La lettre juridique n°225 du 27 juillet 2006 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Dommages et intérêts et usage à titre précaire d'un patronyme : où l'on retrouve l'impérieuse nécessité de mesurer les conséquences fiscales de la rédaction d'une transaction...

Réf. : CE, 3° et 8° s-s., 19 juin 2006, n° 268940, Société Marne-et-Champagne devenue Société Lanson International (N° Lexbase : A9771DPL)

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par Frédéric Dal Vecchio, Juriste-Fiscaliste, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

le 07 Octobre 2010


En 1994, un praticien s'alarmait de l'activation à tout crin d'un ensemble de dépenses qualifiées par les contribuables de charges mais analysées, par l'administration fiscale, comme étant la contrepartie d'acquisition d'éléments de l'actif immobilisé, et par conséquent non déductibles du résultat des entreprises concernées (De l'inutilité et des dangers de l'immobilisation de certaines charges à l'actif du bilan des entreprises, R. Duprez, LPA 11 avril 1994 n° 43).

Il semble que son cri d'alarme ait été entendu : plusieurs jurisprudences ont, au plus haut niveau, suscité des commentaires et des réflexions à la hauteur des enjeux économiques, voire stratégiques, pour les entreprises et le budget de l'Etat.

En effet, la propriété intellectuelle au sens large, c'est-à-dire la propriété littéraire et artistique et la propriété industrielle, dont celle des marques, cristallise des enjeux financiers considérables : qu'il s'agisse d'acquérir des droits ou de les créer, le droit fiscal, droit de mise en oeuvre par excellence ainsi que le Doyen Carbonnier le soulignait (J. Carbonnier, Flexible Droit, LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 406), ne pouvait en ignorer les conséquences financières pour les entreprises.

Le contentieux perdure entre les entreprises et l'administration fiscale, mais il n'est pas nécessairement à l'avantage de cette dernière. Ainsi, récemment, le Conseil d'Etat a admis la déductibilité d'une dotation aux amortissements relative aux droits d'exploitation de produits pharmaceutiques dont les enjeux économiques sont de tout premier plan pour ce secteur d'activité (nos observations, Déduction d'une dotation aux amortissements relative aux droits d'exploitation de produits pharmaceutiques, Lexbase Hebdo n° 199 du 26 janvier 2006 - édition fiscale, N° Lexbase : N3521AKM, note sous CE, 3° et 8° s-s., 28 décembre 2005, n° 260450, Société Les Laboratoires du Docteur E. Bouchara c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A1816DM9).

Au cas d'espèce, la Société Marne-et-Champagne, devenue entre-temps, Lanson International, entendait déduire de ses résultats imposables une indemnité, s'élevant à 40 000 000 de francs (6 097 960 euros), résultant d'une transaction conclue avec les consorts Rothschild au titre de dommages intérêts pour utilisation abusive de leur patronyme afin de promouvoir la production de champagne de la Société requérante.

La décision rendue par le Conseil d'Etat (CE, 3° et 8° s-s., 19 juin 2006, n° 268940, Société Marne-et-Champagne devenue Société Lanson International) censure à la fois la cour administrative d'appel de Nancy quant à la régularité de l'ordonnance rendue par le juge d'appel rejetant les prétentions de la société requérante pour irrecevabilité (1) et le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne (2) quant à l'analyse juridique et fiscale adoptée par les premiers juges relativement à la déductibilité, de ses résultats, de l'indemnité versée.

1. Procédure fiscale : régularité de l'ordonnance rendue par le juge d'appel

La société requérante reprochait à la seconde chambre de la cour administrative d'appel de Nancy d'avoir rejeté, par voie d'ordonnance, la requête rendue par le juge d'appel.

Ce dernier avait alors fondé sa décision sur l'article R. 411-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3005ALU) disposant que la requête "contient l'exposé des faits et moyens ainsi que l'énoncé des conclusions soumises au juge. L'auteur d'une requête ne contenant l'exposé d'aucun moyen ne peut la régulariser par le dépôt d'un mémoire exposant un ou plusieurs moyens que jusqu'à l'expiration du délai de recours".

