Lexbase Avocats n°193 du 7 mai 2015 : Avocats/Procédure

[Jurisprudence] L'autorité de la chose jugée freine t-elle la postulation à la profession d'avocat ?

Réf. : Cass. civ. 1, 16 avril 2015, n° 14-13.280, F-P+B (N° Lexbase : A9463NGL)

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par Emmanuel Raskin, Avocat au barreau de Paris, cabinet SEFJ, Chargé d'enseignement à l'Université Paris V, Président de la Commission nationale "Procédure" de l'ACE

le 07 Mai 2015

L'autorité de la chose jugée est attachée au seul dispositif de la décision. Elle ne peut être opposée lorsque des évènements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice. La première chambre civile vient de rappeler, dans un arret rendu le 16 avril 2015, un point paraissant évident mais néanmoins important qui permet de parer la dérive vers l'absurdité d'un littéralisme exacerbé de la théorie de l'autorité de la chose jugée.

M. X ayant exercé diverses fonctions en entreprise, puis dans une administration, a de nouveau sollicité son admission au barreau de Saint-Denis sous le bénéfice des dispenses de formation prévues pour les juristes d'entreprise justifiant de huit années au moins de pratique professionnelle et pour les fonctionnaires de catégorie A ou les personnes assimilées ayant, en cette qualité, exercé des activités juridiques pendant la même durée. Le conseil de l'Ordre rejeta sa demande par une délibération du 19 octobre 2012 contre laquelle le postulant a formé un recours.

La cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion rejeta ce recours le 1er mars 2013 (CA Saint-Denis de la Réunion, 1er mars 2013, n° 12/01892 N° Lexbase : A0607KCH), retenant que seules les expériences professionnelles non invoquées dans l'instance antérieure, ou postérieures à celle-ci, peuvent être prises en compte, dès lors qu'il a déjà été jugé par décision irrévocable, d'une part que l'activité du postulant au sein de ces entreprises ne correspondait pas à l'exercice exclusif de fonctions dans un service spécialisé chargé dans l'entreprise de traiter les problèmes juridiques posés par l'activité de celle-ci, d'autre part, qu'il n'était pas établi que les activités exercées au sein de la collectivité locale avaient un caractère juridique prépondérant, de sorte que la condition d'une expérience professionnelle juridique d'au moins huit années n'était pas remplie.

Pour mieux comprendre la situation, il convient de remonter à l'ancienne procédure.

Avant 2012, M. X avait sollicité son inscription à raison d'activités exercées et des expériences de juriste acquises au sein du Cerfa -de janvier 2002 à octobre 2005-, de la Sidr -de novembre 2006 à avril 2007-, de la mairie de Saint-André -de juin à septembre 2007-, d'une EIRL -de février 2006 à décembre 2010- et d'une société -de septembre 2007 à décembre 2010-.

La cour d'appel avait précédemment admis, suivant arrêt du 1er octobre 2010 (CA Saint-Denis de la Réunion, 1er octobre 2010, n° 10/00786 N° Lexbase : A4783GDI), l'inscription de M. X sur le fondement de ces mêmes activités. La Cour de cassation cassa sans renvoi cette décision d'appel, suivant arrêt du 16 mai 2012 (Cass. civ. 1, 16 mai 2012, n° 11-10.059, F-D N° Lexbase : A6943ILQ), jugeant ainsi définitivement le refus d'inscription et donc une situation antérieure à l'arrêt d'octobre 2010.

M. X régularisa une nouvelle demande d'inscription postérieurement à ce premier arrêt de cassation.

Il se prévalu d'un évènement modifiant sa situation antérieure dans la mesure où il avait suivi une activité professionnelle lui permettant alors de justifier d'une durée totale d'activité professionnelle de 8 ans 4 mois et 12 jours à la date du 17 août 2012, date de sa nouvelle demande.

La cour d'appel, dans son arrêt attaqué du 1er mars 2013, raisonna sur le fondement de l'autorité de la chose jugée pour opposer une situation définitivement tranchée avant octobre 2010. Ce que M. X avait pu faire après ne pouvait alors modifier, selon cet arrêt, cette situation antérieure scellée dans le marbre de l'arrêt de la Cour de cassation.

Ainsi, selon cette décision, M. X eût-il pu justifier de plus de huit années d'activité professionnelle non interrompue répondant aux conditions de la passerelle permettant aux juristes d'entreprise de devenir avocat, il ne pouvait tenir compte de la fraction de période d'activité antérieure à l'arrêt d'appel cassé par l'arrêt de cassation du 16 mai 2012.

Le principe de l'autorité de la chose jugée lui aurait donc exigé, selon ce raisonnement, une réalité de près de 15 années d'activité ininterrompue alors que les textes n'en exigent que 8 !

Non, l'autorité de la chose jugée n'induit pas ce paralogisme.

La Cour de cassation cassa cette décision d'appel en toutes ses dispositions, en prenant soin de préciser, sous le visa de l'article 1351 du Code civil (N° Lexbase : L1460ABP), que "l'autorité de la chose jugée, attachée au seul dispositif de la décision, ne peut être opposée lorsque des évènements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice".

