Lexbase Affaires n°442 du 5 novembre 2015 : Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] Le préjudice personnel du dirigeant est distinct du préjudice subi par la collectivité des créanciers de la société

Réf. : Cass. com., 29 septembre 2015, n° 13-27.587, F-P+B (N° Lexbase : A5676NSZ)

Lecture: 9 min

N9806BUQ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Le préjudice personnel du dirigeant est distinct du préjudice subi par la collectivité des créanciers de la société. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/27042682-jurisprudence-le-prejudice-personnel-du-dirigeant-est-distinct-du-prejudice-subi-par-la-collectivite
Copier

par Christine Lebel, Maître de conférences HDR (CRJFC, EA 3225), UFR SJEPG (Université de Franche-Comté)

le 05 Novembre 2015

Le désaccord entre associés, tout spécialement lorsque ces derniers sont liés par un lien de parenté peut provoquer des situations irrémédiables ainsi que d'importantes conséquences juridiques et financières, tel que l'illustre l'arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 29 septembre 2015 (1).
En l'espèce, l'associé d'une SARL détenteur de 99 % du capital social en est également le gérant. La société a été constituée en 1987. L'associé-gérant a engagé son frère en qualité de salarié. Puis en 1996, il a engagé un second salarié en qualité de chef de publicité. En mars 2010, l'associé minoritaire a démissionné puis a constitué une nouvelle société, immatriculée le 9 avril 2010. Il a été rejoint par le salarié qui a également démissionné à la même époque. S'estimant victimes d'actes de concurrence déloyale, l'associé-gérant de la première société a assigné la société concurrente en paiement de dommages-intérêts. Par jugement du 31 août 2010, la société s'estimant victime de cette concurrence déloyale a été placée en liquidation judiciaire. Par un premier jugement, le tribunal de grande instance a estimé qu'il n'y avait pas eu de concurrence déloyale de la part de la société concurrente. Le gérant de la société débitrice et le mandataire ont interjeté appel. Par un arrêt du 9 octobre 2013 (2), la cour d'appel a réformé le jugement considérant que l'ancien associé et l'ancien salarié avaient effectivement commis des actes de concurrence déloyale. Toutefois elle a retenu que l'implication de la société concurrente dans l'état de cessation des paiements de la société débitrice ne doit pas conduire à faire supporter les dettes nées antérieurement à la création de la première. Au final, la cour considère que la société débitrice a subi un préjudice au titre des commandes détournées la société concurrente. Elle y ajoute le préjudice subi par l'associé-gérant de la société débitrice et composé de l'intégralité du capital social qu'il a apporté et de la rémunération qu'il aurait pu percevoir si la liquidation judiciaire de la société n'avait pas été prononcée.
Sur le pourvoi rédigé par la société concurrente, la Cour de cassation censure les juges du fond sur le visa des articles L. 622-20 (N° Lexbase : L7288IZX) et L. 641-4 (N° Lexbase : L7328IZG) du Code de commerce ainsi que de l'article 31 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1169H43) pour ne pas avoir distingué entre la perte de l'associé, qui n'est qu'une fraction du préjudice collectif subi par l'ensemble des créanciers, et la perte pour l'avenir des rémunérations qu'il aurai pu percevoir en tant que dirigeant social, celle-ci constituant un préjudice distinct et personnel. L'arrêt du 29 septembre 2015, qui se situe dans un courant jurisprudentiel récent, confirme la distinction entre les qualités d'associé et de dirigeant d'une société sous procédure collective, et tout spécialement en liquidation judiciaire (I). En outre, cette décision confirme la position de la Cour de cassation à propos de la différence de nature entre le préjudice subi par l'associé en raison de la perte de son investissement et le préjudice subi par la perte des rémunérations à venir en sa qualité de dirigeant social (II).

I - La nécessaire distinction de la qualité d'associé et de dirigeant

Consécutivement à certaines décisions rendues à propos des conditions d'éligibilité aux procédures collectives qui ont pu créer une certaine confusion entre les qualités d'associé et de dirigeant et plus spécialement de gérant (3), il faut distinguer la qualité d'associé, de celle de gérant, et plus globalement de dirigeant social. Il est vrai que les décisions rendues sur ce point concernent des formes de sociétés pour lesquelles les associés peuvent avoir tous la qualité de gérant (SNC) ou bien ne peuvent être choisis que parmi une certaine catégorie d'associés (4).

