La lettre juridique n°211 du 20 avril 2006 : Sociétés

[Jurisprudence] Portée de l'article 1854 du Code civil quant à la forme des décisions collectives dans les sociétés civiles professionnelles

Réf. : Cass. civ. 1, 7 mars 2006, n° 05-11.657, M. Andrieu c/ M. Sarradet, FS-P+B (N° Lexbase : A5105DNE)

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le 07 Octobre 2010

C'est à l'occasion d'un conflit né entre les associés d'une société civile professionnelle (SCP) notariale que la première chambre civile de la Cour de cassation vient d'établir, le 7 mars dernier, et pour la deuxième fois -à notre connaissance-, qu'une société civile professionnelle (SCP) peut prendre une décision collective par le consentement unanime de tous les associés constaté dans un acte, même en cas de silence des statuts. Une première fois, un arrêt était intervenu en matière de SCP médicale (Cass. civ. 1, 21 mars 2000, n° 98-14.933, M. Le Garrec c/ M. Vincent N° Lexbase : A5483AWY) sans qu'on puisse en conclure véritablement que cette solution était applicable à toutes les sociétés civiles. C'est, maintenant, chose faite -ou presque- puisque la position du juge du droit vient d'être étendue aux activités notariales. La décision, présentée ici, prend, d'ailleurs, la forme d'un arrêt de principe pour rappeler, aux visas des articles 1854 du Code civil (N° Lexbase : L2051ABL) et, "ensemble" des articles 13 de la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 (loi n° 66-879, 29 novembre 1966, relative aux sociétés civiles professionnelles N° Lexbase : L3146AID), et 19 du décret n° 67-868 du 2 octobre 1967 (décret n° 67-868, pris pour l'application à la profession de notaire de la loi n° 66-879 du 29 novembre 1966 relative aux sociétés civiles professionnelles, art. 19 N° Lexbase : L1983DY4), qu'"en l'absence d'une réunion d'assemblée ou, si les statuts le prévoient, d'une consultation écrite, les décisions des associés d'une SCP notariale résultent de leur consentement unanime exprimé dans un acte". La Cour de cassation pose là un nouveau principe, nouveau en tous cas pour les SCP notariales, et ce, de façon particulièrement affirmée dans une affaire où, au-delà des aspects statutaires (I), le principe de hiérarchie des normes permet de préciser l'articulation entre droit commun et droit spécial (II).

I - Pouvoirs respectifs de la gérance et des associés dans une SCP notariale

S'agissant des sociétés civiles, auxquelles s'attache un fort intuitu personae, l'articulation des pouvoirs des associés et de la gérance (A) prend un aspect particulier, en pratique, du fait de la proximité d'intérêt des associés et du gérant. La mise en oeuvre des différents textes applicables fait, de surcroît, apparaître des possibilités d'interprétations différentes, différences qui sont au coeur du litige (B) ci-dessous exposé.

A - Des décisions de la gérance placées dans un cadre statutaire

Les faits de l'espèce renvoient, à l'origine, à la réforme, le 26 janvier 1990, des statuts de la SCP notariale Andrieu, Molinie, Sarradet. Aux termes de la nouvelle rédaction de ses statuts, leur article 17 nouveau établit, "selon les cas", que l'unanimité, une majorité qualifiée ou la majorité simple sont requises pour adopter les décisions excédant les pouvoirs des gérants.

Ces statuts sont modifiés valablement, à l'occasion d'une cession de parts, le 27 juin 1990 et le 23 avril 1991, les règles de majorité étant modifiées à cette occasion. La soeur de M. Andrieu étant licenciée après cette nouvelle rédaction, M. Andrieu conteste ce licenciement, pris à la majorité des deux associés, estimant qu'il est en contravention avec les nouvelles règles statutaires.

Quant à la procédure, il convient de souligner que la Cour de cassation avait connu une première fois du litige, ayant cassé un arrêt de la cour d'appel de Toulouse au visa de l'article 16 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2222ADN), c'est-à-dire pour des raisons de procédure qui n'intéressent pas le fond des débats. L'arrêt cassé le 7 mars 2006, en l'espèce, à été rendu par la cour d'appel de Pau statuant sur renvoi, et cette décision traite, cette fois, d'un problème de fond autrement plus consistant.

