La lettre juridique n°649 du 31 mars 2016 : Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Expertise du CHSCT : l'employeur toujours tenu de payer !

Réf. : Cass. soc., 15 mars 2015, n° 14-16.242, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2687Q7N)

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par Gilles Auzero, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 31 Mars 2016

Il est de lacunes législatives qui placent la Cour de cassation dans des situations inextricables, la conduisant à rendre des décisions peu satisfaisantes, mais dont il est pour le moins difficile de lui faire grief. Tel est le cas de l'article L. 4614-13 du Code du travail (N° Lexbase : L0722IXZ) qui, tout en mettant à la charge de l'employeur les frais d'une expertise décidée par le CHSCT, lui permet d'en contester en justice la nécessité. Le législateur a toutefois oublié qu'il peut arriver que la décision de justice donnant raison à l'employeur intervienne alors que l'expert a mené sa mission à bien. Saisie de ce problème, la Chambre sociale de la Cour de cassation a estimé, en 2013, que l'employeur devait néanmoins assumer le coût de l'expertise. Cette interprétation jurisprudentielle a, si l'on peut dire, été remise en cause par le Conseil constitutionnel qui, dans une importante décision en date du 27 novembre 2015, a déclaré contraires à la Constitution les dispositions litigieuses de l'article L. 4614-13, tout en reportant leur abrogation au 1er janvier 2017. Cette décision n'a pas mis un point final au problème puisque la cour d'appel, appelée à statuer après la cassation intervenue en 2013, a fait le choix de résister, par un arrêt rendu au mois de janvier 2014. Il aurait dû s'en suivre, comme on le sait, que l'affaire soit soumise à l'Assemblée plénière de la Cour de cassation. Mais c'était sans compter la décision du Conseil constitutionnel, intervenue a posteriori. Tout cela a conduit à un sérieux "embrouillamini", dans lequel l'arrêt rendu le 15 mars 2016 par la Chambre sociale de la Cour de cassation vient mettre bon ordre.
Résumé

Il résulte de la décision du Conseil constitutionnel en date du 27 novembre 2015 que les dispositions de l'article L. 4614-13 du Code du travail telles qu'interprétées de façon constante par la Cour de cassation demeurent applicables jusqu'à cette date.

I - La censure du Conseil constitutionnel

Les dispositions légales en cause. En application de l'article L. 4614-12 (N° Lexbase : L5577KGN) du Code du travail, le CHSCT peut faire appel à un expert agréé :

-lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement ;

-en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l'article L. 4612-8-1 (N° Lexbase : L5580KGR) (1).

A l'instar de ce qui est prévu par la loi lorsque le comité d'entreprise a recours à un expert-comptable (2), l'article L. 4614-13 du Code du travail dispose, en son premier alinéa, que "les frais d'expertise sont à la charge de l'employeur". Le deuxième alinéa du même texte autorise, dans une première phrase, l'employeur à saisir le juge judiciaire d'une contestation relative à la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, le coût, l'étendue ou le délai de l'expertise.

La position de la Chambre sociale de la Cour de cassation. Dans le silence de la loi, un important problème est né lorsque l'employeur conteste le principe même du recours à l'expertise (3). A l'évidence, si un tel recours aboutit, aucun honoraire n'est dû à l'expert. Mais là n'est pas la difficulté. Elle surgit lorsque le juge donne raison à l'employeur, alors que l'expert a, entre-temps, mené à terme sa mission. Il est non moins évident que l'expert a vocation à être rémunéré pour la prestation de services qu'il a accomplie. Mais qui doit alors payer ?

La Cour de cassation a répondu à cette question dans un important arrêt en date du 15 mai 2013 (4), considérant que c'est sur l'employeur que pèse l'obligation précitée. Sur le fondement de l'article L. 4614-13 du Code du travail, elle a affirmé "que, tenu de respecter un délai qui court de sa désignation, pour exécuter la mesure d'expertise, l'expert ne manque pas à ses obligations en accomplissant sa mission avant que la cour d'appel se soit prononcée sur le recours formé contre une décision rejetant une demande d'annulation du recours à un expert, et [...] que l'expert ne dispose d'aucune possibilité effective de recouvrement de ses honoraires contre le comité qui l'a désigné, faute de budget pouvant permettre cette prise en charge".

