Lexbase Public n°361 du 5 février 2015 : Procédure administrative

[Jurisprudence] Office du juge du référé-liberté saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 16 janvier 2015, n° 374070, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4787M98)

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N5807BUM

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine

le 17 Mars 2015

Très appréciées par les praticiens du droit administratif, les procédures d'urgence instaurées par la loi du 30 juin 2000 (1) ont, ces derniers mois, acquis une notoriété nouvelle hors des cercles juridiques. Les affaires "Dieudonné" (2) et "Vincent Lambert" (3), comme les désignent les médias, ont, au premier chef, braqué sur le juge du référé-liberté des projecteurs à la lumière desquels il n'était guère accoutumé. Certaines de ces décisions ont revêtu une portée jurisprudentielle au moins équivalente à leur écho médiatique, leur valant d'être rendues, au titre de la procédure de référé, par une formation collégiale (4), ou leur valant les honneurs d'une publication intégrale au Lebon (5). Parmi les procédures d'urgence aménagées par la loi, celle du référé-liberté fait ainsi figure de "vedette contentieuse" (6). Si les importantes prérogatives accordées au juge du référé-liberté (7), sans commune mesure avec les moyens dont disposait jusqu'alors le juge administratif des référés en l'an 2000, participent sans aucun doute au succès immédiat et constant de ce nouveau dispositif, les récentes ordonnances précitées rendues par le juge de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT) font, bien plus, apparaître la réalité de son office dans toutes ses dimensions. L'arrêt rapporté, énonçant qu'en cas de QPC posée devant le juge du référé-liberté, celui-ci peut avoir recours à la procédure de rejet sans instruction contradictoire, participe de ce mouvement de définition plus complète de l'office du juge du référé liberté amenant à une imbrication des rôles contentieux et à une requalification des pouvoirs du juge. Il ressort des faits de l'espèce que la requérante avait présenté au juge des référés du tribunal administratif de Nantes une requête en référé-liberté (CJA, art. L. 521-2) contre un arrêté municipal la mettant en demeure d'enlever des dispositifs publicitaires apposés sur les murs de sa propriété. A l'appui de son recours, elle avait présenté, dans un mémoire distinct, une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de l'article 3 de la loi n° 79-1150 du 29 décembre 1979, relative à la publicité, aux enseignes et pré-enseignes (N° Lexbase : L3125IEH) (8). Par l'ordonnance attaquée du 30 octobre 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a rejeté sa requête sur le fondement de l'article L. 522-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3065AL4) pour absence d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Pour le Conseil d'Etat, ce faisant, le juge des référés a nécessairement jugé, non que la demande était irrecevable mais qu'elle était mal fondée. En statuant ainsi, sans se prononcer sur la QPC dont il était saisi, "le juge des référés a méconnu les devoirs de son office". En effet, "le juge des référés peut en toute hypothèse, par une ordonnance prise sur le fondement de l'article L. 522-3, rejeter les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 521-2 pour incompétence de la juridiction administrative, irrecevabilité ou pour défaut d'urgence, sans être alors tenu d'examiner la question prioritaire de constitutionnalité soulevée devant lui". En revanche, s'il "envisage de rejeter la demande en vertu de l'article L. 522-3 au motif qu'il apparaît manifeste qu'elle est mal fondée, il lui appartient dans cette hypothèse de se prononcer sur l'ensemble des moyens soulevés devant lui, y compris celui tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution".

L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes est annulée et, sur le fondement de l'article L. 821-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3298ALQ) (9), le Conseil d'Etat règle l'affaire au fond. La demande dirigée contre l'arrêté municipal litigieux ne justifiait pas d'une situation d'urgence caractérisée impliquant qu'une mesure visant à sauvegarder une liberté fondamentale soit prise dans les 48 heures. La demande de la requérante est rejetée sans qu'il y ait lieu de statuer sur la demande de renvoi au Conseil constitutionnel.

En définissant ce que devait être l'office du juge en l'espèce, le Conseil d'Etat rappelle que le juge du référé-liberté ne fait pas seulement plus vite que le juge du fond : il fait aussi différemment. Les finalités de sa mission, qui sont d'assurer par tout moyen la sauvegarde d'une liberté fondamentale illégalement menacée, l'habilitent, en effet, comme en témoignent les solutions récentes précitées, non pas à s'affranchir des conditions légales et règles jurisprudentielles mises à son intervention, mais à les manier avec toute la souplesse requise par les circonstances propres de chaque espèce, proportionnellement à celles-ci. Le juge du référé-liberté bénéficie d'une grande souplesse dans l'exercice de son office, ce qui a pour corollaire la grande plasticité des solutions qu'il retient afin, là encore, de les adapter au plus près des spécificités de l'espèce dont il a à connaître.