Les motifs de la cour d'appel, tels que rapportés dans l'arrêt, posent, en tant que principe, la position suivante : les modalités de prise de décision sont régies par l'article 19 du décret du 2 octobre 1967, par "dérogation à l'article 1854 du code civil". En l'espèce, le juge du second degré établit, sur ce fondement, que les décisions excédant les pouvoirs des gérants étaient nécessairement prises par les associés réunis en assemblée et ne pouvaient résulter de leur consentement exprimé dans un acte. La cour en conclut que les stipulations applicables sont celles des anciens statuts, ce qui permettait de prendre, selon les circonstances, les décisions aux seules majorités simple, qualifiée ou encore, à l'unanimité.

M. Andrieu forme, alors, un nouveau pourvoi en cassation au motif, dans la première branche de son moyen, que, lors de la cession de parts intervenue le 27 juin 1990, il avait unanimement été convenu de modifier les statuts afin d'étendre la règle de l'unanimité à l'ensemble des décisions excédant les pouvoirs de gérance ainsi, qu'en l'espèce, à l'occasion d'un licenciement.

B - Les difficultés de mise en oeuvre des dispositions textuelles applicables à la cause

Les thèses en présence font, ainsi, nettement apparaître la possibilité de donner deux orientations aux décisions au sein d'une SCP notariale : les unes concluent à la mise en oeuvre d'un ordre interne gouverné par la norme, alors que les autres plaident pour l'application des décisions issues d'un accord de volontés. Pour autant, chacune de ces positions peut apparaître comme étant cohérente car les textes, il faut le reconnaître, invitent largement à l'interprétation.

Ainsi que le rappellent successivement la cour d'appel et la Cour de cassation (sur ce point, tout le monde est d'accord), la règle de base en la matière est celle qui est posée à l'article 1854 du Code civil, disposition dont l'économie transparaît à la lecture conjointe des articles 1852 (N° Lexbase : L2049ABI) et 1853 (N° Lexbase : L2050ABK) du même code. En effet, l'article 1852 dispose que "les décisions qui excèdent les pouvoirs reconnus aux gérants sont prises selon les dispositions statutaires ou, en l'absence de telles dispositions, à l'unanimité des associés". Vient alors la précision suivante, à l'article 1853 : "les décisions sont prises par les associés réunis en assemblée. Les statuts peuvent aussi prévoir qu'elles résulteront d'une consultation écrite". Enfin, la section 3 du chapitre consacré à la société civile s'achève sur l'article 1854 -le pivot de l'affaire- qui dispose que "les décisions peuvent encore résulter du consentement de tous les associés exprimé dans un acte".

Ceci posé, d'autres textes concernent également la prise de décision dans les sociétés civiles. Ce sont, respectivement, les articles 13 de la loi du 29 novembre 1966 sur les sociétés civiles et 19 du décret du 2 octobre 1967.

La loi de 1966 dispose, ainsi, que, "les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés [...]", mais surtout que "le décret à chaque profession détermine le mode de consultation des associés, les règles de quorum et de majorité exigées pour la validité de leurs décisions et les conditions dans lesquelles ils sont informés de l'état des affaires sociales". Le législateur a, de la sorte, adapté de façon précise le fonctionnement interne de ces sociétés aux besoins professionnels, ainsi qu'à certaines de leurs contraintes déontologiques.

C'est ainsi que, s'agissant de la profession de notaire, l'article 19 du décret du 2 octobre 1967 dispose que, "les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés réunis en assemblée. [...] Les statuts déterminent les modalités de convocation de l'assemblée".

On voit, ici, que le texte réglementaire est silencieux quant à la consultation unanime des associés au moyen d'un acte, mieux, la loi sur les sociétés civiles, elle-même, n'apporte pas de précision sur ce point.

Ce silence est à la source du conflit qui oppose les deux catégories d'associés, et c'est là tout le problème que devait trancher la Cour de cassation. La question se posait, en effet, de savoir si, en dehors de toute assemblée et de toute consultation écrite prévue par les statuts, une décision pouvait résulter du "consentement de tous les associés constaté dans un acte", comme en dispose l'article 1854 du Code civil qui régit les sociétés civiles en général.

