La lettre juridique n°225 du 27 juillet 2006 : Marchés publics

[Jurisprudence] Arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 14 février 2006 : précisions jurisprudentielles importantes en matière de négociation et d'annulation d'un marché

Réf. : CAA Bordeaux, 2ème ch., 14 février 2006, n° 04BX02064, Syndicat intercommunal d'alimentation en eau potable du confolentais (N° Lexbase : A9974DNQ)

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N1110ALP

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[Jurisprudence] Arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 14 février 2006 : précisions jurisprudentielles importantes en matière de négociation et d'annulation d'un marché. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3208491-jurisprudence-arret-de-la-cour-administrative-dappel-de-bordeaux-du-14-fevrier-2006-precisions-juris
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par Chrystel Farnoux, conseiller juridique à la Chambre de Commerce et d'Industrie de l'Essonne

le 07 Octobre 2010

Un arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux en date du 14 février 2006 concerne une consultation lancée par un syndicat intercommunal aux fins de signature d'un marché relatif à la gérance du service public d'alimentation en eau potable. La procédure mise en oeuvre fût celle du marché négocié. A l'issue des négociations, le marché fût conclu entre ledit syndicat et la société SAUR. Considérant que la procédure était entachée de certaines irrégularités, le concurrent rejeté déféra l'affaire devant le tribunal administratif. Ce dernier ayant annulé la délibération du comité syndical autorisant le président à signer le marché avec la société SAUR, le syndicat intercommunal interjeta appel devant la cour administrative d'appel de Bordeaux dont l'arrêt est analysé ci-dessous.
Les problématiques juridiques posées à la cour sont les suivantes :
- Quelle peut-être l'étendue de la négociation ? Quelle est la marge de liberté des parties lors de la phase de négociation ?
- Comment doit être assuré le droit, pour le soumissionnaire évincé, à un recours rapide et efficace ?
- Quelles sont les cas d'ouverture et les modalités d'annulation d'un marché ? Quelles en sont les conséquences ?
Problématique 1 : l'étendue de la négociation

La question de l'étendue ou des contours de la négociation est récurrente dans la vie professionnelle d'un acheteur public. En effet, le Code des marchés publics ne règle pas cette question et les frontières entre la négociation des éléments de l'offre et la remise en cause des dispositions du cahier des charges sont minces. Seule la lecture des différentes positions jurisprudentielles ou doctrinales nous renseigne quelque peu en précisant que la négociation peut porter sur les conditions du marché et notamment sur le prix, la quantité ou la qualité (afin de les ajuster au besoin du maître d'ouvrage) ou encore sur les délais d'exécution.

Ainsi, la jurisprudence est venue éclaircir quelque peu ce flou réglementaire. Dans un arrêt en date du 25 juillet 2001, le Conseil d'Etat rappelle que la négociation ne peut avoir pour objet ou pour effet, de modifier substantiellement l'objet ou les conditions d'exécution du marché (CE Contentieux, 25 juillet 2001, n° 229666, Commune de Gravelines N° Lexbase : A1249AW8). Dans le cas d'espèce soumis à la Haute juridiction, la personne publique avait demandé à certaines entreprises soumissionnaires, dans le cadre de négociations, de remettre un prix unitaire alors même que le cahier des charges initial prévoyait un prix global et forfaitaire. Le Conseil d'Etat considère que les modifications demandées dépassent le cadre de la négociation et modifient substantiellement les conditions initiales du marché.

Dans l'arrêt du 14 février 2006 ici étudié, la cour administrative d'appel de Bordeaux apporte un élément de précision très important concernant l'étendue de la négociation et plus précisément la liberté accordée aux parties lors de cette phase. Afin de faire annuler le marché considéré, le soumissionnaire rejeté avait notamment argué du fait que la négociation avait conduit le concurrent (la société finalement retenue) à baisser significativement son offre alors même que cette baisse n'était motivée ni sur le plan technique, ni sur le plan financier.

En effet, la société retenue avait, lors des négociations, baissé de manière substantielle, le montant des prestations à réaliser dans le cadre du marché et ce, tant en baissant le montant des recettes à percevoir qu'en supprimant la réalisation de prestations complémentaires non prévues au cahier des charges. Ces modifications la faisaient donc passer en première position devant la société requérante.