En ce sens, si la décision d'espèce confirme la jurisprudence précédente, elle n'en est pas moins un témoignage de cette élasticité de l'office du juge en la matière pour assurer à la fois une décision sur le fond et répondre aux impératifs de l'urgence. Ainsi, la confrontation entre l'intérêt d'une QPC au litige dans le but de préserver une liberté fondamentale et la nécessité de se conforter aux délais rapides de jugements permet de confirmer déjà l'étendue de l'office du juge en la matière (I), tout comme il permet, de façon plus prospective, d'envisager encore une extension substantielle son office (II).

I - La confirmation de l'étendue de l'office du juge du référé-liberté

La décision d'espèce rappelle tout d'abord la possibilité d'invoquer une question prioritaire de constitutionnalité dans le cadre du référé-liberté (A), mais elle rappelle aussi que, dans son office, le juge n'a pas à tenir compte obligatoirement du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité (B). Cela peut, à certains égards, paraître pour le moins curieux dans la mesure où cette priorité d'examen est la marque même de la QPC devant les juges du fond et que cette QPC pourrait justement se révéler "fondamentale" dans la préservation d'une liberté fondamentale mais, comme déjà mentionné précédemment, il y a là un rappel au fait que le juge du référé-liberté ne juge pas seulement plus vite que le juge du fond, il le fait aussi différemment (B).

A - Le rappel du caractère opérant de la QPC en référé-liberté

La Haute juridiction confirme ici la jurisprudence "Mme Diakité" (10), qui avait pour la première fois reconnu le caractère opérant de la QPC en référé-liberté. Cette dernière pouvant également être soulevée en appel devant le juge des référés du Conseil d'Etat (11). C'est d'abord l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5160IBQ) qui prévoit qu'une disposition législative peut être contestée "à l'occasion d'une instance en cours", ce qui inclut les procédures de référé. Le troisième alinéa de l'article 23-3 (pour les juridictions relevant des juridictions suprêmes) et le dernier alinéa de l'article 23-5 (pour le Conseil d'Etat et la Cour de cassation) de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 (N° Lexbase : L0276AI3) (12), modifiée par la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 (N° Lexbase : L0289IGS) (13), tirent les conséquences de cette habilitation constitutionnelle, en indiquant qu'une QPC peut être soulevée dans les procédures d'urgence. Ceci recouvre, notamment, devant la juridiction administrative, les principaux référés, le contentieux de la reconduite à la frontière, le contentieux électoral, ou encore celui des arrêtés de refus de séjour assortis d'une obligation de quitter le territoire français. Enfin, l'article R. 771-7 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L5783IGB) donne compétence à un magistrat unique pour transmettre, par ordonnance, la QPC au Conseil d'Etat.

Comme peut le relever Olivier Le Bot, il y avait pourtant matière à "s'interroger sur la possibilité de soulever une QPC risquant de ne pas présenter d'intérêt pour le litige qui l'a vu naître" (14). En effet, si le renvoi d'une QPC est envisagé dans le cadre du référé-liberté, la réponse à celle-ci interviendra alors que le litige pendant devant le juge a pris fin. Le délai de 48 heures qui lui est imparti pour statuer exclu qu'il soit sursis à statuer en attendant la décision du Conseil constitutionnel. Or, la décision qu'il rend sans délai sur ce fondement met fin dans tous les cas au litige : s'il rejette la requête bien sur, mais aussi s'il ordonne une mesure de sauvegarde, laquelle éteint en pratique toute contestation, soit dès son prononcé, soit dès son exécution qui intervient dans les jours, voire les heures qui suivent celui-ci.

Le Conseil d'Etat confirme malgré tout l'ordonnance "Mme Diakité" précitée sur ce point. Il fait donc ici prédominer plusieurs autres considérations. Ainsi, dans l'hypothèse où la déclaration d'inconstitutionnalité ne sera pas susceptible d'avoir la moindre incidence sur le litige qui l'a provoqué, il y aurait quand même une utilité pour ce que l'on pourrait appeler l'ordre public constitutionnel, l'annulation serait utile pour les recours à venir et permettrait d'extraire une disposition inconstitutionnelle de l'ordre juridique. De même, la déclaration d'inconstitutionnalité peut avoir une incidence sur le litige en référé-liberté qui est à l'origine du renvoi. Le justiciable dispose, notamment, comme l'a reconnu le Conseil constitutionnel dans une réserve d'interprétation, "de la faculté d'introduire une nouvelle instance pour qu'il puisse être tenu compte de la décision du Conseil constitutionnel" (15). La décision du Conseil constitutionnel considérant que la disposition législative contestée est conforme à la Constitution constituera une circonstance de droit nouvelle permettant à la partie intéressée de demander qu'il soit mis fin aux mesures ordonnées en référé, selon la voie du référé-réexamen de l'article L. 521-4 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3060ALW) (16).