II - L'articulation entre le droit commun et le droit spécial en matière de sociétés civiles

Au plan théorique, la question de droit soumise au juge renvoie à un mouvement de balancier auquel nous a plus ou moins accoutumé la politique législative, entre l'option pour l'aménagement conventionnel et statutaire du fonctionnement de ces sociétés ou, au contraire, la généralisation sans dérogation de la règle légale dans l'ordre social interne. En l'espèce, la Cour de cassation recentre -heureusement- le débat sur les aspects techniques de la décision de la cour d'appel : fausse application des articles 13 de la loi du 29 novembre 1966 et 19 du décret du 2 octobre 1967 (A) dans un premier temps et, dans un second temps, refus d'application de l'article 1854 du Code civil (B).

A - La sanction de la fausse application de la loi de 1966 et du décret de 1967

C'est, en premier lieu, au motif de la fausse application de l'article 13 de la loi du 29 novembre 1966 que la Cour de cassation sanctionne la décision du juge de Pau. A la décharge de ce dernier, on mesure, à lire le texte, que différentes interprétations étaient envisageables. Outre la mention laconique que"les décisions qui excèdent les pouvoirs des gérants sont prises par les associés [...]" figure, en effet, un renvoi à des dispositions réglementaires précisant l'organisation pratique de la prise de décision, "le décret à chaque profession" fixant le mode de consultation des associés et les règles de quorum et de majorité.

De ce libellé, on peut déduire, en retenant une interprétation littérale, que c'est la norme réglementaire -et exclusivement elle- qui peut fixer les modalités des décisions collectives. Ce texte, selon cette lecture stricte, serait donc une disposition visant à désigner la règle de droit applicable, celle-ci étant, en l'espèce, le décret du 2 octobre 1967 pour la profession notariale.

Celui-ci, applicable aux SCP de notaires, est largement plus laconique que les dispositions du Code civil puisqu'il se contente d'établir l'existence de deux mécanismes :

- la prise en assemblée des décisions excédant les pouvoirs du gérant, 

- la fixation statutaire des modalités de convocation des assemblées.

C'est sans doute ce laconisme qui est à l'origine du litige. En effet, le libellé ouvrait la porte, en pratique, à la position suivante : considérer que, d'une part, les décisions excédant les pouvoirs du gérant devaient être prises exclusivement en assemblée et que, d'autre part, les statuts ne pouvaient exclusivement fixer, en la matière, que les modalités de convocation. Tel était le sens que la cour d'appel de Pau donnait au décret, ainsi qu'en attestent ses motifs, rapportés par le juge du droit : "les décisions excédant les pouvoirs des gérants étaient nécessairement prises par les associés réunis en assemblée". La cour d'appel estime, donc, qu'en l'espèce, le consentement unanime exprimé dans un acte n'était pas permis dans cette forme sociale.

Que penser de cette interprétation ? Elle s'explique, à défaut de se trouver justifiée, car il apparaît que la position de la cour d'appel traduit la confirmation de la recherche, par les praticiens, de la plus grande sécurité juridique possible. Un souci tout à fait compréhensible d'éviter l'annulation des décisions aurait, en effet, pu conduire à cette analyse, plus que rigoureuse, des deux textes : si le renvoi par la loi au décret doit être considéré comme exclusif de l'application de toute autre solution, c'est bien pour éviter toute contestation. Le recours aux seules assemblées pour prendre une décision aurait été guidé par le même type de considération, le silence de la loi ne valant pas permission d'imaginer d'autres techniques de prise de décision.

Il est paradoxal de constater que, dans cette affaire, la position correspondant à la recherche de la sécurité juridique aboutisse à une cassation pour "fausse application". Cette sanction était pourtant prévisible si l'on en croit la doctrine et la jurisprudence. En effet, les auteurs avaient posé de longue date que si, en principe, les décisions étaient prises en assemblée, elles pouvaient également "résulter du consentement de tous les associés". La solution était, ici, fondée sur la logique, puisque seuls certains textes interdisant expressément la consultation écrite des associés, tels les décrets applicables aux infirmiers et aux masseurs-kinésithérapeutes, ceux qui demeuraient silencieux pouvaient autoriser implicitement ce type de consultation.

Ce qui perturbait pourtant la doctrine, qui rédigeait jusqu'à présent cette position au conditionnel, tenait à l'ambiguïté des décrets précités. En effet, si ces derniers interdisent les consultations écrites, ils autorisent explicitement la décision des associés résultant de leur consentement unanime "exprimé dans un acte". Qu'en déduire ? Qu'il fallait que des textes mentionnent cette possibilité de consentement unanime pour que ce dernier soit valide ? La doctrine n'allait pas jusque là et préconisait, au prix de quelques précautions oratoires, d'en reconnaître la possibilité, sauf texte contraire.