L'arrêt commenté, d'une part, rappelle que l'autorité de la chose jugée ne s'attache qu'au dispositif de la décision (I) et, d'autre part, permet, grâce au principe qu'il rappelle, d'éviter l'impasse dans laquelle une partie pourrait se retrouver si l'on retenait une acception figée de l'autorité de la chose jugée, alors que sa situation évoluât par rapport à celle jugée antérieurement (II).

I - Le dispositif, rien que le dispositif ?

I.1. Le 13 mars 2009 (1), l'Assemblée plénière de la Cour de cassation vint rappeler que l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif. L'Assemblée plénière refusait ainsi, sans la moindre ambiguïté, de donner une existence positive aux concepts de motifs décisoires ou de motifs décisifs.

Dans son arrêt du 16 avril 2015, la première chambre civile rappelle cette position sans équivoque, ni réserve. Ceci paraît conforme à la lecture de l'article 480 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6594H7D), puisque son premier alinéa place dans le dispositif ce qui est tranché : "le jugement qui tranche dans son dispositif".

Ce n'est dès lors qu'à l'aune du seul contenu formel du dispositif qu'il convient d'apprécier concrètement si le juge a statué sur l'intégralité des demandes formulées par les parties. Or, il peut effectivement exister une dichotomie entre la chose qui devrait revêtir l'autorité de l'article 480 et le dispositif.

I.2. Alors même que la décision prise dans son ensemble (corps et dispositif) révèlerait qu'il a bien été statué sur l'intégralité des prétentions formulées par les parties, ces prétentions définissant l'objet du litige (C. proc. civ., art. 4 N° Lexbase : L1113H4Y), la prise en compte du seul dispositif peut ne pas prendre en considération l'intégralité de cet objet.

Seul le contenu littéral du dispositif du jugement permet de circonvenir formellement les composantes de la chose jugée, alors même que les composants conceptuels de cette chose doivent s'analyser à la lecture des actes des parties.

Comme le remarquait judicieusement un auteur, la caractérisation formelle des composantes de la chose jugée "est nécessairement appelée à s'abstraire de la délimitation respective de l'office des parties et du juge, laquelle irrigue pourtant la délimitation théorique de ces mêmes composantes" (2).

La caractérisation de la cause fondant la demande ainsi que la délimitation de l'objet doit se lire au travers des dernières conclusions des parties.

La nécessité d'une qualité rédactionnelle et d'une précision des prétentions est donc primordiale et bien comprise.

I.3. Pour autant, si le dispositif d'un jugement doit synthétiser le résultat de ce qui est examiné sur le fond, comment peut-on dissocier, à titre d'exemple, une condamnation indemnitaire de la source de cette condamnation, à savoir telle ou telle responsabilité ?

On pourrait répondre par l'évolution de la notion de cause. On se rappelle que le fondement juridique n'a plus d'avenir dans la composante de la cause puisque cette dernière s'entend désormais des seuls faits, concentration des moyens oblige.

Le demandeur s'étant abstenu de soulever en temps utile le fondement qu'il tenterait de soulever une première fois dans un second procès opposant les mêmes parties, pour le même objet, se heurterait à l'autorité de la chose jugée (3).

Il convient donc de cerner, au-delà du seul dispositif, la composante de la cause à l'aune du corps de la décision qui reprend notamment les faits, sauf à méconnaître ce que le principe de concentration permet d'éviter en terme de dérive.

I.4. Par ailleurs, dans certains cas, la jurisprudence a pu donner aux motifs décisifs une autorité.

Le jugement statuant sur la recevabilité de l'action en rescision pour lésion qui ne se borne qu'à ordonner dans son dispositif une mesure d'instruction est considéré paradoxalement par la jurisprudence comme ayant un caractère mixte, avec autorité de la chose jugée, et étant susceptible d'un appel immédiat.

Les motifs d'un tel jugement au soutien de la recevabilité de cette action ont dès lors ici autorité, le dispositif étant purement avant dire droit.

La jurisprudence de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a par ailleurs estimé en juillet 2008 (4) que viole l'article 480 du Code de procédure civile la cour d'appel qui, pour dire une demande irrecevable, retient que le litige oppose les mêmes parties et présente une identité de cause et d'objet avec celui qui avait donné lieu à jugement, alors qu'il résultait des motifs de celui-ci, éclairant la portée de son dispositif, que la demande n'avait été déclarée irrecevable que parce qu'elle était prématurée.

Les motifs décisifs sont là encore pris en considération.

I.5. Une unité de régime mériterait d'être suivie pour apporter une sécurité judiciaire et un respect intégral de ce que les parties ont entendu soumettre aux tribunaux.

Pourquoi ne pas reconnaître l'autorité de la chose jugée des motifs décisifs venant au soutien nécessaire du dispositif de la décision ?

Cette solution apporterait harmonie et simplification, s'agissant notamment de la qualification des jugements (avant-dire droit ou mixtes) ainsi que de la recevabilité des actions et appels.

On concevrait par ailleurs mieux la concentration des moyens inhérente à la construction de la cause comme composante de l'autorité de la chose jugée.

