Réf. : Cass. com., 30 mars 2016, n° 14-11.684, FS-P+B (N° Lexbase : A1626RBT)
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI), Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Responsabilité civile"
le 05 Mai 2016
On passera assez vite sur le fait que la méprise portait sur la rentabilité économique de l'opération, dans la mesure où elle n'est pas sanctionnée sur le terrain de l'erreur, en tant que vice du consentement régi par les articles 1109 (N° Lexbase : L1197ABX) et 1110 (N° Lexbase : L1198ABY) du Code civil, mais sur celui du dol, et donc de l'article 1116. Alors en effet qu'il apparaît discutable que l'absence de rentabilité économique puisse constituer, en tant que telle, un cas d'erreur pris en considération par le droit (6), on conçoit parfaitement qu'elle puisse être sanctionnée, aux conditions banales dans lesquelles on admet que le consentement a été surpris par dol, lorsque l'inexactitude des données chiffrées fournies lors de la conclusion du contrat est établie (7) et que l'intention de tromper est démontrée (8). Venons-en donc à l'essentiel.
Longtemps, la jurisprudence s'est plutôt montrée favorable à la notion de dol incident, rejetant ainsi des demandes en nullité pour dol au motif que les manoeuvres litigieuses n'avaient pas eu pour conséquence de tromper le cocontractant au point que celui-ci n'aurait pas contracté du tout s'il n'avait pas été induit en erreur, mais admettant que la victime, qui aurait contracté à des conditions différentes si elle n'avait pas été trompée, puisse légitimement prétendre à des dommages et intérêts (9). Il y avait donc bien, à côté du dol principal, un dol incident qui, à la différence du premier, n'autorisait pas la nullité du contrat : n'altérant "pas vraiment" le consentement puisque la victime aurait de toute façon conclu le contrat (10), il justifiait toutefois l'octroi de dommages et intérêts afin de réparer le préjudice qu'elle a subi dès lors que ce préjudice trouve sa cause dans la faute commise par l'auteur des manoeuvres déloyales. Cette position nous avait paru justifiée en ce qu'elle permettait de rendre compte de la réalité du processus de formation du contrat, dont on sait bien qu'il repose sur une distinction fondamentale selon que l'accord porte sur les éléments essentiels du contrat ou sur des éléments non essentiels, autrement dit accessoires ou secondaires (11). Dans certaines hypothèses, la tromperie émanant de l'un des contractants n'a certes pas, à proprement parler, déterminé chez l'autre partie l'intention de contracter, mais l'a tout de même manifestement conduite à accepter certaines clauses accessoires ou secondaires qu'elle n'aurait pas accepté telles quelles si elle avait connu la réalité. Et si l'on conçoit, ce qui semble difficilement contestable, que c'est précisément l'accord sur les seuls éléments essentiels qui révèle le motif déterminant de l'engagement, alors on imagine mal qu'on puisse considérer, comme le font pourtant les partisans de la confusion du dol principal et du dol incident, que le dol doive toujours pouvoir entraîner la nullité du contrat, que l'erreur provoquée par les manoeuvres porte sur des éléments essentiels ou accessoires de l'accord (12).
Mais depuis quelques années, une tendance a pu se faire sentir dans le sens d'une remise en cause de la distinction du dol principal et du dol incident. Le premier coup fut tiré par un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 22 juin 2005 ayant admis la nullité de la vente d'un immeuble de grande hauteur au motif du défaut d'information sur la réalité des charges financières inhérentes à la sécurisation de ce type de bâtiment et sur sa situation particulière au regard de la règlementation le concernant, là même où elle constatait que l'acquéreur "aurait à tout le moins acquis à un prix inférieur s'il avait connu la situation exacte" (13) : puisqu'il faudrait en déduire que "le dol incident ne se résout plus uniquement en dommages-intérêts et ouvre, comme le dol principal, la voie de l'annulation du contrat", l'arrêt sonnerait le glas d'une "distinction artificielle" en soumettant les deux catégories de dol à un régime unique (14). C'est ensuite un arrêt de la Chambre commerciale, en date du 7 juin 2011, qui aurait plus gravement encore que le précédent entamé l'utilité de la notion de dol incident, la Cour de cassation rejetant la demande en réparation du préjudice subi par l'acquéreur d'un fonds de commerce de pharmacie qui s'estimait victime d'un dol par réticence du vendeur concernant la qualification exacte d'un salarié dont le contrat de travail avait été repris lors de la cession du fonds, et ce au motif qu'il n'était établi ni l'intention du cédant de tromper le cessionnaire, "ni le caractère déterminant de l'information litigieuse sur les conditions de la vente" (15). M. Laithier, dans ses observations, estime en effet que "puisqu'il admet que l'allocation de dommages-intérêts soit refusée au motif que le dol n'est pas déterminant, alors que le principal intérêt attaché à la qualification de dol incident est précisément de ne pas avoir à établir ce caractère", l'arrêt aurait neutralisé la distinction du dol principal et du dol incident.