Le législateur n'a pas défini la notion d'associé. Toutefois, il peut être défini comme étant la personne physique ou morale qui est membre d'un groupement constitué sous forme de société et dont la participation est conditionnée par la réalisation d'un apport en contrepartie duquel il reçoit des droits sociaux (5). Après la constitution de la société, cette personne peut acquérir cette qualité par l'acquisition des droits sociaux à titre gratuit (transmission en vifs ou à cause de mort) ou à titre onéreux, notamment par une cession (6). Ainsi, par l'apport ou l'acquisition de droits sociaux, l'associé devient un créancier de la société (7), au titre de la valeur nominative des droits sociaux dont il est propriétaire. Il a vocation à en être remboursé lors de la dissolution de la société, sauf pour l'apporteur en industrie (8). Par conséquent, après le prononcé de la liquidation judiciaire de la société, en application de l'article 1844-7, 7° du Code civil (N° Lexbase : L7356IZH), dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014 (N° Lexbase : L7194IZH), la société est dissoute. L'associé est alors créancier de la valeur de son apport, même s'il s'agit d'un créancier particulier, dispensé d'avoir à déclarer sa créance au passif de la procédure collective de la personne morale débitrice.

A l'opposé, le dirigeant de société n'est pas nécessairement et cumulativement un associé de la société qu'il dirige. Selon la forme de société, il existe ou non (9) une obligation légale (10) pour le dirigeant d'être associé de la société. Laissant de côté la controverse entre la théorie institutionnelle et la théorie conventionnelle de la société, il semble possible de considérer que le dirigeant de société est un mandataire social (11), chargé de représenter la société dans les conditions et selon les modalités prévues par le régime juridique applicable à chaque forme de société. Il est désigné et révoqué par les associés (12). Par ailleurs, il peut recevoir une rémunération pour ses fonctions de mandataires. En outre, il peut, lorsque la loi l'y autorise, cumuler un contrat de travail avec son mandat social.

Au titre de ce dernier, il est responsable des fautes qu'il a commises dans la gestion de la société (13) dont le droit des entreprises en difficulté prévoit une application particulière lorsqu'il apparaît que l'actif de la procédure collective ne permet pas de régler la totalité des créances : l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif (14). A l'occasion de la mise en oeuvre de cette responsabilité particulière, la Cour de cassation a rappelé formellement la différence entre l'associé et le dirigeant, dans la mesure où il n'est pas possible de reprocher une faute de gestion à l'associé, tout spécialement lors de la constitution de la société, contrairement au dirigeant de société (15). La distinction devant être opérée entre la qualification des fonctions dans la société entraîne des effets quant à la nature du préjudice subi par ces acteurs après la défaillance de la société.

II - La distinction de la nature du préjudice de l'associé et du dirigeant après la liquidation judiciaire de la société

L'arrêt du 29 septembre 2015, en censurant les juges du fond, rappelle les effets de la distinction des qualités d'associé et de dirigeant quant à la nature des préjudices subis par cette personne du fait du prononcé de la liquidation judiciaire de la société débitrice.

Ainsi, le préjudice subi par l'associé du fait de la défaillance et de l'insolvabilité de la société résulte du non-remboursement de son apport, qui constitue une créance. Cette solution n'est pas nouvelle. Elle a été énoncée sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98 N° Lexbase : L7852AGW) (16) et rappelée dernièrement par un arrêt du 28 janvier 2014 (17) : la perte de valeurs des droits sociaux de l'associé de la société débitrice "ne constitue pas un dommage personnel distinct de celui subi collectivement par tous les créanciers du fait de l'amoindrissement ou de la disparition de ce patrimoine". Par conséquent, en l'absence de préjudice personnel de l'associé, ce dernier ne peut agir en responsabilité contre la société concurrente reconnue responsable des actes de concurrence déloyale. Pour cette raison, la Cour de cassation a rendu sa décision sur le visa notamment des articles L. 622-20 et L. 641-4 du Code de commerce, selon lesquels le mandataire de justice a seul qualité pour agir dans l'intérêt collectif des créanciers. L'associé n'a pas qualité pour agir en réparation du préjudice subi collectivement par l'ensemble des créanciers. Cette solution est traditionnelle (18). La réparation du préjudice subi par la société ne peut être demandée que par le mandataire judiciaire, et en l'espèce, le liquidateur.