Cette solution n'est guère satisfaisante en ce qu'elle s'avère relativement injuste pour l'employeur. Mais c'est un problème insoluble qui était soumis à la Cour de cassation, étant observé que faute pour le CHSCT de disposer d'un budget (5), la seule solution alternative consistait à priver l'expert de ses honoraires ; ce qui n'aurait pas été plus satisfaisant. A ce stade, la balle était dans le camp du législateur, qui pouvait aisément corriger la difficulté en modifiant l'article L. 4614-13 du Code du travail. Le moins que l'on puisse dire est que sa réaction s'est faite attendre. Son intervention est aujourd'hui inéluctable compte tenu de la censure opérée par le Conseil constitutionnel.

La déclaration d'inconstitutionnalité. Saisi du problème à la suite d'une question prioritaire de constitutionnalité et après avoir rappelé qu'en posant une telle question, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à la disposition législative contestée, le Conseil constitutionnel a décidé que sont contraires à la Constitution le premier alinéa (6) et la première phrase du deuxième alinéa (7) de l'article L. 4614-13 du Code du travail (8).

Le Conseil ne s'en est toutefois pas tenu là. Appliquant les dispositions de l'alinéa 2 de l'article 62 de la Constitution, il a considéré que l'abrogation immédiate du premier alinéa et de la première phrase du deuxième alinéa de l'article L. 4614-13 du Code du travail aurait pour effet de faire disparaître toute voie de droit permettant de contester une décision de recourir à un expert, ainsi que toute règle relative à la prise en charge des frais d'expertise. Par suite, afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée, il a décidé de reporter au 1er janvier 2017 la date de cette abrogation.

C'est ce report dans le temps de l'abrogation des dispositions en cause qui a fait naître une situation inédite et tout aussi inextricable que celle qui avait été, à l'origine, soumise à la Chambre sociale de la Cour de cassation.

II - La résistance des juges du fond

Présentation du problème. Il importe de souligner d'emblée que dans l'affaire ayant conduit à l'arrêt commenté, la Cour de cassation avait à se prononcer sur une décision rendue le 23 janvier 2014 par la cour d'appel de Bourges, statuant sur renvoi après la cassation opérée par la Chambre sociale dans l'arrêt précité du 15 mai 2013.

Les faits étaient les suivants. Par délibération du 18 décembre 2008, le CHSCT de l'établissement de Joué-Lès-Tours de la société Michelin avait décidé d'avoir recours à la mesure d'expertise prévue par l'article L. 4614-12 du Code du travail, qu'il avait confiée à la société Intervention sociale et alternatives en santé au travail (ISAST). Alors que le président du tribunal de grande instance, statuant en la forme des référés, avait débouté, le 17 février 2009, l'employeur de sa contestation de la nécessité du recours à expertise, la cour d'appel avait annulé la délibération du CHSCT, le 1er juillet suivant et condamné l'employeur au paiement des frais irrépétibles et des dépens, en l'absence d'abus du CHSCT. La société ISAST avait alors saisi le président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés d'une demande de recouvrement de ses honoraires formée à l'encontre de l'employeur.

Pour rejeter cette demande, l'arrêt attaqué a retenu qu'il appartenait à l'expert d'attendre l'issue de la procédure de contestation de la délibération du CHSCT, en date du 20 novembre 2008, avant d'effectuer son expertise, car il n'était tenu à aucun délai, ce qui est corroboré par le fait qu'il n'avait pas réalisé son expertise, ni dans le délai d'un mois, ni dans celui de 45 jours, que son attention avait été attirée à plusieurs reprises par l'employeur sur le fait qu'en cas d'annulation de cette délibération, il ne serait pas réglé de ses prestations. Dès lors rien ne justifie la condamnation de l'employeur sur le fondement de l'article L. 4614-13 du Code du travail à s'acquitter des frais de l'expertise.