B - Le rappel du caractère non prioritaire de la question de constitutionnalité

La première des particularités relative au traitement et à l'examen des QPC dans le cadre du référé-liberté a trait à la condition d'urgence. Comme son appellation le marque explicitement, la QPC doit normalement être traitée avant tout autre élément de la requête. Le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat dans l'affaire "Mme Diakité" a indiqué qu'il "appartient au juge des référés de première instance d'apprécier si les conditions de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat sont remplies et au juge des référés du Conseil d'Etat, lorsqu'il est lui-même saisi d'une même question, de se prononcer sur un renvoi de la question au conseil constitutionnel". Donc le juge des référés qui entend faire droit à la requête, ou au contraire rejeter celle-ci pour absence de satisfaction d'une ou de plusieurs des conditions d'octroi, devra statuer, et ce prioritairement, sur la question de constitutionnalité.

L'ordonnance "Mme Diakité" prévoit, cependant, une exception à l'obligation d'examiner le bien-fondé de la QPC : celle où le juge des référés rejette la requête introduite sur le fondement de l'article L. 521-2 pour défaut d'urgence. Le président de la Section du contentieux du Conseil d'Etat indique en effet que : "le juge des référés peut, en toute hypothèse, y compris lorsqu'une question prioritaire de constitutionnalité est soulevée devant lui, rejeter une requête qui lui est soumise pour défaut d'urgence". Dans la mesure où elle constitue l'essence des référés, l'urgence présente ainsi un caractère plus prioritaire que la question de constitutionnalité et le mémoire distinct en QPC pourra ne pas être examiné si le juge rejette la requête en référé pour défaut d'urgence.

Le raisonnement est logiquement transposable au référé-suspension, également soumis à cette condition (17). Pour autant, il ne s'agit que d'une simple faculté et non d'une obligation. Ainsi, dans le cadre d'un référé-suspension, le juge, tout en rejetant la requête pour défaut d'urgence, pourrait décider de transmettre néanmoins la QPC lorsqu'elle présente un intérêt pour le règlement du recours principal. Par contre, lorsqu'un juge des référés n'a pas estimé nécessaire d'examiner une QPC, au motif de l'absence d'urgence, il doit être considéré comme ayant refusé de la transmettre (18). Le requérant ne peut donc pas poser la même QPC en cassation sans contester le refus de transmission, conformément à la jurisprudence "Prototech" (19). Le Conseil d'Etat jugeant qu'il ne peut statuer sur la nouvelle QPC, dès lors qu'elle "porte sur la méconnaissance des mêmes dispositions constitutionnelles, par les mêmes moyens, que celle soumise au juge des référés" (20) et que le requérant ne contestait pas le refus de transmission du premier juge.

L'inversion dans l'ordre d'examen des moyens, selon l'ordonnance "Mme Diakité", ne concernait uniquement que la condition d'urgence, chacune des autres conditions posées étant appréciées après l'examen de la QPC à savoir l'incompétence de la juridiction administrative, l'irrecevabilité, ou encore l'illégalité manifeste. La décision d'espèce va plus loin en montrant que le juge des référés n'est pas tenu d'examiner en priorité la question de constitutionnalité soulevée devant lui s'il rejette les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 521-2, pas simplement pour le défaut d'urgence, mais aussi pour incompétence de la juridiction administrative ou encore irrecevabilité. En revanche, pour ce qui est de l'illégalité manifeste et donc si le juge envisage de rejeter la demande au motif qu'il apparaît manifeste qu'elle est mal fondée, la question de constitutionnalité retrouve son caractère prioritaire. Dans ce cas là, il appartient au juge de se prononcer sur l'ensemble des moyens soulevés devant lui, y compris celui tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.

C'est néanmoins dans l'appréciation de la condition d'urgence que le Conseil d'Etat, en l'espèce, rejette la demande de la requérante, considérant qu'il n'y pas d'obligation pour le juge des référés d'examiner la QPC.

