Lexbase Affaires n°442 du 5 novembre 2015 : Bancaire

[Jurisprudence] L'indivisibilité conventionnelle des contrats de prêt et de vente

Réf. : Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, deux arrêts, n° 14-13.658, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8672NNI) et n° 14-17.772, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8673NNK)

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par Alexandre Bordenave, Avocat au barreau des Hauts-de-Seine, chargé d'enseignement à l'ENS Cachan

le 05 Novembre 2015

Face à l'effet relatif des conventions, la doctrine s'est efforcée d'élaborer une théorie des groupes de contrats (1). Ces derniers se caractérisent soit par une "identité d'objet" (2), on parle alors de chaînes de contrats ; soit par la poursuite d'un objectif commun (3) : il s'agit dans ce dernier cas d'un ensemble contractuel. Dans deux arrêts rendus le 10 septembre 2015 par sa première chambre civile, la Cour de cassation remet cette notion à l'honneur en en tirant toutes les conséquences.
Les faits des deux espèces sont fort proches, et l'on oserait dire assez banals : un prêt avait été conclu pour assurer le financement d'un équipement, dans un cas un toit photovoltaïque, dans l'autre une éolienne. Lorsque le contrat de vente de l'équipement se trouva résolu, se posa la question de la résolution du contrat prêt corrélatif : les deux cours d'appel (4) saisies se prononcèrent en faveur de la résolution, constatant que l'affectation du prêt à la vente liait nécessairement leurs sorts. Les prêteurs se pourvurent en cassation et la Haute juridiction dut alors trancher la problématique suivante : s'agissant d'un prêt affecté à l'achat d'un équipement, la résolution du contrat de vente de cet équipement emporte-t-elle résolution du contrat du prêt ayant été conclu pour financer ladite acquisition ?
La première chambre civile rejeta les deux pourvois en répondant par l'affirmative à cette question, au nom d'une indivisibilité conventionnelle entre le contrat de prêt et le contrat de vente. Cette solution, dégagée sans qu'aucune condition résolutoire n'ait été stipulée par les parties, ne doit guère surprendre à l'aune de la théorie des ensembles contractuels. Nous tâcherons d'en dégager le fondement (I), avant d'en apprécier la portée au regard de certaines pratiques contractuelles (II).

I - Le fondement de l'indivisibilité conventionnelle entre le contrat de prêt affecté et le contrat de vente

Dans chacune des espèces commentées, le caractère "affecté" du prêt fut le critère déterminant des décisions judiciaires. Pour cette raison, ces dernières cousinent avec une solution connue en droit de la consommation (A), même si leur fondement relève au moins implicitement d'une mise en jeu du concept de cause (B).

A - Une solution inspirée du droit de la consommation

Le Code de la consommation est familier de la notion de crédit affecté, à laquelle il consacre ses articles L. 311-30 (N° Lexbase : L9543IME) et suivants. Le crédit affecté est, selon l'article L. 311-1, 9°, de ce code (N° Lexbase : L6640IMU), le "crédit servant exclusivement à financer un contrat relatif à la fourniture de biens particuliers ou la prestation de services particuliers. La même disposition poursuit en ajoutant que le crédit et le contrat que le crédit finance "constituent une opération commerciale unique". De cette affectation, l'article L. 311-32 du Code de la consommation (N° Lexbase : L9540IMB) tire une conséquence importante : le contrat de crédit affecté "est résolu ou annulé de plein droit lorsque le contrat en vue duquel il a été conclu est lui-même judiciairement résolu ou annulé".

Au cas présent, les crédits étaient indubitablement des crédits affectés, puisque destinés au financement d'un équipement précis. Par ailleurs, l'arrêt relatif au toit photovoltaïque implique un vendeur ayant renseigné lui-même l'offre de crédit et reçu directement les fonds empruntés de la part du prêteur : la proximité avec l'"opération commerciale unique" mentionnée par l'article L. 311-1, 9°, précité est frappante !