L'interprétation de la notion de "moyen exposé" a suscité une jurisprudence importante : le Conseil d'Etat a déjà, dans le passé, rejeté des demandes n'exposant soit aucun fait, soit aucun moyen ; parfois même ni l'un ni l'autre à l'appui des conclusions déposées devant le juge (CE 9° s-s, 10 mars 2004, n° 212386, Association "Invitation à la vie" c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A5667DBI ; CE 3° et 8° s-s, 16 février 2004, n° 248160, M. Maréchal c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A3422DBD ; CE 8° s-s, 23 avril 2001, n° 185625, Mme Rottier N° Lexbase : A3942AT8 ; CE Contentieux, 5 avril 1978, n° 8416, Ministre de l'Economie et des finances c/ Sieur X N° Lexbase : A2809AIU).

En effet, il est de jurisprudence constante qu'un appel interjeté par un contribuable se contentant d'exposer des conclusions sans moyens est irrégulier et doit, par conséquent, être rejeté : cette irrecevabilité est d'ordre public (CE Contentieux, 30 juin 2000, n° 172067, M. Viand N° Lexbase : A0636AWH).

Au cas d'espèce, la discussion portait sur la régularité du mémoire d'appel qui semblait reproduire littéralement le mémoire déposé devant les juges du premier degré. En effet, le contribuable est irrecevable dans son appel s'il se contente d'opposer des arguments ne critiquant pas la décision rendue par les premiers juges : dans cette hypothèse, il ne met pas la juridiction d'appel "en mesure d'apprécier en quoi il conteste la solution adoptée par les premiers juges" (CE Contentieux, 8 juin 1990, n° 42194, M. de Carmo Campante N° Lexbase : A5099AQW).

La simple référence aux moyens invoqués dans le mémoire de première instance ne permet pas au juge d'appel de mesurer les erreurs commises par le juge du premier degré (CE Contentieux, 15 janvier 1992, n° 116509, Centre de Recherches et d'Etudes de Sociologie Psychologie et d'urbanisme N° Lexbase : A5128ARD).

Ainsi, une motivation par simple référence à une demande non jointe d'un autre contribuable est irrecevable (pour une requête faisant référence à celle déposée par le frère du contribuable : CE Contentieux, 8 janvier 1993, n° 87632, M. Armand Spitaletto N° Lexbase : A7998AM8 ; CE, 9° et 8° s-s-r., 29 décembre 1995, n° 140477, Gendre N° Lexbase : A0244B9W). Il en est de même d'une référence à une argumentation présentée lors de la procédure menée devant la juridiction de première instance et dont le requérant n'a pas joint de copie (CE, 9° et 8° s-s-r, 5 mars 1986, n° 41788, M. Pissarello N° Lexbase : A4085AMA).

La sanction d'une telle irrégularité est sévère : la requête est rejetée et la juridiction n'est pas tenue d'appeler les parties à régulariser leur situation d'autant que, si la plupart des vices de forme peut être régularisée jusqu'à la clôture de l'instruction, il sera, néanmoins, impossible de régulariser l'inobservation du délai d'appel ou l'absence de motivation de la requête. Ainsi, un second mémoire déposé après le dépôt d'une requête introductive d'instance, ne formulant les moyens et les conclusions qu'après l'expiration du délai d'appel, ne répond pas aux prescriptions de l'article R. 411-1 du CJA (CE Contentieux, 13 mars 1998, n° 137732, M. Avakian N° Lexbase : A6574ASB).

Au cas particulier, le Conseil d'Etat censure la cour administrative d'appel de Nancy d'avoir rejeté, par voie d'ordonnance, le mémoire d'appel de la société requérante pour défaut de motivation. La Haute juridiction estime que le mémoire d'appel ne constituait pas une reproduction littérale du mémoire de première instance : elle relève l'existence d'une suffisante précision dans l'énonciation de la demande de la société Marne-et-Champagne.

La présente décision du Conseil d'Etat rappelle aux praticiens tout le soin qu'ils doivent apporter à la rédaction de la requête introductive d'instance en particulier quant à la critique du dispositif émis par les premiers juges : dans l'hypothèse inverse, la requête sera immanquablement rejetée. L'appel n'est pas un "procès-bis" où l'on se contente de ne répéter que des arguments exposés devant les premiers juges : au cours de cette instance, les parties sont invitées à critiquer la décision rendue par le juge de l'impôt du premier degré.

