La lettre juridique n°615 du 4 juin 2015 : Éditorial

Penser la relation de travail comme un contrat intuitus personae... objectif

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 04 Juin 2015


Donnant des gages aux associations et syndicats luttant contre les discriminations (notamment au travail), à la suite de l'abandon du CV anonyme, mort-né des obligations permettant de lutter contre la discrimination à l'embauche, la commission des lois de l'Assemblée nationale vient d'adopter une proposition instaurant une action de groupe en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités. Première extension de la class action à la française adoptée il y a un an, sous l'égide de la loi "Hamon" en matière de consommation, la proposition de loi, qui semble avoir l'aval gouvernemental, s'inscrit dans une démarche "d'effectivité de l'interdiction des pratiques discriminatoires".

Les motifs de la proposition rappellent que les discriminations sont constatées principalement dans trois domaines : le logement, les services et l'emploi. Et, le rapport 2010 de la Halde révélait, notamment, que 68 % des appels reçus pour dénoncer des discriminations concernaient le domaine de l'emploi. Aussi, si l'introduction d'un "recours collectif" en matière de discrimination ne vise pas exclusivement la relation professionnelle, ce sera, à n'en pas douter, le premier terrain d'exploration d'une telle "arme judiciaire" pour faire cesser les discriminations "systémiques", au premier rang desquelles la discrimination homme-femme fait toujours figure de proue. Selon les rapporteurs de la proposition, à compétence égale, les disparités de salaires entre hommes et femmes n'ont aucune justification ; et pourtant de nombreuses enquêtes ont révélé un salaire de 25 % inférieur chez les femmes par rapport aux hommes placés dans une situation identique.

La proposition de loi n'entend pas ériger une action de groupe pour propos injurieux ou diffamatoires tenus par des personnes physiques, mais veut "responsabiliser, inciter, et si nécessaire contraindre les structures à instaurer davantage d'équité dans leur sein, en suscitant une incitation majeure en faveur de cette équité". Responsabiliser l'ensemble des entreprises, au risque de leur infliger de nouvelles contraintes organisationnelles... pour les moins vertueuses, bien entendu.

Le patronat est vent debout contre cette proposition, bien que le sujet soit consensuel, pour ne par dire "politiquement correct". On parle de "boîte de Pandore", une multiplication des contentieux mettant à mal l'organisation et, à terme, l'économie des entreprises, bien que la lutte contre les discriminations soit nécessaire au regard de l'égalité et de l'équité. L'helléniste, s'il en reste quelques uns au XXIème siècle, répondra qu'il suffira de ne pas refermer le couvercle du vase -car la fameuse boîte était un vase selon la traduction littérale du mythe- pour que l'espoir arrive à s'en échapper : l'espoir d'une plus grande égalité, d'une meilleure équité.

Une fois n'est pas coutume, on apprend que "les expériences étrangères révèlent un bilan globalement très positif des actions de groupe, y compris au sein de l'Union européenne : Autriche, Bulgarie, Danemark, Finlande, Allemagne, Grèce, Hongrie, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Espagne, Suède et Royaume-Uni".

Alors peut-on raisonnablement exprimer quelque réticence ?

En écho à la loi "Hamon" qui réservait l'action de groupe en matière de consommation aux associations de défense des consommateurs, l'article 1er de la proposition réserve ce nouveau recours collectif aux associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans à la date des faits et se proposant par leurs statuts de lutter contre les discriminations, ainsi que toute organisation syndicale représentative. Une fois encore, l'avocat est écarté ab initio quand 60 % d'entre eux sont les meilleurs juristes en droit du travail du monde de l'entreprise, certainement plus à même de conduire la médiation prévue aux articles 7 et suivants de la proposition. On notera qu'un amendement visant à ce qu'un groupe d'individus puisse introduire collectivement leur action de groupe -donc se passant de l'entremise d'une association ad hoc ou d'un syndicat-, estimant qu'il n'y avait pas lieu à limiter l'action de groupe à des associations existant depuis cinq ans (vu qu'il n'est prévu aucune homologation des associations) ou des syndicats, et de craindre les actions fantaisistes, a été rejeté. L'action de groupe demeurerait donc une action collective... associative.

Pour les questions d'intendance (quel tribunal ? quelle procédure ?...) : l'action de groupe sera introduite selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat ! C'est sans doute réglementairement que l'on ménagera le patronat en circonscrivant l'action de groupe "en cas d'absence du processus de dialogue social" et faisant la part belle à la médiation.

L'éventuelle introduction de l'action de groupe en matière de discrimination -encore que la chose soit quasiment certaine, puisqu'elle est inscrite à l'agenda de la Justice du XXIème siècle- obligera les employeurs, en premier lieu, à repenser la relation professionnelle nouée avec le salarié. Est-il contrat plus intuitus personae que le contrat de travail ? Assurément, ce contrat, et la relation professionnelle dans son ensemble, est établi et s'exécute "en fonction de la personne" ; et au-delà même de l'identité du salarié. L'intensité de la notion est certaine puisqu'elle peut constituer l'objet, la cause ou la garantie d'un contrat. La thèse de G. Kotic démontre bien que l'intuitus personae, rare dans les contrats translatifs de propriété, est, dans ceux de mise à disposition d'un bien, dans ceux portant sur une somme d'argent et dans ceux ayant pour objet une prestation de service, généralement prédominant. Mais, il ne faut pas se méprendre : la lutte contre les discriminations au sein de l'entreprise ne sonne pas le glas de l'intuitus personae, au sens large, du contrat de travail : aucune obligation ne sera faite à l'employeur d'établir une relation de travail avec un candidat pour lequel il juge la compétence, le profil et la personnalité inadéquats. Seulement, l'intuitus personae subjectif qui s'attache à une personne précise et identifiable devrait laisser la place un intuitus personae objectif qui ne porte que sur les qualités de la personne en dehors de toute identification -c'était l'enjeu même du CV anonyme- ; charge à l'employeur de déterminer les critères de l'intuitus personae et les indices permettant de le déceler clairement et objectivement.

Entendons-nous bien, l'identification du salarié sera toujours nécessaire dans l'établissement et la poursuite de la relation de travail ; mais son identité, ce qui la constitue assurément (sexe, origine, apparence physique...), sera portée à l'index. Attention ! Subjectif ou objectif, le contrat conclu intuitu personae reste un rapport de droit entre deux personnes qui connaît les aléas propres aux rapports humains, rappelle toujours G. Kotic : et aucune action de groupe ou risque d'un recours collectif n'empêchera l'aléa dans l'exécution du contrat de travail. La fin de la "discrimination systémique" ne peut-être de la désindividualisation de la relation de travail, sur le mode du salarié interchangeable car de compétence et d'expérience égales. La frontière est ténue entre la permissivité de la discrimination et l'objectivisation absolue de la relation professionnelle, fondée, par exemple comme à Gattaca, sur l'ADN du salarié propre à objectivement effectuer telle ou telle tâche dans l'entreprise.

Enfin, si l'arsenal judiciaire ne suffit pas, on pourra toujours s'en remettre aux stimuli sonores pendant le sommeil des employeurs : des chercheurs de l'Université Northwestern, de Chicago, viennent de publier, dans la prestigieuse revue Science, une étude démontrant qu'il est possible de diminuer les stéréotypes, les préjugés sexistes et racistes implicites, par la diffusion de ces stimuli sonores, de sons associés à des contre-préjugés, pendant le sommeil dans l'oreille des participants...

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