Réf. : Cass. civ. 2, 7 avril 2016, n° 15-13.108, P+B (N° Lexbase : A1683RCC)
Lecture: 10 min
N2574BWA
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"
le 05 Mai 2016
Le 31 octobre 2007, le locataire avait assigné le propriétaire, sur le fondement de l'article L. 145-17, I, 1° du Code de commerce (N° Lexbase : L5745AIM) en contestation du refus de renouvellement du bail sans indemnité d'éviction. Par ordonnance du 10 janvier 2008, le juge de la mise en état avait ordonné, avant dire droit, une autre mesure d'expertise pour procéder au calcul de l'indemnité d'occupation et, éventuellement, de l'indemnité d'éviction. L'expert avait déposé son rapport le 22 juin 2009. Par ordonnance du 8 avril 2010, le juge de la mise en état avait ordonné la radiation de la procédure. Le rapport d'expertise comptable avait été déposé le 18 mai 2010.
Par acte extra-judiciaire du 31 mai 2011, le locataire avait notifié au propriétaire sa volonté de quitter les lieux avec restitution des clés le 30 septembre 2011. Le 30 juin 2011, le propriétaire lui avait fait notifier un acte dit "de repentir", sur le fondement de l'article L. 145-58 du Code de commerce (N° Lexbase : L5786AI7).
Le 3 mai 2012, le locataire avait, par voie de conclusions, demandé la condamnation du propriétaire au paiement d'une certaine somme au titre de l'indemnité d'éviction. Le propriétaire a soulevé par conclusions d'incident, la péremption de l'instance. Le juge de la mise en état, approuvé par la cour d'appel (1), avait rejeté le moyen tiré de la péremption. Le propriétaire s'est alors pourvu en cassation. La Haute juridiction rejette le pourvoi.
I - Sur le droit à l'indemnité d'éviction et le repentir
Si le bailleur est toujours libre de refuser le renouvellement d'un bail commercial venu à expiration, ce renouvellement ne pouvant lui être imposé (2), l'article L. 145-14 du Code de commerce (N° Lexbase : L5742AII) prévoit qu'il doit, dans ce cas, régler au preneur, qui peut prétendre à un "droit au renouvellement", une indemnité d'éviction (3). L'indemnité d'éviction est "égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement" (C. com., art. L. 145-14).
Toutefois, le bailleur pourra refuser le renouvellement sans être tenu au paiement d'une indemnité d'éviction si le locataire ne remplit pas les conditions prévues par le statut des baux commerciaux à cet effet. Il s'agira alors d'un congé portant dénégation du droit au renouvellement, par exemple, pour défaut d'immatriculation (C. com., art. L. 145-1 N° Lexbase : L2327IBS). Le bailleur ne sera pas non plus tenu de régler une indemnité d'éviction s'il justifie d'un "motif grave et légitime" à l'encontre du locataire sortant (C. com., art. L. 145-17 N° Lexbase : L5745AIM). Il s'agira d'une violation par le locataire de ses obligations, suffisamment grave pour justifier la perte du droit au renouvellement.
Dans l'arrêt rapporté, le bailleur avait notifié un congé portant refus de renouvellement sans indemnité d'éviction au visa, semble-t-il, des dispositions de l'article L. 145-17 du Code de commerce. Le locataire avait contesté ce congé. S'il s'avère que le motif du congé est erroné, ce dernier mettra néanmoins fin au bail mais ouvrira droit au preneur au paiement d'une indemnité d'éviction (4).
Dans l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt du 7 avril 2016, le juge de la mise en état avait ordonné une expertise avant dire droit pour évaluer le montant de l'indemnité d'occupation et "éventuellement" de l'indemnité d'éviction. Il semblerait, en conséquence, qu'il ait été jugé que les motifs du congé n'étaient pas justifiés et que le preneur avait droit à une indemnité d'éviction.
Le statut des baux commerciaux offre, par ailleurs, au bailleur la faculté d'échapper au paiement de l'indemnité d'éviction. L'article L. 145-58 du Code de commerce dispose en effet que "le propriétaire peut, jusqu'à l'expiration d'un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle la décision est passée en force de chose jugée, se soustraire au paiement de l'indemnité". L'exercice de ce droit n'a pas à être motivé. Il pourra être exercé, par exemple, si l'indemnité d'éviction est trop élevée pour le bailleur.
Cependant, le droit de repentir "ne peut être exercé qu'autant que le locataire est encore dans les lieux et n'a pas déjà loué ou acheté un autre immeuble destiné à sa réinstallation" (C. com., art. L. 145-58).