En admettant la nullité du contrat alors qu'il paraissait établi que l'errans aurait tout de même contracté s'il n'avait pas été trompé par son cocontractant, mais qu'il l'aurait fait à des conditions différentes, l'arrêt du 30 mars 2016 semble bien confirmer cette orientation, encore qu'il soit relevé que les éléments dans l'ignorance desquels il avait été tenu "étaient déterminants pour le cessionnaire" (16). Ce faisant, la Cour de cassation anticipe sur l'application de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 (N° Lexbase : L4857KYK) portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : le futur article 1130 du Code civil (N° Lexbase : L0842KZ9), applicable aux contrats conclus à partir du 1er octobre 2016, dispose que "l'erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu'ils sont de telle nature que, sans eux, l'une des parties n'aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes", l'article 1131 (N° Lexbase : L0829KZQ) précisant, quant à lui, que "les vices du consentement sont une cause de nullité relative du contrat".
(1) Sur l'existence "d'un malentendu sur le caractère déterminant du dol incident", v. G. Marty et P. Raynaud, op. cit. ; Contrats, conc., consom. 2003, comm. 153, obs. L. Leveneur. - Contra, Cass. civ. 1, 22 décembre 1954 : D. 1955, jurispr. p. 254.
(2) L. Leveneur, obs. préc..
(3) F. Terré et Y. Lequette, in GAJC., n° 145.
(4) D. Bakouche, La prétendue inconsistance de la distinction du dol principal et du dol incident, JCP éd. G, 2012, 851.
(5) Cass. civ. 3, 22 juin 2005, n° 04-10.415, FS-P+B (N° Lexbase : A8368DIR).
(6) D. Mazeaud in RDC, 2008, p. 1118.
(7) Cass. com., 7 juin 2011, n° 10-13.622 (N° Lexbase : A4879HTU) : RDC, 2011, p. 1148, obs. Y.-M. Laithier ; Contrats, conc., consom. 2011, comm. 208, obs. L. Leveneur ; Droit et patrimoine, 2012, n° 211, p. 67, obs. Ph. Stoffel-Munck.
(8) X. Boucobza et Y.-M. Serinet, A propos de l'erreur sur la rentabilité, in Mél. D. R. Martin, Lextenso LGDJ, 2015, p. 85 et s..
(9) Cass. civ. 3, 22 juin 2005, n° 04-10.415, préc. : RDC, 2005, p. 1025, obs. Ph. Stoffel-Munck ; Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-19.047 (N° Lexbase : A8868INR) ; Cass. com., 25 juin 2013, n° 12-20.815, FS-P+B (N° Lexbase : A8368DIR) ; Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-12.473, F-D (N° Lexbase : A8650NHT), jugeant que "l'erreur du cessionnaire sur la valeur des titres sociaux, dès lors qu'elle a été provoquée par une manoeuvre du cédant, peut justifier l'annulation de l'acte de cession pour dol".
(10) Sur l'exigence d'une dissimulation volontaire : Cass. com., 7 octobre 2014, n° 13-10.431, F-D (N° Lexbase : A2035MYZ) ; Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-12.473, F-D, préc. ; Cass. civ. 3, 7 avril 2016, n°15-13.064 (N° Lexbase : A1565RCX), qui relève que "la preuve n'était pas rapportée d'une violation intentionnelle du manquement de la société A. à son obligation précontractuelle d'information, ayant déterminé M. et Mme X à contracter", ce dont la cour d'appel "a pu [...] déduire que la réticence dolosive invoquée par les acquéreurs n'était pas caractérisée".
(11) Cass. civ. 1, 11 juillet 1977 : D., 1978, jurispr, p. 155, note C. Larroumet ; Cass. com., 23 novembre 1982, n° 81-10.802, F-D (N° Lexbase : A3284CZN) : RTDCom. 1983, p. 220, obs. J. Derruppé.
(12) C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civil français, 6e éd., T. IV, par E. Bartin, § 343 bis.
(13) G. Baudry-Lacantinerie et L. Barde, Traité théorique et pratique de droit civil, 3ème éd., T. I, n° 116.
(14) C. Beudant, Cours de droit civil français, 2ème éd. par R. Beudant et P. Lerebours-Pigeonnière, T. VIII, par G. Lagarde, n° 142.
(15) Traité de droit civil, T. II, n° 185.
(16) J. Ghestin in D., 1972, jurispr., p. 653, et son Traité de droit civil, La formation du contrat: LGDJ, 3ème éd., n° 576 ; G. Marty et P. Raynaud, Droit civil, Les obligations, T. 1 : Sirey, 2ème éd., n° 156 ; J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Droit civil, Les obligations, T. 1 : Sirey, 12ème éd., n° 214 ; A. Bénabent, Droit civil, Les obligations, Domat-Montchrestien, 12ème éd., n° 89.
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