Réf. : CA Paris, 15ème ch., sect. B, 30 juin 2006, n° 04/06308, Société Morgan Stanley & Co International Limited c/ SA LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton (N° Lexbase : A5692DQU)
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N1343ALC
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le 07 Octobre 2010
Il est vrai que l'articulation des griefs formulés par LVMH contre les rapports et déclarations diffusés par Morgan Stanley la plaçait d'emblée, au regard de la charge et du risque de la preuve, dans une situation délicate. Outre les moyens nouveaux tirés du droit international et communautaire tendant à conférer à la compétence juridictionnelle française et à notre droit de la responsabilité délictuelle et quasi-délictuelle le plus large domaine d'application spatial, l'intimée s'efforçait, en effet, de démontrer que si, au cours de la période considérée (1999-2003), la banque avait, selon elle, multiplié les inexactitudes dans les informations diffusées à son sujet et fait montre d'une négativité ou d'un pessimisme reprochable dans les opinions et prévisions contenues, ces agissements ne devaient rien au hasard, à l'imprudence ou à la négligence, mais devaient, tout au contraire, se comprendre comme autant d'éléments d'une campagne organisée de dénigrement, de manifestations d'une entreprise délibérée et intéressée, destinée à porter atteinte à l'image et au crédit du groupe LVMH, à seule fin de favoriser son concurrent direct sur le marché du luxe, le groupe Gucci, avec lequel Morgan Stanley entretient des liens d'affaires importants. Les dysfonctionnements structurels de la banque, notamment, dans sa gestion des conflits d'intérêts dus à sa "multi-capacité", révélés lors d'enquêtes effectuées aux Etats-Unis par la SEC et l'Avocat général de l'Etat de New-York (6), comme les propos comparativement laudateurs relevés à l'endroit de Gucci, ajoutaient, aux yeux du groupe français, à la démonstration d'un asservissement du service d'analyse financière de la banque aux intérêts commerciaux de sa division d'investissement.
La faiblesse de cet argumentaire reposait inévitablement sur sa rationalité même et l'unité de fondement explicatif des agissements de la banque. Celle-ci eut beau jeu, dans ces conditions, de fragiliser la construction produite en l'attaquant par sa base. D'une part, en appelant à la rigueur dans les conclusions tirées de la mise en cause de l'organisation structurelle de Morgan Stanley US, société américaine, dont il n'est pas démontré que les aspects dénoncés se soient retrouvés à l'identique au sein de Morgan Stanley UK, société anglaise d'où provenaient les éléments critiqués en l'espèce, ni qu'ils ont effectivement abouti à la diffusion d'analyses délibérément biaisées. D'autre part, et surtout, en mettant à mal la "théorie du complot" avancée, laquelle suppose une "bipolarité" du marché du luxe, sans quoi l'objectif de la banque n'eut pu être effectivement atteint, et d'évidence un systématisme dans le traitement singulier et dissymétrique réservé à LVMH. Il suffisait, dès lors, à Morgan Stanley d'extraire, parmi les innombrables études consacrées à LVMH et Gucci, les éléments tendant à invalider la thèse du biais systématique, négatif ou positif, et à indiquer que ni l'une ni l'autre n'avaient fait l'objet d'appréciations déraisonnables ou subi aucun traitement anormal en regard des positions émanées d'autres départements d'analyse financière. Toute louange de LVMH, toute critique de Gucci ou opinion de Morgan Stanley située dans le "consensus de place" des analystes, affaiblissait un peu plus l'argument d'une campagne méthodique de dénigrement.
Les conseillers parisiens ont manifestement eu le souci d'une plus grande exigence dans la démonstration. Evitant d'être taxés eux-mêmes de systématisme, ils adoptent des positions nuancées, tant sur les questions posées liminairement, destinées à fixer les termes juridiques du débat, que sur le fond de l'affaire.
I - Sur le premier point, la cour de Paris était amenée, par les appelants, à répondre à un certain nombre de moyens nouveaux ayant trait à la compétence juridictionnelle française et au droit applicable. Passée la question de leur recevabilité procédurale, la cour commence logiquement par statuer sur sa propre compétence. Si Morgan Stanley entendait la voir cantonnée à l'examen des seuls préjudices subis en France, LVMH considérait, pour sa part, qu'en raison d'un accord procédural tacite passé entre les parties en première instance, et même devant la cour d'appel au début de l'instance, la compétence de l'ordre juridictionnel français devait s'étendre "à l'intégralité du litige même si le lieu de réalisation des dommages n'est pas la France".
