La lettre juridique n°194 du 15 décembre 2005 : Bancaire

[Jurisprudence] Nouveau contour de l'obligation du prêteur de mettre en garde l'emprunteur profane

Réf. : Cass. civ. 1, 2 novembre 2005, n° 03-17.443, Kuntzmann c/ Société Cetelem, F-P+B (N° Lexbase : A3277DLX)

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le 07 Octobre 2010

Un arrêt du 2 novembre 2005, rendu par la première chambre civile, vient confirmer la nouvelle obligation qu'ont, désormais, les dispensateurs de crédit, de mettre en garde l'emprunteur profane. Répétée quelques mois à peine après les fameux arrêts du 12 juillet 2005 de cette même chambre, qui avaient décidé que le banquier devait apporter des diligences différenciées selon le caractère profane (1) ou averti (2) de l'emprunteur, la solution a déjà valeur de symbole. Mais le présent arrêt ne se contente pas de reprendre la solution. Par les précisions qu'il apporte, il va bien au-delà du mouvement amorcé, ce qui justifie sa publication au Bulletin. En l'espèce, des époux contractent un prêt en vue de l'acquisition d'un véhicule qui ne peut finalement être honoré. Le prêteur obtient une ordonnance leur enjoignant de payer le solde du prêt mais il se voit reprocher d'avoir manqué à son obligation de prudence. L'établissement de crédit obtient gain de cause devant les juges d'appel : d'une part, parce que les remboursements avaient été effectués sans incident pendant deux ans, ce dont il résultait que les emprunteurs étaient en mesure de supporter le coût des échéances mensuelles ; d'autre part, parce que l'épouse ne démontrait pas avoir précisé au prêteur le montant de ses ressources à la conclusion du prêt et que, si elle n'avait aucune ressource imposable, elle percevait une pension dont le montant était supérieur aux échéances. En d'autres termes, la preuve n'était pas rapportée que la banque aurait commis une négligence ou une légèreté blâmable.

La première chambre civile de la Cour de cassation censure, pourtant, les juges du fond pour n'avoir pas recherché si "l'établissement de crédit avait, avant d'apporter son concours aux époux [...], vérifié les capacités financières de ceux-ci, emprunteurs profanes, en vertu du devoir de mise en garde auquel il était tenu à leur égard".

On rappellera que, si cette même chambre civile avait déjà pu sanctionner "les prêteurs qui ne justifiaient pas, ni même n'alléguaient avoir mis en garde les emprunteurs sur l'importance de l'endettement qui résulterait [des] prêts" (3), c'était avant les arrêts du 12 juillet 2005, sans égard au caractère profane ou averti de ceux-ci. La nouvelle obligation pour le prêteur de distinguer pouvait donc, de ce point de vue, aussi être perçue comme une protection pour lui. L'emprunteur averti ne pouvait faire grief à sa banque de lui avoir accordé un prêt qu'il avait lui-même sollicité (4). Et, seul l'emprunteur profane, qui ne pouvait faire face aux échéances du prêt avec ses modestes revenus, ne semblait pouvoir engager la responsabilité de la banque pour n'avoir pas vérifié ses capacités financières et lui avoir accordé "un prêt excessif au regard de [ses] facultés contributives, manquant ainsi à son devoir de mise en garde" (5).

Tout en reprenant la solution, l'arrêt rapporté revient, cependant, sur un critère qui, traditionnellement, déchargeait le banquier : le fait que les remboursements aient été effectués sans difficulté particulière pendant un certain temps (6). Certes, jusqu'alors, cela n'était le plus souvent qu'un élément de l'exonération du banquier. Ainsi, une procédure de redressement judiciaire ouverte près de trois ans après que le crédit-bail ait été accordé, a pu exonérer le dispensateur de crédit, mais cumulativement, les juges ont également pris en compte une période d'observation de plusieurs mois et le fait que la poursuite du contrat avait été envisagée (7). La même observation peut être faite pour l'emprunteur qui avait régulièrement effectué ses remboursements, pendant les quatre années ayant précédé sa mise en redressement judiciaire, alors qu'au surplus, le secteur d'activité de l'emprunteur connaissait des difficultés économiques (8).