La position de la Cour de cassation. On l'aura compris, la cour d'appel de Bourges intervenant, comme il a été dit, en tant que juridiction de renvoi, avait fait le choix de résister à la solution énoncée par la Chambre sociale le 15 mai 2013. Comme chacun sait, il aurait dû en résulter une saisine de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation.

C'est pourtant la Chambre sociale qui a décidé de statuer. Après avoir visé l'article 62 de la Constitution et l'article L. 4614-13 du Code du travail et rappelé la teneur de la décision du Conseil constitutionnel en date du 27 novembre 2015, la Cour de cassation affirme qu'il résulte de celle-ci "que les dispositions de l'article L. 4614-13 du Code du travail telles qu'interprétées de façon constante par la Cour de cassation demeurent applicables jusqu'à cette date". Elle en conclut qu'en statuant comme elle l'a fait, "la cour d'appel a méconnu la portée des textes susvisés".

La solution retenue peut, de prime abord, susciter le trouble, car elle conduit la Cour de cassation à maintenir une jurisprudence que le Conseil constitutionnel a censurée dans sa décision du 27 novembre 2015. On rappellera, cependant, que ce que cette juridiction a censuré, c'est l'interprétation jurisprudentielle de l'article L. 4614-13 du Code du travail. Partant, et ainsi que l'a indiqué M. le Conseiller doyen Jean-Guy Huglo, le vice d'inconstitutionnalité est dans le texte lui-même, "d'abord parce que le recours de l'employeur n'est pas suspensif ; ensuite parce que le juge ne dispose pas de délai pour statuer" (9).

De l'aveu du Conseiller doyen, la Cour de cassation a tiré les conséquences de l'application, par le Conseil constitutionnel, de la "théorie du droit vivant", issue du droit constitutionnel italien et des travaux du Professeur Gustavo Zagreblsky. Cette théorie conduit à distinguer "les disposizioni, c'est-à-dire les dispositions législatives brutes, littérales qui correspondent dans notre affaire à l'article L. 4614-13 du Code du travail et les norme de droit applicables qui désignent les dispositions législatives et l'interprétation constante que fait la Cour de cassation de ces dispositions" (10).

A l'évidence, le Conseil constitutionnel a, dans sa décision en date du 27 novembre 2015, pris en compte ces "normes". En conséquence, et pour reprendre là encore les propos de M. Huglo, "à partir du moment où le Conseil constitutionnel déclare que, certes, le système est inconstitutionnel mais qu'il faut maintenir son application jusqu'au 1er janvier 2017, la Chambre sociale considère donc que ce qui est maintenu, ce sont les normes et non les disposizioni. Par conséquent, notre jurisprudence constante a été, en quelque sorte, intégrée dans le texte législatif. C'est le système qui est applicable jusqu'au 1er janvier 2017".

Si l'habillage juridique de la solution peut surprendre, celle-ci n'en reste pas moins justifiée et opportune (11). Sans doute conduit-elle à écarter l'intervention de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation. Mais outre qu'il n'était nullement acquis qu'elle contredise la Chambre sociale (12), elle aurait été réunie, au mieux, en septembre prochain, alors que les dispositions censurées de l'article L. 4614-13 du Code du travail sont appelées à disparaître en décembre. Il faut, en outre, compter avec l'adoption prochaine du projet de loi "visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs".

Les modifications législatives annoncées. L'article 17 du projet de loi précité vient apporter les modifications exigées par la censure du Conseil constitutionnel. Supprimant les textes invalidés, le texte ajoute un alinéa 2 à l'article L. 4614-13, aux termes duquel : "dans les autres cas, l'employeur qui entend contester la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, l'étendue ou le délai de l'expertise saisit le juge judiciaire. Le juge statue en premier et dernier ressort dans les dix jours suivant sa saisine. Cette saisine suspend l'exécution de la décision du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou de l'instance de coordination visée à l'article L. 4616-1 (N° Lexbase : L5571KGG), ainsi que les délais dans lesquels ils sont consultés en application de l'article L. 4612-8 (N° Lexbase : L5581KGS), jusqu'à l'expiration du délai de pourvoi en cassation".