Toutefois, l'associé fondateur a cumulativement la qualité de dirigeant. A ce titre il recevait une rémunération. La Cour de cassation a admis que le créancier ayant subi un préjudice personnel et distinct puisse agir seul contre un tiers après l'ouverture de la procédure collective de la société. Cependant, l'admission de la preuve d'un tel préjudice est difficile à rapporter tant la Haute cour est stricte en la matière (19). Récemment, elle l'a admis pour les salariés victimes d'un licenciement après la défaillance de la société-employeur en considérant que "l'action en réparation des préjudices invoqués par des salariés licenciés, étrangère à la protection et à la reconstitution du gage commun des créanciers, ne relève pas du monopole" du mandataire judiciaire (20). Dans l'arrêt rapporté du 29 septembre 2015, elle considère que "la perte pour l'avenir des rémunérations qu'il aurait pu recevoir en tant que dirigeant social" est un préjudice distinct et personnel à ce dernier. Un tel préjudice l'autorise à agir en réparation contre la société responsable des actes de concurrence déloyale à l'origine de la défaillance financière de la société dont il est le dirigeant social.

Au final la reconnaissance d'un préjudice personnel et distinct donne qualité à agir au dirigeant, créancier. A l'opposé, le rejet de cette qualification donne compétence exclusive au mandataire judiciaire d'agir dans l'intérêt collectif des créanciers afin de défendre le gage commun des créanciers de la procédure collective.