Si la jurisprudence ne fait généralement pas du seul écoulement du temps un critère suffisant d'exonération, en n'y voyant qu'un élément de la solution, on pouvait s'attendre à un certain infléchissement. Comme il a été relevé, "si les emprunteurs ont pu rembourser les premières annuités c'est que le crédit était réaliste" (9). Il n'était donc pas inconcevable que cette seule situation puisse exonérer le banquier. C'est pourtant une toute autre position que prend la première chambre civile dans son arrêt du 2 novembre 2005. Le critère objectif de l'écoulement d'un certain temps avant la survenance des difficultés, doit donc, désormais, céder le pas devant le critère subjectif que constitue le caractère profane de l'emprunteur.

La solution de la première chambre civile appelle aussi une autre remarque. En visant le devoir de mise en garde auquel est tenu le banquier à l'égard de l'emprunteur profane, les Hauts magistrats vont bien au-delà de la simple obligation de réduire une asymétrie d'information. La mise en garde est, en effet, une obligation intermédiaire, entre l'information et le conseil : beaucoup moins neutre que la première, mais sans aller jusqu'au second qui consiste à préconiser pour agir dans un sens déterminé (10). Elle impose au banquier d'attirer particulièrement l'attention de son client profane sur les dangers du financement qu'il sollicite.

En pratique, cela induit certaines contraintes pour le prêteur. Il doit s'enquérir systématiquement des compétences de son client (11) pour évaluer s'il est, ou non, en présence d'un emprunteur profane. Dans l'affirmative, il doit scrupuleusement vérifier ses capacités financières, et si celles-ci lui apparaissent un peu trop justes, le mettre en garde. Enfin, il doit se ménager la preuve de ses diligences.

L'arrêt du 2 novembre 2005, analysé en contemplation des arrêts du 12 juillet 2005, s'insère dans un ensemble particulièrement cohérent. En professionnel du crédit, le banquier ne peut naturellement faire abstraction du caractère averti ou profane de son client. La seule inadéquation du prêt aux capacités de remboursement de l'emprunteur profane ne paraît permettre, toutefois, que de présumer que le banquier a manqué à son devoir de mise en garde. La formulation employée par la première chambre civile n'interdit en tout cas pas de penser que la preuve contraire devrait pouvoir être rapportée : dès lors que le prêteur apporte la preuve qu'il a dûment mis en garde l'emprunteur profane des risques de l'opération, et si celui-ci a, en connaissance de cause, librement décidé de passer outre, on voit mal comment sa responsabilité pourrait être engagée à ce titre.

Reste que cette solution de la première chambre civile se concilie mal avec celle de la Chambre commerciale, laquelle, sur le terrain de l'obligation d'information, n'admet qu'exceptionnellement la responsabilité du banquier à l'égard des emprunteurs. On sait, en effet, que selon la Chambre commerciale, au moment de l'octroi du concours, la banque doit disposer d'informations que, par suite de circonstances exceptionnelles, l'emprunteur ignorait (12). Or, il a déjà été jugé que l'incompétence alléguée par l'emprunteur en matière bancaire et financière ne saurait tenir lieu d'une telle circonstance en ne l'empêchant pas d'apprécier le montant des mensualités qu'il aurait à rembourser et de les mettre en perspective avec ses ressources prévisibles (13).

Ces divergences de vues, au sein-même de la Cour de cassation, sont assez délétères. Elles pourraient pourtant être réduites simplement : il suffirait à la Chambre commerciale de ciseler ses attendus à la lumière du caractère profane ou averti de l'emprunteur. Elle pourrait ainsi, à l'instar de la première chambre civile, retenir la responsabilité du banquier lorsque celui-ci dispose d'informations que, par suite de circonstances exceptionnelles, l'emprunteur averti ignorait (14), ou encore, comme dans l'arrêt du 2 novembre 2005, lorsqu'il n'a pas mis en garde l'emprunteur profane alors que ses capacités financières le lui imposaient...