L'opposition ne peut se comprendre sans le rappel de l'interprétation jurisprudentielle des dispositions françaises communes -article 14 du Code civil (N° Lexbase : L3308AB7) et transposition des règles de compétence territoriale interne figurant au Nouveau Code de procédure civile-, opposables à Morgan Stanley US, et communautaires -Règlement n° 44/2001, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (N° Lexbase : L7541A8S)-, opposables à Morgan Stanley UK, relatives aux conflits de compétence en matière délictuelle. On sait que ces dispositions ouvrent au demandeur une option entre le tribunal du domicile du défendeur et le tribunal du lieu de l'événement causal ou de réalisation du dommage (7). Or, pour les délits dits "multi-localisables", typiquement les atteintes commises par un organe de presse installé à l'étranger, on a pu s'interroger sur la faculté du tribunal saisi en vertu de l'option, de statuer sur l'intégralité du préjudice. Alors qu'en droit commun, une hésitation s'est fait jour (8), en droit communautaire, la Cour de justice a posé que la victime ne pouvait obtenir réparation de l'ensemble des préjudices subis que devant le tribunal du lieu du fait générateur, autrement dit celui de l'établissement de l'éditeur, son action devant le tribunal d'un lieu de diffusion étant nécessairement limitée à la réparation du dommage subi localement (9).
Face à des diffusions internationales d'analyses et d'informations par le groupe, non moins international, Morgan Stanley, la cour opte, elle aussi, pour une solution restrictive, en déclarant la juridiction française, qui n'est pas en l'occurrence celle du lieu du fait générateur du préjudice, "uniquement compétente pour les faits dont les préjudices ont été subis en France". Quant à l'accord procédural tacite relatif à une prorogation de compétence, invoqué par LVMH à l'appui d'un élargissement de la compétence juridictionnelle française à l'ensemble des préjudices subis, y compris hors de France, il "se heurte à l'évolution du litige" ajoute sèchement l'arrêt, qui conforte implicitement l'argument de Morgan Stanley selon lequel "il ne peut y avoir d'accord procédural emportant prorogation de compétence tant que la question de la compétence du juge français n'est pas posée par le caractère international du litige, qui lui-même ne peut ressortir que des prétentions du demandeur".
Dans le cadre de cette compétence internationale limitée, la cour de Paris déclare applicable le droit français de la responsabilité civile délictuelle, ce qui supposait résolus plusieurs conflits de lois, d'ordre spatial et hiérarchique.
Morgan Stanley, en effet, contestait l'application pleine et entière du droit français à l'espèce en raison des éléments d'extranéité présentés, objectifs (tenant aux lieux de commission des faits générateurs et de réalisation des dommages) et subjectifs (tenant à la nationalité des banques citées ou à la mise en cause de leur organisation structurelle), et doutait de la compatibilité d'une telle application avec les dispositions issues du droit communautaire.
Raison lui est donnée sur le premier argument, tort sur le second. La cour écarte, tout d'abord, et pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut en matière de compétence, le moyen soulevé par LVMH, et défendu par le Ministère public, tiré de l'existence d'un accord procédural entre les parties de nature à provoquer l'extension du droit français à l'ensemble du litige.
Elle s'attache, ensuite, pour déterminer les règles françaises applicables, à préciser l'objet du différend, qui ne consiste point en l'examen des défaillances de structure et d'organisation de la banque, placé sous l'empire de la loi du siège social de celle-ci, mais en l'appréciation du caractère fautif et préjudiciable de comportements de l'établissement, dont les effets ressentis en France sont susceptibles de mettre en jeu le droit français de la responsabilité civile délictuelle ou quasi-délictuelle. Il ressort effectivement de son interprétation jurisprudentielle que la règle de conflit lex loci delicti confère une égale vocation à être déclarées applicables à la loi du lieu du fait générateur du dommage et à la loi du lieu de réalisation de ce dernier (10), la préférence devant aller à celle qui entretient avec la situation litigieuse les liens les plus étroits (11). Au cas particulier, compte tenu des limites géographiques assortissant sa déclaration de compétence, la juridiction parisienne ne pouvait qu'enfermer l'application du droit français de la responsabilité civile à l'intérieur des mêmes contraintes, LVMH n'ayant alors d'autre ressource que de tenter de démontrer que l'ensemble des préjudices subis par elle, tant au plan matériel que moral, l'atteignait principalement en France, au lieu de son siège social, là où se trouve le centre de ses intérêts.