Dans l'arrêt rapporté, après le dépôt du rapport d'expertise judiciaire le 22 juin 2009, le locataire avait notifié au bailleur par acte extrajudiciaire du 31 mai 2011, son intention de quitter les lieux avec restitution des clés le 30 septembre 2011. Cette notification pouvait mettre en péril le droit de repentir du bailleur qui avait néanmoins, le 30 juin 2011, notifié un acte dit de "repentir" sur le fondement des dispositions de l'article L. 145-58 du Code de commerce.
C'est cependant sur le terrain du principe même du droit au paiement d'une indemnité d'éviction en raison d'une péremption soulevée par le bailleur que s'est orienté le débat.
II - Sur la péremption
Aux termes de l'article 386 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2277H44), "l'instance est périmée lorsque aucune des parties n'accomplit de diligences pendant deux ans".
L'intérêt pour le bailleur de soulever la péremption d'instance réside certainement dans les conséquences de cette dernière. Si la constatation de l'extinction de l'instance et du dessaisissement de la juridiction ne met pas obstacle à l'introduction d'une nouvelle instance, c'est toutefois à la condition que "l'action [ne soit] pas éteinte par ailleurs" (C. proc. civ., art. 385 N° Lexbase : L2273H4X). Or, ce risque est important, notamment pour les actions fondées sur une disposition du statut des baux commerciaux, en raison du court délai de prescription de deux ans (C. com., art. L. 145-60 N° Lexbase : L8519AID).
Il faut rappeler en effet que "la péremption [...] emporte [...] extinction de l'instance sans qu'on puisse jamais opposer aucun des actes de la procédure périmée ou s'en prévaloir" -nous soulignons- (C. proc. civ., art. 389 N° Lexbase : L2282H4B). En conséquence, les actes initialement interruptifs de la prescription de l'action objet de l'instance périmée se trouvent rétroactivement anéantis. L'article 2243 du Code civil (N° Lexbase : L7179IA7) en tire les conséquences en précisant que "l'interruption est non avenue si le demandeur [...] laisse périmer l'instance".
Dans l'arrêt rapporté, il n'était pas discuté que lorsque le locataire avait formé sa demande de fixation et de paiement d'une indemnité d'éviction, son action n'était pas prescrite.
Il peut être rappelé que "l'effet interruptif de la prescription résultant d'une action en justice se prolonge jusqu'à ce que le litige trouve sa solution" (5), la Cour de cassation complétant cette solution en précisant "dès lors qu'il n'existe aucune circonstance permettant de regarder l'interruption comme non avenue". Cette règle est désormais formulée à l'article 2242 du Code civil (N° Lexbase : L7180IA8) qui dispose que "l'interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance".
Le délai de prescription était donc interrompu tant que l'instance se prolongeait, même si une ordonnance de radiation était intervenue le 8 avril 2010. L'article 377 du Code de procédure civile dispose que "en dehors des cas où la loi le prévoit, l'instance est suspendue par la décision qui [...] radie l'affaire [...]" et la Cour de cassation a précisé que la radiation est sans effet sur la poursuite de l'interruption par l'introduction de l'instance (6).
Toutefois, cette interruption de la prescription perdurait sous réserve d'une péremption.
Il peut être également rappelé, au préalable, que pour prévenir une atteinte à l'autorité de la chose jugée, il a été considéré que "l'ensemble des dispositions définitives et des dispositions avant dire droit qui statuent sur les conséquences ou l'exécution des premières, forme un tout indivisible, de sorte que l'instance toute entière échappe à la péremption" (7). Ainsi, il a été jugé que la disposition d'un arrêt de cour d'appel consacrant le droit au paiement d'une indemnité d'éviction et la disposition avant dire droit qui a pour objet de permettre à la cour de statuer sur les conséquences de la première forment un tout indivisible, de sorte que l'instance toute entière échappe à la péremption (8). En l'espèce, cependant, la décision ordonnant une expertise était une ordonnance du juge la mise en état. Cet aspect n'a, en tout état de cause, pas été abordé dans la décision rapportée, la question posée étant relative au caractère interruptif ou non de la péremption de l'exercice par le bailleur de son repentir.