Il est ici précisé, eu égard à l'importance de cet élément lorsqu'il s'agit de vérifier la régularité de la procédure, que la société rejetée avait été sollicitée par la personne responsable du marché dans le cadre des négociations mais qu'elle n'avait pas souhaité faire évoluer son offre.

Afin de répondre à la critique selon laquelle la baisse de prix n'était motivée ni sur un plan technique, ni sur un plan financier, la cour administrative d'appel précise qu'aucun principe du droit des marchés publics n'impose, sauf en cas d'offre anormalement basse (ce qui n'en était rien dans notre cas d'espèce), de justifier les réductions de prix consenties au cours de la négociation. Ainsi, les entreprises soumissionnaires sont totalement libres de faire évoluer leur offre, sans limite autre que celle tenant à l'offre anormalement basse. En outre, la personne responsable du marché n'a pas à "plafonner" la marge de négociation possible.

A cet éclaircissement important apporté par la juridiction du fond, d'autres précisions sont données concernant les marchés négociés, à savoir :

- il n'y a pas eu de rupture d'égalité entre les candidats alors même que ces derniers ont, tous deux, été invités à négocier. En effet, la cour rappelle que la réglementation impose seulement qu'au moins trois candidats soient admis à négocier (à condition que le nombre de candidats soit suffisant), cette condition étant remplie même si l'un d'entre eux refuse d'y participer ;
- l'absence de signature d'un nouvel acte d'engagement à l'issue de la négociation (afin d'en formaliser les termes) n'empêche pas la signature du contrat. Cependant, il convient de préciser que cette formalisation paraît plus sécurisée d'un point de vue juridique.

Problématique 2 : le droit, pour le soumissionnaire évincé, à un recours rapide et efficace

La cour administrative d'appel rappelle, dans l'arrêt ici étudié, que le soumissionnaire dont l'offre (ou la candidature) n'a pas été retenue, a droit à un recours rapide et efficace. Le recours concerné, dans notre cas d'espèce, est celui qui est prévu par les articles L. 551-1 et suivants du Code de justice administrative (N° Lexbase : L6369G9R), à savoir, le référé précontractuel.

Ce recours, comme son nom l'indique, ne peut être exercé après la signature du marché. En outre, alors même qu'il aurait été exercé avant ladite signature, il ne peut produire d'effet, dès lors que celle-ci est intervenue et ce, quelque soit l'état d'avancement de la procédure. Ainsi, devant un marché notifié, le juge déclarera la procédure caduque sans se prononcer sur le fond.

La problématique apparaît donc très clairement. Afin de pouvoir exercer ledit recours, le soumissionnaire évincé doit pouvoir disposer des délais nécessaires à la mise en oeuvre de cette action en justice. Il convient donc qu'un délai suffisant, "raisonnable", soit laissé entre la date à laquelle ce dernier prend connaissance de la décision de rejet et celle à laquelle le marché est signé. Ainsi, le marché ne peut être signé à une date trop proche de celle à laquelle les lettres de rejet ont été transmises. Dans notre cas d'espèce, l'information de rejet avait été envoyée à l'entreprise requérante trois jours avant la signature du marché, sachant, comme le soulève la cour, qu'il n'était pas contesté, que le courrier avait été reçu par ladite entreprise, le jour même où le marché était signé entre le pouvoir adjudicateur et le titulaire, la privant ainsi des droits conférés par le législateur.

Ainsi, alors même que pour les procédures dites formalisées, au premier rang desquelles figure l'appel d'offre, ce délai "raisonnable" d'origine jurisprudentielle a été remplacé par le délai de dix jours (C. marchés publ., art. 76 N° Lexbase : L1109DYQ), ces dispositions jurisprudentielles sont intéressantes à plus d'un titre :