II - Pas de paralogisme

II.1. "Terme le plus général par lequel on désigne tout ce qui existe et qui est concevable comme un objet unique, concret, réel, abstrait imaginaire" (5) : c'est bien une "chose" que le Code civil désigne, en son article 1351, sous l'autorité de ce qui est jugé.

C'est sous le visa de cet article que la première chambre civile se prononce, au-delà du principe selon lequel l'autorité de la chose jugée est attachée au seul dispositif.

La tâche fût difficile, s'agissant paradoxalement d'apporter à cette "chose textuelle" le plus de précision possible à raison de la sécurité qu'impose la connaissance nécessaire de ce qui est jugé, l'enjeu tenant aux dispositions de l'article 480 du Code de procédure civile, en vertu duquel le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre indicent a, dès son prononcé, l'autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu'il tranche, le principal s'entendant de l'objet du litige tel qu'il ressort de l'article 4 du Code de procédure civile.

II.2. Une nette clarification a été apportée par la jurisprudence, ce qui était indispensable, s'agissant d'éviter la répétition de contentieux déjà tranchés par l'utilisation abusive de la notion de cause.

La jurisprudence a dégagé de cette "chose" le triptyque suivant : les mêmes parties, le même objet, la même cause. Sur ce dernier élément, la jurisprudence a clarifié de longs débats en estimant qu'une demande fondée sur le même objet, mais selon un moyen de droit différent, est irrecevable.

La pratique des jugements en l'état est également révolue : l'action introduisant une nouvelle instance, au seul motif qu'une preuve non communiquée dans le cadre d'une précédente instance l'est désormais, est irrecevable. La cause s'entend en conséquence des seuls faits.

La Cour de cassation précisa que la demande se heurte à l'autorité de la chose jugée si le demandeur s'est abstenu de soulever en temps utile le fondement juridique adéquat.

Pour autant, cette solution, si elle venait à être utilisée avec rigidité et littéralité, pourrait aboutir à d'absurdes situations comme celle décrite en introduction supra, imposant en l'espèce à une personne justifiant de plus de 8 années d'exercice professionnel continu de ne pas bénéficier de celles insuffisantes en nombre et jugées comme telles par une précédente décision ayant autorité de la chose jugée, pour les adjoindre à celles postérieures en vue de bénéficier de la passerelle conduisant à la profession d'avocat.

II.3. Si la cause s'entend désormais des faits, on doit indiscutablement tenir compte de leur évolution.

La deuxième chambre civile l'entendait déjà ainsi en 2008 : "l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée, lorsque des évènements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice" (9).

L'arrêt rendu par la première chambre civile le 16 avril 2015 reprend une motivation quasi identique.

Les circonstances nouvelles doivent être également prises en compte : dans le cadre d'une demande de changement de nom, le juge doit examiner si, au jour où il statue, le changement est conforme aux intérêts en présence ; cet intérêt peut changer avec les circonstances, notamment l'âge de l'enfant, de sorte que la décision qui a rejeté une première demande n'a pas, à l'égard d'une seconde demande, l'autorité de la chose jugée (10).

La jurisprudence de la Cour de cassation est bien établie sur ce point (11).

"Entre le bon sens et le bon goût, il y a la différence de la cause à son effet (Jean de la Bruyère- Extrait des Caractères).


(1) Ass. plén., 13 mars 2009, n° 08-16.033, P+B+R+I (N° Lexbase : A8023EDI), Gaz.Pal., 29 et 30 avril 2009 p.14 et s..
(2) Thomas Janville, Gaz. Pal., 30 avril 2009, page 17.
(3) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, P+B+R+I (N° Lexbase : A4261DQU), Bull. civ. n° 8 - jurisprudence dite Cesaréo .
(4) Cass. civ. 2, 3 juillet 2008, n° 07-16.398, F-P+B (N° Lexbase : A4927D9D), Gaz. Pal., 10 et 11 avril 2009.
(5) Définition dictionnaire "Le Petit Robert".
(6) Ass. plén., 7 juillet 2006, n° 04-10.672, P+B+R+I, cf. note 3 supra.
(7) Cass. civ. 2, 20 décembre 2007, n° 06-20.961, F-D (N° Lexbase : A1264D39), Procédure 2008, Comm. 69.
(8) Cf. note 3 supra.
(9) Cass. civ. 2, 10 juillet 2008, n° 07-16.328, FS-D (N° Lexbase : A6312D9N), RDC, 2008, 1289.
(10) Cass. civ. 1, 18 décembre 1979, n° 78-15.619 (N° Lexbase : A4478NHC), Gaz. pal., 1980, 1, 249.
(11) Cass. civ. 2, 27 juin 1985, n° 84-12.673 (N° Lexbase : A4655AAN), JCP éd. G., 1986, II, 20644 ; Cass. civ. 1, 22 octobre 2002, n° 00-14.035 (N° Lexbase : A3324A3I), Rev. crit. DIP, 2003, 299 ; Cass. civ. 2, 6 mai 2010, n° 09-14.737, FS-P+B (N° Lexbase : A0786EXE), Bull. civ. II, n° 88.

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