Selon le moyen du pourvoi annexé à l'arrêt, la cour d'appel avait considéré que le délai de péremption avait commencé à courir à compter de l'ordonnance du 10 janvier 2008 ordonnant une expertise, délai interrompu à la suite de la transmission d'un dire dans le cadre de l'expertise par le conseil du locataire le 22 juillet 2009, puis par la notification par le même au conseil du bailleur d'un bordereau de pièces le 10 février 2010. Moins de deux années s'étant écoulée entre chaque événement l'instance n'était pas périmée. Bien que le rapport relatif à la fixation de l'indemnité d'éviction ait été déposé le 22 juin 2009, aucune demande judiciaire relative à l'indemnité d'éviction ne semble avoir été notifiée avant le 3 mai 2012. Toutefois, la cour d'appel a considéré que la signification par le bailleur de son droit de repentir, le 30 juin 2011, avait interrompu le délai de péremption, de nouveau interrompu ensuite moins d'un an plus tard par la notification des conclusions du locataire.
Le Code de procédure civile ne définit pas les diligences qui sont de nature à interrompre le délai de péremption. Dans le cadre de la détermination de ces diligences, la Cour de cassation a pu viser celles "de nature à faire progresser l'instance" (9) ou constituées "d'un acte qui fait partie de l'instance et est destiné à la continuer" (10).
L'exercice par le bailleur de son repentir peut être difficilement considéré comme un acte qui en lui-même est de nature à faire progresser l'instance en fixation de l'indemnité d'éviction. Dès lors que ce droit, s'il peut encore être exercé, provoque le renouvellement du bail, il n'y a plus lieu en principe à la fixation de l'indemnité d'éviction. La fixation judiciaire de l'indemnité d'occupation, pour la période située entre la date d'effet du congé et le renouvellement du bail, restera, en revanche, en principe d'actualité.
La situation est différente si le bailleur ne peut plus exercer son repentir puisque en théorie, le locataire restera créancier de l'indemnité d'éviction.
La Cour de cassation a approuvé la cour d'appel d'avoir décidé que la notification par le bailleur de son repentir était une diligence au sens de l'article 386 du Code de procédure civile.
Elle prend, toutefois, le soin de relever la chronologie des faits, à savoir que le repentir avait été signifié alors que le locataire avait déjà notifié son intention de libérer les lieux. L'effet interruptif du repentir pourrait donc résulter du fait qu'il ne peut plus être exercé. Le fait que le locataire ait pris ses dispositions pour quitter les lieux, si cela est avéré, peut en effet faire obstacle à l'exercice du droit de repentir. Son droit à l'indemnité d'éviction pouvait donc subsister. Cependant, il peut apparaître difficile de voir dans le repentir, même s'il ne peut plus être exercé, un acte permettant de faire progresser l'instance. A tout le moins, comme l'avait relevé les juges du fond, cet acte est en lien est en rapport avec la procédure et il conditionne le sort des demandes objet de l'instance dont la péremption est soulevée.
(1) CA Bordeaux, 2 décembre 2014, n° 13/03455 (N° Lexbase : A7453M4S).
(2) Cass. com., 2 juillet 1963, n° 61-11.486, publié (N° Lexbase : A2829AUC).
(3) Cass. civ. 3, 8 février 2006, n° 04-17.898, FS-P+B (N° Lexbase : A8448DMT), Bull. civ. III, n° 26.
(4) Cass. civ. 3, 1er avril 1998, n° 96-14.638 (N° Lexbase : A2710ACD) et Cass. civ. 3, 1er février 1995, n° 93-14.808 (N° Lexbase : A7767ABB).
(5) Cass. civ. 1, 24 juin 1997, n° 95-15.273 (N° Lexbase : A6570AHS).
(6) Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 12-18.193, F-P+B+I (N° Lexbase : A9962KBL), E. Vergès, Lexbase, éd. priv., 2013, n° 528 (N° Lexbase : N7102BT9).
(7) Cass. civ. 2, 4 mars 1987, n° 85-17.815 (N° Lexbase : A6687AAW) ; Cass. civ. 3, 14 octobre 1992, n° 90-21.096 (N° Lexbase : A3285ACN).
(8) CA Grenoble, 30 septembre 2009, n° 05/00982 (N° Lexbase : A9866E3S).
(9) Cass. civ. 2, 15 mai 2014, n° 13-17.294, F-P+B (N° Lexbase : A5603ML4) ; Cass. civ. 2, 18 janvier 2007, n° 05-21.034, FS-P+B (N° Lexbase : A6221DTL).
(10) Cass. civ. 2, 4 mars 2004, n° 02-12.516, F-P+B (N° Lexbase : A4032DBX).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:452574