Pour éviter toute déconvenue, le rédacteur devrait s'astreindre à présenter formellement sa requête sur le mode "faits-procédure-exposé des moyens/discussion-conclusions" que les professionnels du droit ont, pour la plupart, adopté mais qui est ignorée des contribuables eux-mêmes ; ces derniers se laissant abuser par la facilité apparente de la procédure fiscale liée à l'utilisation de modèles prêt à l'emploi, que nous pourrions alors qualifier, cédant à la mode du "franglais", de "ready-to-complain", qu'il suffirait de compléter.

Dans ce contexte, il faut se féliciter de la décision des autorités d'avoir imposé aux contribuables l'obligation de recourir, devant le juge d'appel, depuis le 1er septembre 2003 (décret n° 2003-543, 24 juin 2003, relatif aux cours administratives d'appel et modifiant la partie réglementaire du Code de justice administrative N° Lexbase : L6539BHN ; J.-M. Priol, De l'aménagement de la procédure devant les cours administratives d'appel, Lexbase Hebdo n° 93 du 6 novembre 2003 - édition fiscale, N° Lexbase : N9294AAH), au ministère d'un avocat dont les conseils éclairés assureront une assistance et une défense utiles : ester en justice sans recourir aux services d'un professionnel du droit est une entreprise téméraire...

Cela est d'autant plus vrai que le contentieux fiscal est, faut-il le rappeler, une spécialité de l'administration : l'issue du litige porté devant les juridictions dépendra tout autant de règles de fond que du respect des règles de forme. La présente décision en est l'illustration.

2. Indemnité versée au titre de dommages et intérêts et usage à titre précaire d'un patronyme : où l'on retrouve l'impérieuse nécessité de rédiger une transaction avec circonspection...

Les faits de l'espèce méritent d'être rappelés : la société requérante avait déposé trois marques utilisant le patronyme "Rothschild" afin de commercialiser des bouteilles de vins de Champagne.

Après maintes péripéties judiciaires au cours desquelles ces trois marques sont annulées par le tribunal de grande instance de Paris, en janvier 1986, confirmé, sur ce point uniquement, par la cour d'appel de Paris, en février 1988, et la Cour de cassation en novembre 1989 (Cass. com., 28 novembre 1989, n° 88-13.577, Société anonyme baron Philippe de Rothschild et autres c/ Société anonyme Marne-et-Champagne, inédit N° Lexbase : A7852C4L), les parties conviennent, en 1991, de rapprocher leurs points de vue et d'effectuer des concessions réciproques : une transaction est alors conclue.

Les termes de cette convention, dont il faut rappeler qu'elle est régie par les dispositions des articles 2044 (N° Lexbase : L2289ABE) à 2058 du Code civil, entraînent le renoncement, par la société Lanson International, de l'utilisation des trois marques déposées et le versement d'une somme de 40 000 000 de francs à titre de dommages et intérêts aux consorts Rothschild. En contrepartie, ces derniers renoncent à leurs actions judiciaires et concèdent une tolérance d'usage de la marque "Alfred Rothschild et Cie" devant prendre fin en octobre 1998.

Sur le plan fiscal, la société Lanson International décide de déduire de son résultat imposable la somme versée à titre de dommages et intérêts : elle y voit l'existence d'une charge déductible de son résultat imposable.

Cette analyse est contestée par l'administration fiscale qui y voit la contrepartie de l'acquisition d'un élément de l'actif immobilisé.

