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N7284BUC
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 14 Mai 2015
Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 :'La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances' ; qu'aux termes de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat : Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions' ; qu'il résulte de ces dispositions combinées que l'apposition d'un emblème religieux sur un édifice public ou une place publique, postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905, méconnaît la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l'égard des cultes quels qu'ils soient ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la croix de Lorraine, croix archiépiscopale, figurant sur les blasons des archevêques, pour signaler cette fonction, en béton armé précontraint de 44,30 mètres de haut pour un poids total sans fondations de 950 tonnes, revêtue d'un parement en granit rose de Perros-Guirec et habillée de surfaces en bronze de 10 mm d'épaisseur et d'1,68 mètre de longueur, soit un poids total de 16 tonnes, provenant d'une fonderie alsacienne, érigée le 18 juin 1972 sur une place publique de la commune, par sa disposition et ses dimensions, présente un caractère ostentatoire ; que, par suite, alors même que l'édification du Mémorial Charles-de-Gaulle ne méconnaîtrait pas, par elle-même, les dispositions précitées de la Constitution et de la loi du 9 décembre 1905, l'apposition de la croix surplombant le Mémorial méconnaît ces dispositions ;
Considérant que la présence depuis 1972 à Colombey-Les-Deux-Eglises, au lieu de son implantation actuelle, comme d'ailleurs en tout lieu public, de ce monument comportant une croix monumentale, telle que décrite ci-dessus, est incompatible avec l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ; que l'existence même de cette incompatibilité faisait obligation à la collectivité publique propriétaire de cet ouvrage de mettre fin, à la première demande, à cette situation illicite ; qu'alors qu'il est constant que la croix de Lorraine doit sa forme à la croix chrétienne à laquelle a été ajoutée une petite traverse supérieure représentant l'écriteau'INRI' (Jésus de Nazareth, roi des Juifs), il doit être considéré que le maire de Colombey-Les-Deux-Eglises, par le refus qu'il a opposé aux demandes qui lui étaient faites, a méconnu les dispositions précitées de la Constitution du 4 octobre 1958 et de la loi du 9 décembre 1905, à la stricte application desquelles la protection juridique qui s'attache au respect de l'oeuvre de l'artiste et au droit moral de l'auteur ne saurait faire obstacle"...
Bien entendu, il s'agit là d'une extrapolation fallacieuse du jugement rendu le 30 avril 2015, par le tribunal administratif de Rennes qui a donné raison à une association qui demandait le retrait de la statue de Jean-Paul II du domaine public d'une commune. La statue érigée en 2006 sur une place publique de la commune est entourée d'une arche surplombée d'une croix, symbole de la religion chrétienne, qui, par sa disposition et ses dimensions, présente un caractère ostentatoire. Dès lors, alors même que l'édification de la statue sur la place publique ne méconnaîtrait pas, par elle-même, les dispositions de l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 et de la loi du 9 décembre 1905, l'apposition de la croix au sommet de l'arche entourant cette statue méconnaît, elle, ces dispositions. L'existence même de cette incompatibilité faisait donc obligation à la collectivité publique propriétaire de cet ouvrage de mettre fin, à la première demande, à cette situation illicite.
Le raisonnement du juge administratif est des plus subtils. Ce dernier ne condamne pas l'érection d'une statue d'un personnage religieux, Saint depuis lors, sans doute de par sa qualité, d'un point de vue laïc, de personnage historique. Le juge s'attache uniquement, et suivant en cela les conclusions de l'association requérante, au caractère ostentatoire et, par conséquent, prosélyte, de la croix latine située au dessus de l'arche dans laquelle la statue s'inscrit. Il est évident que, compte tenu des dimensions de la croix, celle-ci emportait finalement le pas sur la statue elle-même et, du même coup, le fait d'apposer cette oeuvre d'art sur une place publique revenait à apposer au coeur de la commune un symbole de rassemblement des chrétiens. Le raisonnement du juge est imparable et suffisamment intelligible pour éviter toute dérive. Encore que... le mieux soit souvent l'ennemi du bien.
Cette décision pose naturellement plusieurs questions pratiques au regard de l'interprétation de la loi de 1905.
