La lettre juridique n°627 du 1 octobre 2015 : Fiscalité internationale

[Questions à...] Les stratégies fiscales des multinationales - Questions à Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé, Avocats associés au sein de la société d'avocats Taj

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par Jules Bellaiche, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 01 Octobre 2015

La stratégie fiscale des grandes multinationales a fait naître, au sein de l'opinion publique, un sentiment d'"injustice fiscale". En effet, la fiscalité est devenue un élément essentiel dans la stratégie globale des sociétés et doit désormais répondre à des exigences de performance toujours plus grandes. Pour les sociétés multinationales, ces questions demeurent d'autant plus centrales en raison de l'importance des sommes en jeu. Pour en savoir plus sur ces problématiques, Lexbase Hebdo - édition fiscale a interrogé Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé, Avocats associés au sein de la société d'avocats Taj.

Lexbase : L'été 2015 a, notamment, été marqué médiatiquement par l'annonce du (faible) montant d'impôts dû par Facebook. Pouvez-vous nous décrire le mécanisme permettant ce résultat ?

Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé : Il est régulièrement fait état que certaines entreprises, et notamment les plus en vue dans le domaine de l'économie numérique (Google, Apple, Facebook et Amazon ou "GAFA" en abrégé), s'acquitteraient d'un "faible montant d'impôt". Mais il faut se méfier des accusations et des conclusions hâtives, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, dans un contexte de compétition fiscale entre Etats, les entreprises se doivent de gérer leur charge fiscale au mieux de leurs intérêts, dans le respect de la légalité. Faute de prendre en compte la fiscalité dans leurs décisions de gestion, toute déperdition fiscale profite in fine à leurs concurrents. La stratégie fiscale n'est pas un délit mais une nécessité pour assurer la compétitivité durable des investissements.

En deuxième lieu, la répartition de la base fiscale entre les Etats obéit à des normes internationales que les entreprises ne font qu'appliquer et qu'il ne leur appartient pas de changer. On ne saurait valablement reprocher à ces entreprises, notamment, de localiser leurs actifs, leurs fonctions et leurs risques dans les Etats où la pression fiscale est moins élevée. Il s'agit d'une pratique tout à fait légale et conforme aux principes OCDE en matière de prix de transfert, fondés sur le principe de pleine concurrence.

Enfin, il faut analyser plus finement ce qui se cache derrière le terme "impôt", et se méfier des amalgames et des approximations. Ce qui est critiqué en réalité c'est le faible niveau d'impôt sur les bénéfices acquitté en France par les filiales de groupes internationaux, alors que d'autres sociétés du groupe y réalisent un chiffre d'affaires important. Outre le fait qu'il s'agit d'entités différentes qui doivent être imposées séparément, on confond ici chiffre d'affaires et bénéfices, et on oublie que les entreprises étrangères qui réalisent des ventes à distance sur le territoire fiscal français sans y posséder d'établissement stable ne doivent être taxées que dans leur pays de "résidence" et non en France, conformément aux conventions fiscales internationales signées par les Etats.

On oublie, enfin, trop souvent de rappeler que l'impôt sur les bénéfices ne représente qu'une infime partie des prélèvements acquittés par les entreprises, de même que les effets indirects de leur activité (impôts sur la consommation notamment).

Certes, dès leur création, certaines entreprises décident de localiser (et non de "délocaliser") leurs moyens de production au mieux de leurs intérêts, ce qui encore une fois est parfaitement légitime voire nécessaire dans un monde globalisé où le capital s'alloue là où son taux de rendement après impôt est le plus élevé.

Certes, également, les règles actuelles qui permettent de répartir les bases fiscales entre les Etats, plus particulièrement celles dans le domaine de l'économie numérique, ne sont guère satisfaisantes. Mais, encore une fois, il n'appartient pas aux entreprises de modifier ces règles qu'elles ne font qu'appliquer.

Lexbase : Google affirme régulièrement et expressément sa volonté de réduire par tous moyens (légaux) sa fiscalité. Quelles sont alors les conséquences d'annoncer ce type de stratégie publiquement ? Que risquent réellement ces multinationales ?

Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé : Là encore, il faut se méfier des conclusions hâtives : toute entreprise américaine est taxée sur ses profits mondiaux dès lors qu'ils sont rapatriés sur le sol américain. Dit autrement, s'agissant des entreprises américaines, si planification fiscale il y a, il s'agira tout au plus de décaler dans le temps le paiement de l'impôt américain, dont le taux réel avoisine 35 %. Ici encore, ces entreprises ne font qu'appliquer les règles fiscales américaines, qui favorisent l'expansion et les acquisitions à l'étranger et non le rapatriement de dividendes.

Cela étant, sans qu'il soit question de pointer du doigt telle ou telle entreprise, il est clair que les entreprises, et surtout celles qui sont en rapport direct avec leurs clients ("B to C"), doivent désormais intégrer le risque d'atteinte à leur réputation en cas de planification fiscale jugée trop agressive.

A titre d'exemple, l'entreprise Starbucks a dû s'engager en 2013 à verser au Trésor britannique une "contribution volontaire", même en l'absence de bénéfices réalisés sur le sol britannique, afin de mettre fin à une polémique sur le fait qu'elle n'acquittait pas ou peu d'impôt sur les bénéfices au Royaume-Uni, alors qu'elle y réalisait un chiffre d'affaires conséquence. Peu importe ici l'absence de bénéfices : c'est sous la pression médiatique que l'entreprise a dû céder afin de se "réconcilier" avec ses clients.

Plus que jamais, dans une économie de plus en plus transparente, les entreprises doivent admettre que la fiscalité a quitté le seul domaine du droit pour rejoindre celui de la réputation. Tout choix fiscal, même parfaitement légal ou non optimisant, doit pouvoir être expliqué et compris par les parties prenantes, à défaut d'être approuvé.

Lexbase : Quelles sont, à ce jour, les différentes stratégies que vous pouvez conseiller à une société multinationale désireuse de se retrouver dans un environnement fiscal favorable ? Prôneriez-vous une stratégie "agressive" ou "prudente" ?

Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé : Il n'y a pas de bonne stratégie fiscale qui ne réponde à des impératifs économiques. La stratégie fiscale est un tout et ne se réduit pas à localiser puis délocaliser des actifs, des employés, au gré des "modes" et des incitations fiscales des Etats, qui se livrent une guerre sans merci pour attirer davantage de base fiscale. Toute stratégie fiscale ne peut que s'inscrire dans la durée, au vu des contraintes propres à l'activité de l'entreprise, de ses fournisseurs et de ses clients. A cet égard, la stratégie fiscale accompagne la stratégie d'entreprise tout court : c'est le business qui détermine les principales orientations du groupe, et la stratégie fiscale doit être au service de ces objectifs business.

Cela étant, il faut là encore tuer une idée reçue : l'agressivité fiscale n'est pas tant le fait des entreprises que le fait des Etats, la plupart des entreprises étant victimes de doubles impositions à répétition et d'une "balkanisation" croissante de la fiscalité internationale.

En effet, à défaut d'harmonisation des règles fiscales, les Etats sont de plus en plus tentés de prendre des mesures unilatérales pour taxer des profits imaginaires qu'ils estiment devoir leur revenir, comme par exemple le Brésil qui vient de mettre en place la taxation sur une "marge fixe", quelle que soit la réalité des profits réalisés par les entreprises au Brésil, ou le Royaume-Uni qui vient de mettre en place une "Google tax" censée appréhendée une part des profits que le fisc britannique estime devoir lui revenir, au mépris des principes de l'OCDE en matière de prix de transfert. De son côté, la France réfléchit à plusieurs pistes, comme par exemple taxer la bande passante (rapport "Collin et Colin").

Et, face à ces annonces unilatérales des Etats, la principale attente des groupes est d'assurer un haut niveau de sécurité fiscale (certitude sur les règles et les niveaux de taxation appliqués). A cet égard, ce que les groupes souhaitent, ce sont des règles du jeu claires au sein de chaque Etat, et entre les Etats, permettant d'assurer une compétition saine entre les groupes, sans que la fiscalité soit un facteur discriminant. Cela passe notamment par le développement d'outils de coopération internationale sur les modalités d'imposition. En particulier, des projets comme le projet de Directive européenne "ACCIS" (assiette commune consolidée sur l'impôt des sociétés) de 2011 visant à la mise en place d'une consolidation fiscale européenne, ou le développement d'accord bilatéraux/multilatéraux entre Etats permettant de valider en amont les politiques de prix de transfert des groupes, sont considérés comme des avancées souhaitables.