Enfin, la cour utilise cette même distinction entre organisation et comportement de la banque à l'effet, cette fois, de balayer l'incompatibilité prétendue de l'application du droit français de la responsabilité avec les dispositions communautaires primaires relatives à la libre prestation de services (Traité CE, art. 49 N° Lexbase : L5359BCH), et plus spécialement les dispositions communautaires dérivées concernant les services d'investissement dans les valeurs mobilières (Directive 93/22/CEE, du 10 mai 1993, concernant les services d'investissement dans le domaine des valeurs mobilières N° Lexbase : L7726AUP (12). La compétence exclusive de l'Etat membre d'origine n'est consacrée par cette Directive, assure-t-elle, qu'"au regard de l'organisation de l'entreprise d'investissement", autrement dit, sans préjudice de la sanction des fautes éventuellement commises par celle-ci sur le territoire d'un Etat d'accueil (13). Il est remarquable que cette sanction s'opère ici, non par application des textes professionnels français à l'établissement étranger, mais en vertu du droit commun de la responsabilité civile délictuelle, précision étant simplement apportée que "la connaissance des règles de l'activité professionnelle considérée contribue à l'appréciation de la faute de l'article 1382 du Code civil".
II - Laissant la désignation du droit applicable pour le fond du droit appliqué, la cour s'emploie, dans un second temps, à examiner le caractère fautif, au regard des articles 1382 et 1383 du Code civil, des agissements de Morgan Stanley. Elle y procède spécialement par référence aux "principes de rigueur, d'objectivité, d'impartialité et de prudence", de transparence vis-à-vis d'éventuels conflits d'intérêts qui s'imposent à tout analyste, ainsi qu'à sa nécessaire "liberté d'opinion", autant de normes directrices, précise-t-elle, non discutées par les parties.
Ayant invalidé la démarche du jugement consulaire consistant à déduire des dysfonctionnements structurels constatés aux Etats-Unis un manque a priori d'objectivité de la part de la banque, la cour soumet à une critique exigeante les griefs formulés par LVMH. Mieux, aucun d'eux ne pouvant être imputé à Morgan Stanley US (société américaine), celle-ci est tout simplement mise hors de cause ; l'indication figurant sur les rapports d'analyse selon laquelle celle-ci "accepte la responsabilité" de leur contenu étant jugée "sans portée au regard de la responsabilité civile délictuelle".
Chacun des faits reprochés à Morgan UK, dont émanait l'ensemble des documents rapportés, fait ainsi l'objet d'un regard neutre et attentif, dont sera ensuite tirée une appréciation globale au regard de l'accusation de dénigrement.
Pour la société anglaise, le bilan de l'exercice se révèle autrement positif qu'en première instance. Certes, un certain nombre de fautes ponctuelles est relevé à son encontre : 1) la diffusion de mentions fausses insérées dans des avertissements (disclosures) sur les relations entre les parties, notamment, sur la présence d'un salarié de Morgan Stanley au conseil d'administration de LVMH, de nature à renforcer le crédit des analyses de la banque ; et sur la participation de Morgan Stanley au syndicat de placement des titres de LVMH ou aux rémunérations perçues ou à percevoir de LVMH ; 2) une déclaration imprudente d'un directeur de la banque dans un article du Financial Times relative au ratio d'endettement de LVMH, lequel aurait dû, en raison du contexte, être daté. La démonstration n'est cependant jamais faite, tient à préciser la Cour, d'une quelconque intention de nuire en la personne de leur auteur.