Nous évoquions en introduction un "jugement fiction" ayant trait à la croix de Lorraine, symbole soixantenaire de la Résistance, mais symbole chrétien et des ducs d'Anjou, puis de Lorraine, champions de la Ligue, depuis le XVème siècle. Finalement, si le laïc s'attachera volontiers au symbole historique, le confessionnel pourra, lui, n'y voir qu'un symbole chrétien. A l'extrême, que dire de la croix figurant sur les panneaux signalant une intersection, qui n'en demeure pas moins une croix de Saint André ? Alors certes, la croix n'est pas un symbole uniquement chrétien : d'abord parce qu'il s'agit avant tout d'une figure géométrique ; ensuite, parce qu'avant d'être le symbole de la crucifixion de Jésus-Christ, il s'agit d'un instrument de supplice perse, répandu entre le Ier siècle avant et le Ier siècle après notre ère, notamment sous l'Empire romain, et sur lequel sont morts des milliers d'hommes ; mieux, dans les grottes d'Elephanta, en Inde, dédiées à Shiva, on peut apercevoir une croix au-dessus de la tête d'un des personnages ; et parfois, le dieu Krishna est représenté avec six bras dont trois tiennent une croix ; enfin, "Dans l'Etat d'Oaxaca, les Espagnols s'aperçurent que l'on avait érigé des croix de bois comme symboles sacrés. [...] En Amérique du Sud, ce même signe était considéré comme symbolique et sacré. Il était révéré au Paraguay. Au Pérou, les Incas honoraient une croix sculptée d'une seule pièce dans le jaspe. [...] Les Muyscas de Cumana croyaient que la croix [...] était dotée du pouvoir de chasser les esprits mauvais ; en conséquence, on plaçait les enfants nouveau-nés sous sa protection" nous livre Baring-Gould dans Curious Myths of the Middle Ages. On pourrait, dès lors, évoquer que, si le symbole de la croix n'est pas un symbole religieux en soi, il est commun à plusieurs religions : est-ce à penser qu'il faille supprimer toute croix de l'espace public ? Ou bien, est-ce l'association entre la statue d'un Pape et la croix latine qui pose singulièrement problème, alors que la loi de 1905 ne distingue pas entre les différentes religions et les différents symboles religieux ?
On le comprend aisément, c'est la charge symbolique plus forte que toute autre qui est ici mise en exergue et qui justifie le jugement du tribunal administratif de Rennes. C'est bien parce que la croix latine, celle dont la branche inférieure est plus longue que les autres, revêt dans l'inconscient collectif une symbolique exclusivement chrétienne que son érection en place publique ou sur les promontoires peut s'apparenter à du prosélytisme. Finalement, la croix latine est victime de son succès, pétri par 2 000 ans d'histoire commune avec le monde occidental.
S'attachant à la croix apposée sur l'arche de la statue plus qu'à la figure patriarcale de Jean-Paul II, il est alors facile d'imaginer que le jugement eut été tout autre si l'artiste avait apposé un autre symbole chrétien, plus confidentiel. Une statue du Pape surplombée d'un poisson tomberait-elle sous les fourches caudines de la laïcité ? On se souvient que la croix latine n'est le symbole de la chrétienté que depuis le IVème siècle, et que les premiers chrétiens préférant rester discrets et ne pas être repérés par la police impériale usaient volontiers de l'animal, car en grec "poisson" s'écrit "ichthus", acronyme de "Iêsous Christos Theou Uios Sôtêr", c'est-à-dire "Jésus Christ de Dieu le Fils, Sauveur"... Ou bien, eut-il pu préférer la férule papale, une croix de Saint Pierre (croix latine inversée), voire une chaise électrique, à l'image de l'oeuvre de Paul Fryer exposée par Mgr Di Falco en la cathédrale de Gap pour que les fidèles éprouvent la frayeur que l'on devrait encore avoir normalement devant un homme cloué sur deux morceaux de bois, si nous n'étions pas si habitués au symbole chrétien.
Si le jugement du 30 avril 2015 semble sonner le glas de l'art sacré public, il ouvre en fait des perspectives intéressantes de diversifications représentatives de la religion au coeur des communes, pour peu que la symbolique chrétienne se renouvelle ou retourne à ses premières figures ; partant du principe qu'un homme d'église puisse être représenté sans heurter les convictions des personnes ne relevant pas de la même foi, accompagné de la représentation d'un signe peut-être ostentatoire mais difficilement intelligible... Restait peut-être tout simplement à réduire les dimensions de la croix latine et l'affaire n'aurait peut-être pas fait grand bruit. D'ailleurs, en Chine, un nouveau projet de loi présenté par les autorités dans la province du Zhejiang et prévoyant d'interdire de placer des croix au sommet des édifices religieux catholiques et protestants est à l'étude... Ainsi, les croix chrétiennes doivent être placées sur les façades et non plus surmonter les églises ou clochers. Elles ne doivent pas mesurer plus d'un dixième de la hauteur de la façade et leur couleur doit se confondre avec celle de l'édifice.
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