Cette analyse a été reprise par la jurisprudence puisque la première chambre civile de la Cour de cassation est venue, le 21 mars 2000 (Cass. civ. 1, 21 mars 2000, n° 98-14.933, préc.), confirmer le raisonnement des auteurs, dans un contentieux relatif à une SCP médicale. La Cour a, ainsi, affirmé à cette occasion que, "lorsqu'en l'absence d'une réunion d'assemblée ou d'une consultation écrite, les décisions des associés résultent de leur consentement unanime, ce consentement doit être exprimé dans un acte". La solution visait, dans l'arrêt précité, à sanctionner une cour d'appel qui avait décidé que "la volonté unanime des associés pouvait être établie par tout moyen et se déduire du mode de fonctionnement de la société".

Restaient alors deux pas à franchir dans l'espèce examinée aujourd'hui : affirmer de façon positive, et non plus à partir d'un raisonnement a contrario, puis, extrapoler la solution dégagée en matière médicale. C'est ce qu'a fait la Cour de cassation en étendant la solution du 21 mars 2000, précisant bien qu'elle s'adresse également aux "SCP notariales". Faudra-t-il d'autres arrêts pour que cette solution soit applicable progressivement à l'ensemble des sociétés civiles professionnelles ? La rédaction de la Cour de cassation, qui n'évoque pas les SCP professionnelles dans leur ensemble, le laisserait supposer.

Au-delà de la solution pratique, incontestable désormais pour les prochaines affaires, reste à analyser au plan théorique le fondement de cette décision, tout le moins celui qui pourrait permettre de conclure à cette solution pour toutes les SCP.

B - La sanction du refus d'application de l'article 1854 su Code civil

Une lecture superficielle de la décision pourrait conduire à penser que l'utilisation du terme "fausse application" par la Cour de cassation renvoyait au caractère supplétif de la loi de 1966 et du décret de 1967. Nous conclurons, toutefois, à une autre solution : l'articulation entre un texte de droit commun et des textes de droit spécial.

En effet, le refus d'application, invoqué par la Cour de cassation, porte sur l'article 1854 du Code civil qui établit le principe de la validité, en tant que décision, des consentements unanimes constatés dans un acte. Son origine, en premier lieu, sa codification plus précisément, le place, d'emblée, au rang de texte de droit commun. Les autres dispositions s'analysent, en revanche, comme relevant du droit spécial, dans le silence desquelles la base de droit commun s'applique.

On pourrait répliquer à cela que, bien que les textes relatifs aux sociétés civiles soient codifiés dans le Code civil, celles-ci relèvent du droit spécial et que, de la sorte, il n'y aurait pas de rapport entre le droit commun et un droit spécial ; pourtant, deux arguments permettent de balayer cette assertion.

Le premier ressort de la simple lecture du premier article du chapitre consacré à la société civile : en effet, l'alinéa 1 de l'article 1845 du Code civil (N° Lexbase : L2038AB4) précise que "les dispositions du présent chapitre sont applicables à toutes les sociétés civiles, à moins qu'il n'y soit dérogé par le statut légal particulier auquel certaines d'entres elles sont assujetties". L'article 1854, quant à lui, est bien inséré dans ce chapitre : l'application conjointe de ces deux textes est donc sans équivoque, et sauf au cas d'incompatibilité de l'article 1854 avec le décret régissant la profession concernée, le consentement de tous les associés exprimé dans un acte vaut décision prise en assemblée.

Le second résulte du constat que l'opposition entre le Code civil et le décret est pure spéculation : à supposer que les textes soient en contradiction, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, le texte de loi l'emporterait sur le décret en vertu de l'application du principe de hiérarchie des normes.

Que faut-il en conclure ? Sans nul doute que, bien que la Cour de cassation ait adopté une rédaction prudente à l'occasion de cet arrêt, la logique commande de retenir que la solution de l'arrêt rapporté, sauf texte contraire, sera désormais applicable à toutes les sociétés civiles professionnelles.

Jean-Baptiste Lehnof
Maître de conférences à l'ENS-Cachan - Antenne de Bretagne
Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

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