  • Même si aucun délai n'était fixé à l'époque, les pouvoirs adjudicateurs étaient dans l'obligation de respecter un délai dit "raisonnable". Ainsi, les procédures n'ayant pas mis en oeuvre un tel délai n'ont pas été menées dans des conditions régulières (sachant qu'elles ont été, sans aucun doute, très nombreuses à se trouver dans ce cas de figure).
  • Alors même qu'un délai n'est aujourd'hui fixé que pour les procédures formalisées (cf. supra), cela ne doit pas empêcher, à l'instar de ce qui est prescrit par la cour dans notre cas d'espèce, les entités passant les marchés de respecter un délai dit "raisonnable" entre l'information de rejet et la notification d'acceptation, pour les procédures non formalisées et plus particulièrement les procédures adaptées conduites conformément aux articles 28 (N° Lexbase : L9887HEW) et 40 (N° Lexbase : L9892HE4) du Code des marchés publics.
  • Le délai de dix jours actuellement applicable aux procédures formalisées (ou le délai raisonnable applicable aux procédures adaptées) court à compter de la date à laquelle l'entreprise évincée a pris connaissance de son rejet et non à la date à laquelle l'information lui a été transmise. En effet, assez logiquement, l'information du candidat n'est effective que lorsqu'il est en possession de la décision. En outre, la cour relève très expressément le fait que le courrier ait été reçu seulement le jour où le marché a été signé, soit trois jours après son envoi. Cette précision montre bien que seule la réception est prise en compte dans la mesure où seule la réception peut donner un effet utile à l'information transmise (à savoir, l'information de rejet).
  • En cas de non-respect d'un tel délai, l'atteinte portée à la "garantie substantielle" de pouvoir bénéficier d'un recours rapide et efficace, est très grave et justifie l'annulation du marché passé (sous réserve que cette annulation ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général : cf. infra). Dans cette hypothèse, la personne responsable du marché devra, soit obtenir de la part de son cocontractant son accord pour une résolution amiable du marché, soit saisir le juge des contrats aux fins que ce dernier prononce une décision de nullité (sauf réserve précitée).

Problématique 3 : l'annulation d'un marché qualifié d'irrégulier par la juridiction administrative

Après avoir qualifié le marché d'irrégulier, en raison de ses modalités de passation, le juge expose les conséquences découlant d'une telle décision. Tout contrat (marché dans notre cas d'espèce), déclaré irrégulier peut être considéré comme nul à condition que cette nullité ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général.

Procédure d'annulation
L'acte contractuel est annulé selon deux procédures que sont la résolution amiable du contrat et la déclaration en nullité prononcée par le juge des contrats. Les effets de ces décisions sont les mêmes : annulation de l'acte pour l'avenir mais également pour le passé (décision ayant un effet rétroactif). Ainsi, seul l'auteur de la décision change. Dans la première hypothèse (résolution amiable), l'annulation provient d'une décision des parties. Dans la seconde hypothèse, l'annulation provient d'une décision judiciaire s'imposant aux parties, à savoir celle du juge des contrats.

Etendue de l'annulation
La nullité peut concerner exclusivement un acte détachable du marché ou également le marché si ce dernier s'en trouve entaché en raison de l'importance du vice constaté. Outre le fait d'avoir privé le soumissionnaire évincé de son droit de recours, a été considéré comme vice substantiel le fait d'avoir retenu une offre non conforme à l'objet du marché sur lequel la mise en concurrence avait été faite. Dans les deux cas d'espèce, l'offre retenue modifiait l'objet même de la consultation (CE 5° et 7° s-s-r., 10 décembre 2003, n° 248950, Institut de recherche pour le développemennt N° Lexbase : A4046DA4 ; CAA Nantes, 4ème ch., 2 décembre 2005, n° 03NT00484, Société Omnium de traitement et de valorisation N° Lexbase : A8658DMM).

Conséquences de l'annulation
Alors même que le marché a été considéré comme irrégulier, notamment au regard de ses modalités de passation, ce dernier peut ne pas subir la sanction de la nullité si cette dernière porte "une atteinte excessive à l'intérêt général". Dans cette hypothèse, plusieurs solutions peuvent être envisagées : soit la nullité ne sera pas prononcée, soit elle ne produira pas d'effet rétroactif.

L'étude de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 14 février 2006, mais aussi celle des deux arrêts précités des 10 décembre 2003 et 2 décembre 2005, renseignent l'acheteur public sur le contenu de cette notion. En effet, au regard des arrêts ainsi rendus, ne constituent pas "une atteinte excessive à l'intérêt général", le fait que :

- la nullité compliquerait le règlement des litiges en cours concernant le marché en cause (arrêt du Conseil d'Etat précité) ;
- la personne responsable du marché exerce une mission de service public (arrêt du Conseil d'Etat précité) ;
- l'ouvrage (en l'occurrence, une station d'épuration) soit exploité depuis plus de deux ans (arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes précité) ;
- l'annulation entraîne des conséquences financières importantes pour les usagers du service (arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux étudié).

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