Surtout, et de manière sans doute plus satisfaisante encore pour elle, la banque se trouve lavée des plus sérieux griefs renfermés dans le premier jugement. Ainsi :
- les commentaires de la banque faisant état d'un risque de révision à la baisse de la notation de crédit de LVMH présentaient-ils "un caractère raisonnable", "alors que son opinion ne différait guère de celle que d'autres banques ou agences émettaient" ;
- le fait de parler de "maturité" de la marque Louis Vuitton ne constitue pas davantage une faute, "alors que tous les analystes s'accordent pour dire qu'une marque est mature lorsque ses ventes dépassent le chiffre d'affaires de 2 milliards de dollars, ce qui n'apparaissait pas le cas de Gucci. Le fait que Louis Vuitton ait continué à progresser en 2003 n'est pas contradictoire, d'autant que la société LVMH ne verse pas aux débats les chiffres des années postérieures" ; la cour se payant le luxe, si l'on ose dire, d'ajouter que "l'étonnement de la société Morgan Stanley, comme des autres analystes, sur la persistance de la réussite de la marque est un constat élogieux en même temps qu'un aveu d'incapacité à l'expliquer" ;
- l'indication d'une plus grande exposition de LVMH au yen, au dollar et aux mesures de rétorsion douanières américaines est également dépourvue de caractère fautif et discriminatoire, dès lors qu'elles reposaient sur des éléments spécifiques au groupe et renfermait même certains commentaires flatteurs pour ce dernier ;
- certains propos critiques visant la direction de LVMH portaient "sur des faits avérés, partagés par d'autres analystes s'agissant de la dette du groupe, de son endettement et de sa politique d'achats", et étaient exprimés "sans excès et sans intention de nuire démontrée" ;
- l'application par les analystes de la banque couvrant LVMH d'"une décote 10 % par rapport à ses multiples VE/CA et VE/EBITDA historiques [...] justifiée par le fait que durant cette période, les dirigeants de la société ont détruit de la valeur", est le produit, poursuit l'arrêt, "d'une méthode argumentée d'analyse financière dont les résultats sont partagés par d'autres analystes financiers et qu'elle applique également à d'autres sociétés. La cour n'a pas à expertiser cette méthode sur le plan financier et relève que l'opinion qui en est issue n'a pas été l'objet d'une présentation particulière et demeure modérée dans son acception du langage financier. Dans ces conditions, elle ne peut être considérée comme constituant une faute civile quasi délictuelle".
Enfin, last but above all, tombe pour Morgan Stanley l'accusation grave d'avoir organisé contre LVMH, et pour favoriser son client Gucci, une campagne de "dénigrement" ; étant précisé que le mot est, ici, pris "dans son sens général, qui n'est pas exactement celui de la concurrence déloyale", comme le fait de s'efforcer "par ses discours d'effacer la bonne opinion que les autres ont de quelqu'un ou de dépriser la qualité de ses actions ou de ses produits". Au vu des nombreux extraits disputés des rapports de la société Morgan Stanley, la cour relève : l'expression d'avis "concordants" et tenant compte "de nombreuses opinions émises par les analystes financiers dont la cour ne peut, a priori, considérer qu'ils ont tous été tendancieux" ; l'absence de propos qui dénigreraient ou avantageraient directement les sociétés concernées ou d'élément de dénigrement dans les comparaisons de leurs mérites respectifs ; ou encore les "nombreuses appréciations positives formulées sur la société LVMH". Pas davantage convaincue par la prétendue "bipolarité du secteur du luxe", la cour peut conclure que "les affirmations de la société LVMH quant à la volonté de la société Morgan Stanley de la dénigrer ne sont pas suffisamment démontrées".
Après les conclusions du Ministère public devant les premiers juges indiquant l'absence de fautes pénales caractérisées commises par la banque d'affaires, celles du rapport d'enquête de l'Autorité des marchés financiers du 3 mai 2005, dont il n'est pas ressorti que les erreurs factuelles figurant dans les rapports d'analyse de Morgan Stanley, d'ailleurs identiques à celles relevées par la Cour, "avaient faussé le fonctionnement du marché du titre LVMH", "ni que les analyses effectuées par cette société entraient dans le champ de la fausse information telle que définie par le Règlement COB n° 98-07", et la crainte sans doute suscitée par les écritures du procureur général près la cour d'appel de Paris, invitant purement et simplement à la confirmation de la condamnation prononcée en première instance à l'encontre de Morgan Stanley UK, on peut imaginer que celle-ci puisse concevoir de la présente décision un certain soulagement. Bien sûr, la banque ne se trouve pas exonérée de toute responsabilité, appelée à répondre des conséquences préjudiciables des fautes retenues à son encontre. Mais, compte tenu de l'importance secondaire des manquements commis, de la relativité et de l'incertitude de leur potentiel dommageable, du cantonnement des préjudices réparables à ceux soufferts sur le territoire national par la société LVMH elle-même, à l'exclusion de ses filiales, il lui est permis de tenir pour substantiellement réduit le risque financier auquel elle est désormais exposée. De fait, la cour de Paris a-t-elle décidé de renoncer à toute condamnation immédiate de la banque (et même de publication de la décision "en l'absence de preuve d'un quelconque retentissement des faits retenus auprès des investisseurs") et de surseoir à statuer sur l'évaluation des préjudices matériel et moral dans l'attente d'un rapport d'expertise à remettre avant le 1er avril 2007.
Sentiment de satisfaction ou volonté d'apaisement, aucune des parties n'a manifesté l'intention de porter l'affaire devant la Cour de cassation.
Alain Pietrancosta
Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Directeur du Master Droit financier
Centre de Recherches en Droit financier
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