait à une situation susceptible de donner lieu à des abus et ainsi de contrarier ledit objectif" (n° 82).

Ainsi la législation grecque, selon laquelle seuls les contrats ou relations de travail à durée déterminée qui ne sont pas séparés les uns des autres par un laps de temps supérieur à 20 jours ouvrables doivent être regardés comme ayant un caractère "successif" au sens de la Directive, est contraire à cette dernière. Pour la Cour, une définition aussi restrictive "risque d'avoir pour effet non seulement d'exclure en fait un grand nombre de relations de travail à durée déterminée du bénéfice de la protection des travailleurs recherchée par la Directive 1999/70 et l'accord-cadre, en vidant l'objectif poursuivi par ceux-ci d'une grande partie de leur substance, mais également de permettre l'utilisation abusive de telles relations par les employeurs" (n° 86). La Cour ajoute que cette conception du contrat à durée déterminée risque "d'entraîner des conséquences encore plus graves pour les salariés, étant donné qu'elle rend pratiquement inopérante la mesure nationale que les autorités helléniques ont choisi d'adopter en vue de mettre spécifiquement en oeuvre la clause 5 de l'accord-cadre, mesure selon laquelle certains contrats de travail à durée déterminée sont présumés avoir été conclus à durée indéterminée à condition, notamment, qu'ils revêtent un caractère successif au sens du décret présidentiel nº 81/2003" (n° 87).

Il est alors possible de douter de la compatibilité avec la Directive de la loi française du 26 juillet 2005 dont le dispositif prévoit "lorsque, à la date de publication de la présente loi, l'agent est en fonction depuis six ans au moins, de manière continue, son contrat ne peut, à son terme, être reconduit que par décision expresse et pour une durée indéterminée". Pour sauver cette disposition, le juge administratif français devrait interpréter cette continuité de manière souple à la lumière des exigences de la Directive et considérer qu'elle peut être quelque peu discontinue...

B. L'affaire "Adeneler" a, également, conduit la Cour de justice à préciser la notion de "raisons objectives" qui justifient le renouvellement de contrats à durée déterminée successifs. Ces raisons objectives sont conçues par l'accord-cadre comme un instrument de prévention des abus résultant de l'utilisation de contrats de travail à durée déterminée successifs. La Cour en déduit que "la notion de raisons objectives', au sens de la clause 5, point 1, sous a), de l'accord-cadre, doit être entendue comme visant des circonstances précises et concrètes caractérisant une activité déterminée et, partant, de nature à justifier dans ce contexte particulier l'utilisation de contrats de travail à durée déterminée successifs. Ces circonstances peuvent résulter notamment de la nature particulière des tâches pour l'accomplissement desquelles de tels contrats ont été conclus et des caractéristiques inhérentes à celles-ci ou, le cas échéant, de la poursuite d'un objectif légitime de politique sociale d'un Etat membre. En revanche, une disposition nationale qui se bornerait à autoriser, de manière générale et abstraite par une norme législative ou réglementaire, le recours à des contrats de travail à durée déterminée successifs ne serait pas conforme aux exigences telles que précisées aux deux points précédents. En effet, une telle disposition, de nature purement formelle et qui ne justifie pas de manière spécifique l'utilisation de contrats de travail à durée déterminée successifs par l'existence de facteurs objectifs tenant aux particularités de l'activité concernée et aux conditions de son exercice, comporte un risque réel d'entraîner un recours abusif à ce type de contrats et n'est, dès lors, pas compatible avec l'objectif et l'effet utile de l'accord-cadre" (n° 69 à 72).

Il résulte ainsi très clairement de la jurisprudence "Adeneler" que les Etats doivent mettre en place des dispositifs de lutte contre le recours abusif aux contrats de travail à durée déterminée.

II. La Directive 1999/70/CE n'impose pas la transformation des CDD en CDI

A. Dans l'affaire "Marrosu", la Cour de justice était saisie de la compatibilité avec la Directive de la législation italienne qui exclut, en cas d'abus résultant de l'utilisation par l'administration de contrats à durée déterminée, leur transformation en contrats à durée indéterminée alors même qu'un tel mécanisme est prévu dans le secteur privé. La Cour rappelle que la Directive "n'édicte pas une obligation générale des Etats membres de prévoir la transformation en contrats à durée indéterminée des contrats de travail à durée déterminée, pas plus qu'elle ne prescrit les conditions précises auxquelles il peut être fait usage de ces derniers [...], elle laisse un certain pouvoir d'appréciation en la matière aux Etats membres" (n° 47). Dès lors, elle "ne s'oppose pas, en tant que telle, à ce qu'un Etat membre réserve un sort différent à l'abus de recours à des contrats ou relations de travail à durée déterminée successifs selon que lesdits contrats ou relations ont été conclus avec un employeur appartenant au secteur privé ou un employeur relevant du secteur public" (n° 48). Déjà dans l'arrêt "Adeneler", la Cour avait estimé que "l'accord-cadre n'édicte pas une obligation générale des Etats membres de prévoir la transformation en contrats à durée indéterminée des contrats de travail à durée déterminée, pas plus qu'il ne prescrit les conditions précises auxquelles il peut être fait usage de ces derniers" (n° 91).

La cour administrative d'appel de Versailles, au sujet d'une affaire antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005, a jugé de la même manière que la Directive "n'impose pas aux Etats membres d'organiser la requalification des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée" (CAA Versailles, 2ème ch., 22 juin 2006, n° 05VE00565, Mme Martinez-Arretz N° Lexbase : A3227DQL).

Dès lors, contrairement à ce qu'avaient prétendu certains auteurs (J.-M. Lemoyne de Forges, La loi de transposition du droit communautaire à la fonction publique, AJDA 2005, p. 2285), la transposition de la Directive 1999/70/CE n'imposait pas la transformation des contrats à durée indéterminée (en ce sens, B. Derosier, Vers une fonction publique contractuelle ?, AJDA 2005, p. 857).

B. Il est bien évident que le dispositif antérieur à la loi du 26 juillet 2005 était incompatible avec le droit communautaire en ce qu'il ne prévoyait aucun moyen suffisamment efficace pour combattre le recours abusif par les administrations aux contrats à durée indéterminée (v. cependant, CAA Nancy, 1ère ch., 2 juin 2005, n ° 03NC00959, Commune de Forbach N° Lexbase : A7271DI7). Pour autant, la loi du 26 juillet 2005 est-elle conforme aux objectifs de la Directive ?

Indiscutablement, la transformation des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée constitue un moyen de lutte pertinent. Mais la mise en oeuvre de ce mécanisme par la loi du 26 juillet 2005 ne remplit peut-être pas les exigences de la Directive. Dans l'arrêt "Adeneler", la Cour rappelle, en effet, que si "le droit communautaire ne prévoit pas de sanctions spécifiques dans l'hypothèse où des abus auraient néanmoins été constatés, il incombe aux autorités nationales d'adopter des mesures appropriées pour faire face à une telle situation, mesures qui doivent revêtir un caractère non seulement proportionné, mais également suffisamment effectif et dissuasif pour garantir la pleine efficacité des normes prises en application de l'accord-cadre" (n° 94). Dans la mesure où, pour transformer un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, le législateur français exige que l'agent ait été employé de manière continue pendant six ans, il n'est pas certain que ce dispositif puisse être considéré comme suffisamment effectif et dissuasif.

Bref, la loi du 26 juillet 2005 est allée au-delà des exigences de la Directive 1999/70/CE, mais elle est peut-être simultanément restée en deçà...

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