Lexbase : Les organisations internationales ont-elles concrètement un rôle à jouer afin de réguler ces pratiques ? Quelles seraient, selon vous, les mesures les plus urgentes à adopter, tant au niveau international qu'au niveau français ?

Benoît Dambre et Grégoire De Vogüé : Les organisations internationales (OCDE et UE) et les Etats ont une responsabilité historique afin d'éviter l'émergence d'un protectionnisme fiscal au niveau mondial et favoriser l'adoption de règles fiscales simples et stables permettant une croissance durable.

Outre la lutte légitime contre la fraude et l'évasion fiscale, il leur faut créer les conditions d'un nouvel ordre fiscal mondial sécurisé pour les entreprises en vue d'une allocation optimale des ressources en capital et de l'emploi.

La tâche n'est pas aisée et ces règles nouvelles devront tenir compte d'une "nouvelle donne", économique issue de la globalisation qui efface les frontières fiscales, de l'économie numérique et de la désintermédiation.

Ces trois phénomènes créent des richesses certaines pour les citoyens, que les Etats peinent à taxer avec leurs outils actuels. Ils ont donc donné mandat à l'OCDE pour élaborer de nouvelles règles permettant de sécuriser leurs recettes fiscales, sous l'impulsion du G20. Ce projet intitulé "BEPS" (Base Erosion and Profit Shifting) vise à lutter contre l'érosion des bases fiscales et les transferts de bénéfices, est mené tambour battant par l'OCDE, avec quelques succès dans le domaine de la lutte contre l'évasion fiscale. Hélas, outre les mesures destinées à assurer une plus grande transparence dans le domaine fiscal, que les Etats ont été prompts à adopter, on observe leur difficulté définir de nouvelles règles afin de mieux répartir entre eux les bases fiscales, en particulier celles générées par l'économie numérique. Il en résulte une multiplication des situations de double imposition, y compris au sein même de l'Union européenne, ce qui accroît les difficultés des entreprises européennes face à leurs concurrents établis dans les pays émergents ou aux Etats-Unis, où les entreprises sont soutenues dans leur expansion par une législation et une administration plus favorables.

Comme indiqué plus haut, un des enjeux pour les groupes est d'accroître d'accroitre la lisibilité et la compatibilité des règles entre Etats. A cet égard, l'Europe doit porter un message fiscal plus fort et plus intégré. En effet, le niveau actuel de concurrence fiscale intra-européenne le montre bien : créer un espace économique ouvert, avec une monnaie commune, sans poser la question de l'harmonisation des règles fiscales, entraîne une concurrence fiscale importante du fait de la forte mobilité des opérations au sein de l'Union. Même si aucune étude ne le démontre, il est probable que la guerre fiscale entre Etats détruise de la valeur fiscale pour l'Union européenne, et risque de conduire à l'explosion des double-impositions pour les groupes. Créer un espace fiscal européen intégré peut passer soit par la mise en place d'une consolidation fiscale européenne (de type ACCIS), soit par la validation, en amont, à l'échelle de l'Union européenne, de la politique de prix de transfert d'un groupe (sous la forme d'accords préalables de prix de transfert, couvrant toute l'Union européenne, et valable pour une durée de 3 à 5 ans). Dans ce dernier cas, des règles de subsidiarité, comme celles applicables en droit de la concurrence, pourraient permettre de définir à partir de quelle taille les opérations d'un groupe seraient d'enjeu européen (e.g. : chiffre d'affaires en Europe supérieur à cinq milliards d'euros, présence dans au moins cinq pays de l'Union, etc.).

A l'international, les travaux de l'OCDE sur BEPS contribuent à créer un corpus de règles plus alignées sur le fonctionnement économique des groupes. Il faudra, cependant, s'assurer qu'en parallèle, les règles de coopération entre Etats se clarifient et se fluidifient, pour éviter l'explosion, aujourd'hui prévisible, des conflits fiscaux transfrontaliers, entraînant pour les groupes des doubles impositions non résolues.

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