Pourtant, du fait leurs montants respectifs (5), et à défaut d'une stipulation contractuelle les y soumettant volontairement, aucun des crédits en cause ne relevait des dispositions du Code de la consommation. Ce n'est donc pas de ce chef que les arrêts d'appel ont été rendus et les pourvois rejetés par la Cour de cassation. Il n'en demeure pas moins qu'il est difficilement contestable que les magistrats ont pu être influencés par la règle prévue par l'article L. 311-32 du Code de la consommation et ont pu vouloir l'étendre à d'autres cas d'affectation conventionnelle.

B - Une solution implicitement fondée sur la notion de cause

Au demeurant, force est de constater que les arrêts du 10 septembre 2015 creusent un sillon jurisprudentiel existant. Ainsi, avant même que le législateur ne lie, en droit de la consommation, le sort du contrat de crédit et celui dont l'objet est financé par le crédit, la jurisprudence avait retenu, dans un célèbre arrêt du 1er juillet 1997, que les parties pouvaient conventionnellement rendre indivisibles un contrat de vente et un contrat de prêt, de sorte que l'annulation du premier entraîne la caducité du second (6). De même, dans un domaine similaire, celui de la location financière, les arrêts rendus le 17 mai 2013 en Chambre mixte avaient posé un principe selon lequel "les contrats concomitants ou successifs qui s'inscrivent dans une opération incluant une location financière, sont interdépendants" et que "sont réputées non écrites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdépendance" (7).

Si ces solutions peuvent tantôt susciter l'émoi tantôt remporter un satisfecit, un semblant de consensus se dégage pour admettre que leur fondement juridique est paré d'une évidente ambiguïté. Pour preuve de cette ambivalence, on tient, pour ce qui nous occupe ici, que les décisions commentées sont rendues l'une sous le visa de l'article 1218 du Code civil (N° Lexbase : L1320ABI) relative à l'indivisibilité de l'obligation (et non du contrat) (8) et l'autre sans visa mais avec une référence à l'adage accessorium sequitur principale au nom du caractère "accessoire" du contrat de crédit (9). Reconnaissons que l'on a déjà vu plus convaincant !

Ce flou semble la résultante d'une part de non-dit dans les deux arrêts de la première chambre civile que nous commentons, part qui attrait au recours implicite à une notion aujourd'hui promise à une certaine désuétude : la cause. En effet, au nom de la théorie des ensembles contractuels, il peut bien y avoir lieu de considérer que le contrat de vente est susceptible de constituer à la fois la cause objective du contrat de prêt, parce que celui-ci lui est affecté conventionnellement, et sa cause subjective, dès lors qu'elle entre dans le champ contractuel par la connaissance que le prêteur a de l'opération globale (10). La disparition rétroactive de cette cause, par exemple en cas d'annulation de la vente, peut constituer une cause de nullité de ce dernier si elle vient à disparaître rétroactivement (11). L'arrêt susmentionné du 1er juillet 1997 paraissait aller en ce sens. Vraisemblablement pour éviter d'alimenter par la controverse une notion elle-même âprement controversée, tout comme peut-être certaines des conséquences extrêmes de la nullité (en lui préférant une résolution ou une caducité plus douces), la voie retenue par la Cour de cassation consista cette fois à ne pas rééditer cette approche, ce que nous mettrons au crédit de sa sagesse.

Au final, s'il n'est pas déraisonnable de voir dans la notion de cause subjective le fondement profond des arrêts du 10 septembre 2015, celle-ci ne fait que hanter de sa présence spectrale l'indivisibilité conventionnelle entre un contrat de prêt et un contrat de vente que semble reconnaître la Cour de cassation plus aisément que jamais, aucune stipulation expresse ou action de concert entre le vendeur et le prêteur n'étant exigée (12).

Tâchons dorénavant de saisir l'impact de ces jurisprudences importantes, notamment en gardant à l'esprit l'enjeu qu'elles représentent potentiellement pour le prêteur.