Un troisième alinéa, également nouveau, vient préciser que "les frais d'expertise sont à la charge de l'employeur. Toutefois, en cas d'annulation définitive par le juge de la décision du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou de l'instance de coordination, les sommes perçues par l'expert sont remboursées par ce dernier à l'employeur. Le comité d'entreprise peut, à tout moment, décider de les prendre en charge dans les conditions prévues à l'article L. 2325-41 (N° Lexbase : L9870H83)".

On comprend ainsi que, sous réserve d'une intervention du comité d'entreprise, dont on aura compris qu'elle dépend de sa bonne volonté, c'est l'expert qui risque de faire les frais de l'annulation de la décision de l'institution représentative du personnel. Il est à espérer que cela ne constitue pas un obstacle au recours à l'expertise.


(1) Il faut ajouter, à ces deux hypothèses "classiques" de recours à l'expertise, un nouveau cas introduit par la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l'emploi (N° Lexbase : L0394IXU), en présence d'un projet de restructuration et de compression des effectifs au sens de l'article L. 2323-31 (N° Lexbase : L5624KGE) (C. trav., art. L. 4614-12-1 N° Lexbase : L5658KGN). Sur ces différentes cas de recours à l'expert, v. G. Loiseau, L. Pécaut-Rivolier et P.-Y. Verkindt, Le guide du CHSCT, D., 2015-2016, pp. 429 et s..
(2) A tout le moins lorsque le comité a recours à l'expert-comptable dans les cas énumérés par la loi (C. trav., art. L. 2325-35 N° Lexbase : L5643KG4).
(3) Contestation d'autant plus envisageable que les cas de recours à l'expertise énumérés par l'article L. 4614-12 du Code du travail laissent une place certaine à l'interprétation. On ne saurait, pour autant, en faire le reproche au législateur et exiger de lui qu'il fournisse une liste plus précise de ces cas de recours. Comment, en effet, raisonnablement envisager tous ces cas ?
(4) Cass. soc., 15 mai 2013, n° 11-24.218, FS-P+B (N° Lexbase : A4989KD7), Bull. civ. V, n° 125 ; JCP éd. S, 2013, 1324, note J.-B. Cottin.
(5) Ce qui ne signifie pas que le CHSCT n'est pas doté d'un patrimoine, compte tenu du fait qu'il est titulaire de la personnalité juridique, ainsi que l'a admis la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 3 mai 2015 : Cass. soc., 3 mai 2015, n° 13-26.258, FS-P+B (N° Lexbase : A9066NCR) et nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 605, 2015 (N° Lexbase : N6458BUQ).
(6) "Les frais d'expertise sont à la charge de l'employeur".
(7) "L'employeur qui entend contester la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, le coût, l'étendue ou le délai de l'expertise, saisit le juge judiciaire".
(8) Cons. const., décision n° 2015-500 QPC, 27 novembre 2015 (N° Lexbase : A9179NXA) et les obs. de D. Boulmier, Lexbase, éd. soc., n° 637, 2015 (N° Lexbase : N0436BW3).
(9) J.-G. Huglo, entretien avec F. Champeaux, SSL, 2016, n° 1715, p. 10.
(10) J.-G. Huglo, ibid..
(11) On pourrait encore arguer du fait que cette solution entre en contradiction avec les exigences de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). Cela peut cependant être discuté (v. en ce sens l'entretien préc. donné par J.-G. Huglo).
(12) A la vérité, on se demande ce qu'elle aurait bien pu décider et l'on est presque tenté de dire que la Chambre sociale l'a préservée d'une délicate situation...

Décision

Cass. soc., 15 mars 2015, n° 14-16.242, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2687Q7N)

Cassation partielle (CA Bourges, 23 janvier 2014, statuant sur renvoi après cassation : Cass. soc., 15 mai 2013, n° 11-24.218, FS-P+B N° Lexbase : A4989KD7).

Textes visés : Constitution, art. 62 (N° Lexbase : L0684ANN) et article L. 4614-13 du Code du travail (N° Lexbase : L0722IXZ)

Mots-clefs : CHSCT ; expertise ; annulation de la décision ; paiement par l'employeur ; constitutionnalité.

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