(1) Préjudice subi par le dirigeant associé d'une société en liquidation judiciaire du fait d'actes de concurrence déloyale, Lexbase Hebdo n° 439 du 8 octobre 2015 - édition affaires (N° Lexbase : N9331BU7).
(2) CA Paris, Pôle 5, 4ème ch., 9 octobre 2013, n° 11/18903 (N° Lexbase : A4417KMK).
(3) Cass. civ. 2, 5 décembre 2013, n° 11-28.092, F-P+B (N° Lexbase : A8437KQK), nos obs., Eligibilité des associés de sociétés de personnes aux procédures collectives, JCP éd. E 2014, 1207 ; JCP, éd. G, 2014, 96, note Ph. Roussel Galle ; JCP éd. E, 1173, n° 1, obs. Ph. Pétel ; Act. proc. coll. 2014, n° 20, obs. N. Borga, Dr. sociétés, 2014, comm. 89, note J.-P. Legros ; Rev. proc. coll., 2014, comm. 42, obs. Gjidara-Decaix ; D., 2013, Actu. 2911, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés, 2014, p. 199, obs. L.-C. Henry et p. 443 note A. Quiquerez ; LEDEN, janvier 2014, p. 2, obs. I. Parachkévova ; LPA, 5 février 2014, note Nemoz-Rajot ; RLDA, février 2014. 16, obs. H. Guyader ; Bull. Joly Sociétés, 2014, p. 184, note F.-X. Lucas ; Bull. Joly entr. diff., 2014, p. 78, note J.-P. Sortais, V. Téchené, Possibilité d'ouvrir une procédure collective à l'encontre d'un associé de SNC, Lexbase Hebdo n° 365 du 16 janvier 2014 - édition affaires (N° Lexbase : N0224BUT). Cf. également, Cass. com., 4 novembre 2014, n° 13-20.711, F-D (N° Lexbase : A9251MZN), Bull. Joly entrp. diff., 2015, p.13 note A. Cerati-Gautier ; Bull. Joly Sociétés, 2015, p. 26,note B. Brignon, RD rur. 2015, comm. 41.
(4) Le gérant doit être a choisi par les "associés exploitants" selon l'article L. 324-8, alinéa 3, du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L5736IME), c'est-à-dire une personne physique qui participe à la réalisation de l'objet social, une activité agricole au sens de l'article L. 311-1 du même code N° Lexbase : L4457I4T).
(5) A. Viandier, La notion d'associé, LGDJ, 1978 ; nos obs., L'obligation aux dettes sociales des associés en cas de défaillance de la société, Mel. D. Tricot, Dalloz-Litec, 2011, p. 487.
(6) M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, 28ème éd., LexisNexis, 2015, n° 339 et s..
(7) M. A. Rakotovahiny, La contrepartie des apports, Jour. Sociétés, août 2013, p. 56.
(8) D. Gibirila, Droit des sociétés, 5ème éd., Ellipses 2015, spéc. n° 305 ; M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, préc., n° 512.
(9) Absence d'obligation légale de cumul pour les SNC, SARL, SAS et les SA notamment
(10) Notamment pour les sociétés agricoles d'exploitation à forme spéciale, les sociétés ayant pour objet social la réalisation d'une activité libérale à l'exception de la SAS.
(11) C. civ., art 1984 (N° Lexbase : L2207ABD) et s..
(12) M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, préc. n° 280.
(13) C. civ., art 1992 (N° Lexbase : L2215ABN).
(14) C. com., art L. 651-1 (N° Lexbase : L8962INA) et s..
(15) Cass. com., 10 mars 2015, n° 12-15.505, FS-P+B (N° Lexbase : A3151ND3), JCP éd. E, 2015, 1261, note B. Dondero ; Act. proc. coll., 2015, comm.. 107, obs. J. Vallansan ; Dr. sociétés, 2015, comm.. 117, note J.-P. Legros ; Gaz. Pal. éd. spéc. Diff. des entrep.,19 juillet 2015, p. 31 note Th. Montéran ; Gaz. Pal, 8 mai 2015, p. 14, obs. A.-F. Zattara-Gros ; Bull. Joly entrep. diff., 2015, p. 248, note Th. Favario ; Bull. Joly Sociétés, 2015, p. 244, note I. Parachkévova ; Rev. sociétés, 2015, p; 406, note L.-C. Henry et p. 468 note D. Porracchia ; RLDA, 2015, p. 18 note D. Voinot ; RLDC, 2015, p. 30, note L. Louvel ; Dr. & patr., septembre 2015, p. 97, obs. M.-H. Monsèrie-Bon ; Jour. Sociétés, mai 2015, p. 54 obs. A. Cerati-Gautier.
(16) Cass. com., 14 décembre 1999, n° 97-14.500, publié (N° Lexbase : A8738AH4) Bull civ. IV, n° 230 ; D., 2000, p. 90 note J. Faddoul ; Rev. proc. coll. 2002, p. 119, obs. A. Martin-Serf ; RTDCom., 2000, p. 157, obs. M. Cabrillac.
(17) Cass. com., 28 janvier 2014, n° 12-27.901, F-P+B (N° Lexbase : A4435MDM), Bull. civ. IV, n° 22 ; RLDA, 2014, comm. 5033, nos obs. ; Rev. proc. coll., 2015, comm. 44, obs. Fl. Reille, Proc., 2014, comm.. 66, obs. Bl. Rolland ; Bull. Joly Sociétés, 2014, p. 261, note I. Parachkévova ; Dr. sociétés, 2014, comm. 118, obs. J.-P. Legros
(18) Ass. plén., 9 juillet 1993, n° 89-19.211, publié (N° Lexbase : A4199AGM), Bull. Ass. plén., n° 13 ; D., 1993, p. 469, concl. M. Jéol, et p. 475 note F. Derrida ; Dr. sociétés, 1993, n° 26, obs. Y. Chaput.
(19) P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz-Action 2015-2016, n° 611.36.
(20) Cass. com., 2 juin 2015, n° 13-24.714, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8367NIQ) ; D., 2015, p. 1970 obs F.-X. Lucas ; JCP éd. E, 2015, 1422, obs. Ph. Pétel ; Proc., 2015, comm. 305, obs. Bl. Rolland ; Bull. Joly entrp. Diff, 2015, p ; 269, note P.-M. Le Corre ; P.-M Le Corre in Chronique de droit des entreprises en difficulté - Juillet 2015, Lexbase Hebdo n° 432 du 16 juillet 2015 - édition affaires (N° Lexbase : N8395BUH).

newsid:449806