II - La portée pratique de l'indivisibilité conventionnelle entre un contrat de prêt et un contrat sous-jacent (13)

Compte tenu de certains standards de marché, la tentation est grande de relativiser la portée des jurisprudences qui nous retiennent ici (A). Néanmoins, les conséquences qu'elles emportent sont subtilement différentes de celles des clauses généralement employées, ce qu'un prêteur avisé ne devrait pas ignorer (B).

A - Les clauses liant le sort du contrat de prêt et du contrat sous-jacent

Au moins dans certains financements de montants notables ou suffisamment structurés, il est conventionnellement très usuel de lier "intimement" (14) le contrat de prêt et le contrat sous-jacent. En ce sens, deux voies sont généralement empruntées :

- la plus usitée est celle de la clause de cas de défaut, autrement dit de déchéance du terme, qui stipule que, entre autres événements, si le contrat sous-jacent est annulé ou résolu (15), les sommes empruntées deviennent immédiatement exigibles ;

- celle, plus rare, de la clause de remboursement anticipé obligatoire qui stipule que si le contrat sous-jacent est annulé ou résolu, tout ou partie des sommes empruntées est remboursable par anticipation. Cette technique peut être employée s'agissant d'un prêt à objets multiples (16) pour n'appliquer le remboursement anticipé qu'à la quote-part correspondant au contrat sous-jacent devenu caduc.

De telles clauses aboutissent à un effet proche de celui qu'a la nullité, la résolution ou la caducité d'un contrat de contrat sous-jacent sur le contrat de crédit qualifié d'indivisible avec lui. En effet, elles gravent dans le marbre contractuel une véritable indivisibilité objective entre les deux actes et aboutissent à mettre à la charge de l'emprunteur une obligation de remboursement immédiat dès lors que le contrat sous-jacent est affecté par un événement tel que sa nullité, sa résolution ou sa caducité.

B - La rudesse pour le prêteur du régime d'indivisibilité

Much ado about nothing ? Certainement pas ! Car le régime que charrie l'indivisibilité conventionnelle est d'une souplesse très limitée pour le prêteur, pour au moins deux raisons :

- en premier lieu, l'indivisibilité conventionnelle devrait, par construction, avoir un effet mécanique sur le contrat de prêt : si le contrat sous-jacent est résolu, le contrat de prêt est nécessairement résolu lui aussi. En matière de clause de remboursement anticipé obligatoire ou de cas de défaut, cette décision revient au prêteur. Les deux situations sont donc très différentes, la première privant le prêteur de l'opportunité stratégique d'exciper ou non de ses prérogatives contractuelles ;

- en second lieu, l'arrêt portant le numéro de pourvoi 14-17.772 l'illustre, l'indivisibilité conventionnelle paraît emporter une obligation pour le prêteur de s'assurer de la bonne exécution du contrat sous-jacent, obligation qui ne peut être exécutée en se contentant de la remise d'attestations sommaires ou équivoques. A défaut, sa responsabilité contractuelle peut se trouver mise en jeu. Plus que jamais, il conviendra donc pour les prêteurs de se montrer particulièrement vigilants, pour de ne pas dire curieux, quant aux opérations financées par les crédits qu'ils fournissent. Cela continuera de plaider pour la remise de documents toujours plus nombreux (jusqu'au contrat sous-jacent lui-même) et précis à titre de conditions préalables à la signature du contrat de crédit.

On ne peut donc conclure trop rapidement à l'équivalence entre le régime échafaudé dans les prétoires et celui qui fait figure de standard de marché. Devant la probable impossibilité (et le caractère inopportun) de diviser le contrat de prêt et le contrat sous-jacent dans bon nombre de cas, il faut que le prêteur soit prêt à faire face, pour des raisons qui lui sont largement (pour ne pas dire exclusivement), exogènes, à la caducité du contrat de prêt pouvant le contraindre de facto à un impossible retour au statu quo ante (17).