Richard Routier
Maître de Conférences à l'Université du sud Toulon-Var


(1) Cass. civ. 1, 12 juillet 2005, n° 03-10.921, Jauleski c/ BNP Paribas, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9140DID).
(2) Cass. civ. 1, 12 juillet 2005, deux arrêts, n° 03-10.770, Guigan c/ Crédit Lyonnais, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9139DIC), D. 2005, AJ, p. 2276, obs. X. Delpech ; JCP éd. E 2005, n° 1359, note D. Legeais et n° 02-13.155, Seydoux c/ BNP Paribas (N° Lexbase : A0277DKH).
(3) Cass. civ. 1, 27 juin 1995, n° 92-19.212, Crédit foncier de France c/ Epoux Garcia (N° Lexbase : A7283ABD), Bull. civ. I, n° 287 ; D. 1995, p. 621, note S. Piédelièvre ; Defrénois 1996, p. 689, note E. Scholastique ; JCP éd. E 1996, p. 11, note D. Legeais.
(4) Cass. civ. 1, 12 juillet 2005, n° 03-10.770, Guigan c/ Crédit Lyonnais (N° Lexbase : A9139DIC) et n° 02-13.155, précité.
(5) Cass. civ. 1, 12 juillet 2005, n° 03-10.921, précité.
(6) Cass. com., 22 mai 2001, n° 98-22.564, Strebler c/ Société marseillaise de crédit (N° Lexbase : A4839ATE) ; Cass. com., 22 février 2005, n° 03-14.014, Boulanger c/ BNP Paribas Lease (N° Lexbase : A8675DGE), Bull. civ. IV, n° 33, relevant que, si l'activité de la société s'était poursuivie pendant trois ans avant le prononcé de la procédure collective, l'établissement de crédit n'avait pas financé une activité dépourvue de toute viabilité ; CA Paris, 8ème ch., sect. A, 26 janvier 2005, n° 03/70020, M. Jean-Claude Brochard et autres c/ UCB (N° Lexbase : A6117DGN).
(7) Cass. civ. 3, 22 juin 2005, n° 03-19.694, Valat c/ Société Unibail, Gaz. proc. coll. 2005/3, 4-5 novembre 2005, p. 47, note R. Routier.
(8) Cass. civ. 1, 4 janvier 2005, n° 02-10.661, Mme Chantal Furois épouse Glangeaud c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel de Provence Côte-d'Azur (N° Lexbase : A8628DEB), Gaz. proc. coll. 2005/1, 29-30 avril 2005, p. 40, note R. Routier.
(9) D. Legeais,  Responsabilité du banquier, J.-Cl. Com. fasc. 346, janvier 2005, n° 28.
(10) Sur cette distinction : R. Routier, Obligations et responsabilités du banquier, Dalloz référence, nov. 2005, n° 351.11 et s.
(11) Ses connaissances, son expérience, son milieu socioprofessionnel...
(12) Cass. com. 11 mai 1999, n° 96-16.088, BNP c/ Epoux Meneteau (N° Lexbase : A8686AH8), Bull. civ. IV, n ° 95 ; M.-C. Piniot, RJDA 6/1999, p. 495 ; D. 1999, IR p. 155 ; JCP éd. E 1999, p. 1731, note D. Legeais ; Rev. Lamy dr. aff. 2000, n° 24, p. 8, note D. Gibirila ; RD bancaire et financier 1999, p. 184, obs. F.-J. Crédot et Y. Gérard.
(13) CA Paris, 15ème ch., sect. B, 24 juin 2005, n° 04/07046, M. Hancheng Chay c/ SA Crédit Lyonnais (N° Lexbase : A0464DKE), note R. Routier, Crédit inapproprié : conditions de la mise en jeu de la responsabilité de la banque et de la société de cautionnement mutuel, Lexbase Hebdo n° 183 du 29 septembre 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N8833AIY).
(14) Cass. civ. 1, 12 juillet 2005, n° 03-10.770, précité.

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