La jurisprudence (CE Contentieux, 21 août 1996, n° 154488, SA SIFE N° Lexbase : A0686AP4) fournit une grille de lecture pour déterminer, sauf exception, l'existence d'une immobilisation incorporelle :

- elle doit constituer une source régulière de profit ;

- elle doit pouvoir être cédée, bien que ce dernier critère soit discutable. En effet, certains engagements contractuels conclus intuitu personae ont été analysés comme étant immobilisables, alors qu'ils ne pouvaient être cédés : tel fût le cas d'un engagement de non-concurrence conclus entre deux professionnels libéraux (CE Contentieux, 27 mars 2000, n° 196168, Société Polyclinique Saint-Odilon N° Lexbase : A3868AUS) ;

- elle doit être dotée d'une pérennité "suffisante" : à ce titre, le Conseil d'Etat a estimé que les dispositions de l'article L. 134-12 du Code de commerce (N° Lexbase : L5660AIH), relatives à l'indemnité octroyée à un agent commercial du fait de la rupture du contrat, ne permettaient pas de conférer au contrat d'agent commercial un caractère pérenne le qualifiant d'élément incorporel de l'actif immobilisé (CE 3° et 8° s-s -r., 18 mai 2005, n° 265038, M. Gryson N° Lexbase : A3482DIS ; J.-M. Leloup, La patrimonialité du contrat d'agence commerciale, D. 2006 n° 27, 20 juillet 2006, p. 1882).

Les indemnités versées au titre d'engagements de non-concurrence n'ont pas manqué de susciter une jurisprudence abondante : ainsi, la société Lacoste, confrontée à des entreprises, notamment, établies à Singapour et en Thaïlande nourrissant visiblement, elles aussi, une passion pour les sauriens, au point d'exploiter des marques dont la similitude avec la chemise Lacoste devait être patente, avait déduit des indemnités, pour des montants de 150 000 dollars et 1 500 000 dollars, versées à ces sociétés. La cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 5ème ch., 9 mars 2000, n° 97PA01927, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'industrie c/ Société La Chemise Lacoste N° Lexbase : A8938BHI), confortée par l'arrêt du Conseil d'Etat (CE 3° et 8° s-s-r., 20 février 2002, n° 221437, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c / Société La Chemise Lacoste N° Lexbase : A1663AYA), n'y a pas vu d'acquisition d'un élément de l'actif immobilisé dès lors que les conventions conclues ne visaient pas à acquérir une clientèle supplémentaire valorisant le fonds de commerce de la société Lacoste.

A l'inverse, dans l'arrêt "Kenzo" (CE (na), 8° s-s, 6 février 2002 n° 233639, SA Kenzo ; CAA Paris, 2ème ch., 1er mars 2001, n° 97PA02017, Ministre de l'Economie des Finances et de l'Industrie c/ SA Kenzo N° Lexbase : A7275BHW), "un accord de coexistence" de marques, prévoyant le versement d'une indemnité de 4 400 000 francs (670 775 euros), a été analysé comme un avantage constitutif d'une source régulière de profit.

Il est significatif que les juges se soient appuyés sur les termes de la convention signée par les parties : cette dernière conférait une validité sans limite de durée audit accord de coexistence et prévoyait la possibilité pour la société Kenzo de céder ses droits nouvellement acquis à un tiers. Il s'agissait donc bien d'une acquisition d'un élément de l'actif immobilisé.

Une fois de plus, en l'absence de toute disposition fiscale spécifique ou d'une définition propre au droit fiscal, la solution du litige opposant l'administration et le contribuable résidait dans les termes choisis par le rédacteur dans le contrat qu'il a alors rédigé : c'est ce qui ressort également de l'arrêt "Lanson International".

En effet, le Conseil d'Etat fonde, notamment, sa décision sur le contenu même de la transaction conclue entre la société requérante et les consorts Rothschild : si ces derniers obtiennent réparation d'un usage abusif de leur nom sous la forme de dommages et intérêts, les Hauts magistrats font, également, remarquer que l'usage, à titre de tolérance, de la seule marque "Alfred Rothschild et Cie" est nécessairement à titre précaire, puisque l'accord en prévoit le terme et un usage pour des quantités limitées. Par conséquent, les stipulations contractuelles convenues par les parties à la transaction révélant l'absence de caractère pérenne, la somme versée ne pouvait constituer la contrepartie de l'acquisition d'un élément de l'actif immobilisé : elle ne rémunérait que le préjudice subi par les consorts Rothschild.

Cet arrêt est une nouvelle illustration de l'interdépendance du droit des contrats et du droit fiscal.

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