Appelant à une prise de conscience pratique, les arrêts rendus par la première chambre civile le 10 septembre 2015 font résonner un bon sens qui devrait susciter l'adhésion si ce n'était la délicatesse de leur fondement. Cette situation juridique bancale devrait se régler avec l'adoption de la réforme du droit des obligations qui verra émerger dans le Code civil un article 1186 disposant, en son alinéa 2, qu'un contrat est caduc "lorsque des contrats ont été conclus en vue d'une opération d'ensemble et que la disparition de l'un d'eux rend impossible ou sans intérêt l'exécution d'un autre". Caducité n'est ni nullité, ni résolution, mais la position de la Cour de cassation que nous avons étudiée trouvera enfin un fondement clair : au moins une raison de se satisfaire du tremblement de terre juridique qui se profile fatalement à l'horizon...


(1) On relira, en particulier, B. Teyssié, Les groupes de contrats, LGDJ, 1975.
(2) B. Teyssié, op. cit., n° 69 et s..
(3) Idem, n° 274 et s..
(4) CA Aix-en-Provence, 26 novembre 2013, n° 11/20770 (N° Lexbase : A1683KQE) pour le pourvoi n° 14-13.658 et CA Paris, Pôle 2, 2ème ch., 28 février 2014, n° 12/22661 (N° Lexbase : A0743MGM) pour le pourvoi n° 14-17.772.
(5) Dans chaque cas supérieur à 21 500 euro qui était, au moment des faits, le plafond au-delà duquel les dispositions relatives au crédit à la consommation ne s'appliquent plus. Ce montant a été porté à 75 000 euros (C. consom., art. L. 311-3 N° Lexbase : L7830IZZ) par la loi n° 2010-737 du 1er juillet 2010 (N° Lexbase : L6505IMU).
(6) Cass. civ. 1, 1er juillet 1997, n° 95-15.642 (N° Lexbase : A0519AC9), D., 1998, 32, note. L. Aynès.
(7) Cass. mixte, 17 mai 2013, deux arrêts, n° 11-22.768, P+B+R+I (N° Lexbase : A4414KDT) et n° 11-22.927, P+B+R+I (N° Lexbase : A4415KDU) ; D. Bakouche, Les contrats concomitants ou successifs qui s'inscrivent dans une opération incluant une location financière sont interdépendants, Lexbase Hebdo n° 533 du 27 juin 2013 - édition privée (N° Lexbase : N7670BTA).
(8) Fondement qui n'avait pas été retenu par la cour d'appel, laquelle semblant avoir tranché au nom du fourre-tout de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC).
(9) Comprenez : conclu uniquement parce qu'une vente avait lieu.
(10) Lorsque, comme c'était le cas dans les arrêts de septembre 2015, il verse directement les fonds au vendeur ou exige une attestation de réalisation de la vente.
(11) Par exemple, comme c'était ici le cas, si les contrats de vente sont résolus.
(12) A la faveur d'un objectivisme qui n'est pas sans rappeler les arrêts de mai 2013 (préc. note 7).
(13) Nous employons à dessein cette expression vague pour attirer l'attention du lecteur sur le fait que, en pratique, le contrat auquel le prêt est affecté peut être de natures et d'objets très divers : acquisition d'actions de société, acquisition d'un immeuble, partenariat public-privé...
(14) Pour reprendre un terme utilisé dans l'arrêt du 1er juillet 1997 (préc. note 6).
(15) Pour être plus complet, une telle clause a généralement un objet qui dépasse le seul contrat sous-jacent : elle stipule les mêmes effets s'agissant de la nullité ou la résolution de tout contrat (contrat inter-créancier, sûretés...) participant à l'opération globale que finance le prêt. Notre propos est généralisable à ce cas.
(16) Par exemple, plusieurs acquisitions immobilières.
(17) Par exemple lorsque l'emprunteur fait l'objet d'une liquidation judiciaire, ce qui était le cas dans les arrêts du 10 septembre 2015.

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