En définissant ainsi l'office du juge du référé-liberté, le Conseil d'Etat concilie les impératifs liés à l'urgence et ceux tenant à la garantie effective des libertés mais des questions restent posées dans le contentieux lié à l'effectivité de la QPC en matière d'urgence qui peuvent amener à une possible extension substantielle de l'office du juge qui est déjà par définition largement entendu.

II - La possibilité d'une extension substantielle de l'office du juge du référé-liberté

Au-delà de la décision d'espèce, il faut constater que la QPC ne restreint nullement les pouvoirs assez conséquents du juge du référé-liberté (A) et son immixtion dans le cadre du contentieux du référé liberté peut même, à terme, renouveler l'office du juge en la matière (B).

A - Une question prioritaire de constitutionnalité qui ne restreint pas le juge dans ces pouvoirs

Lorsque la requête n'est pas rejetée pour défaut d'urgence, il appartient au juge d'apprécier si les conditions de transmission d'une QPC au Conseil d'Etat sont remplies. Quel que soit le sort réservé à la QPC, le juge peut, soit rejeter la requête, soit prendre toutes les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. L'invocation d'une QPC ne restreint nullement le juge du référé-liberté dans l'exercice de ses pouvoirs. Il a la possibilité d'ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" pouvant aller de la suspension d'exécution à l'injonction de faire ou de ne pas faire, à l'encontre des actes individuels ou réglementaires, des décisions de refus ou de simples comportements ou abstentions de l'administration. Il peut ainsi se saisir d'une multitude de rapports entre l'administré et l'administration, sans qu'un recours en annulation soit nécessaire et s'il ne peut prononcer l'annulation d'actes illégaux, ses pouvoirs ont parfois des effets analogues voire plus étendus.

A noter, parmi ces pouvoirs, la possibilité pour le juge des référés de contrôler la compatibilité de la loi avec une règle du droit de l'Union européenne (21). Le juge des référés n'était pas autorisé à contrôler la compatibilité d'une disposition législative avec une norme de droit supranational (22) avant que ne survienne la célèbre question préjudicielle posée par la Cour de cassation à la Cour de justice de l'Union européenne (23). Mettant en avant que la mise en oeuvre de la QPC ne se réalise nullement au détriment de la protection juridictionnelle du droit de l'Union européenne, le Conseil constitutionnel (24) et le Conseil d'Etat (25) avaient rappelé avec force le rôle du juge national, y compris celui de l'urgence, pour écarter la loi nationale contraire au droit de l'Union européenne. Bien entendu, la paralysie d'une disposition législative n'est pas une décision banale. En référé-liberté, elle ne peut intervenir qu'à la double condition que soit en cause une liberté fondamentale et que le législateur ait commis une inconventionnalité manifeste, hypothèse peu probable.

La décision "Mme Lambert" du 24 juin 2014 précitée (26) est allée encore plus loin en permettant au juge des référés de contrôler la compatibilité d'une loi avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (27). On ne peut que se féliciter, comme Aurélie Bretonneau et Jean Lessi, que "l'effectivité du droit à la vie tel que protégé par la Convention fasse l'objet d'un degré de protection aussi élevé que celle du droit de l'Union européenne" (28). Elle fait même l'objet d'une protection plus resserrée puisque, du fait de l'office particulier du juge du référé-liberté saisi d'une décision d'arrêt de traitement, tel qu'il est défini dans la décision "Lambert I" (29), la compatibilité de la mesure avec la Convention fait l'objet d'un plein contrôle, là où la jurisprudence "Diakité" ne permet de se saisir que des incompatibilités manifestes avec le droit de l'Union.

Quel que soit le sort réservé à la QPC, le juge du référé-liberté a donc la nécessité de se prononcer sur le bien fondé de la procédure de référé. La décision de transmettre ou de renvoyer prise en urgence ne permet pas à la juridiction de surseoir à statuer, alors que le sursis est de règle lorsque la question est transmise ou renvoyée par le juge du principal. La nécessité de se prononcer, nonobstant la transmission ou le renvoi de la QPC, tient au délai de 48 heures imparti par la loi au juge du référé-liberté ou aux exigences de l'urgence pour le juge du référé-suspension.

Il pourra alors arriver que le juge des référés rejette la requête en dépit de la transmission de la QPC, par exemple parce que l'urgence n'est pas constituée, ou encore parce que le caractère sérieux de la QPC ne suffit pas à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2. Ce juge pourra, à l'inverse, faire droit à la requête soit au regard de l'inconstitutionnalité invoquée, soit même par tout autre moyen qui n'est pas relatif à la disposition législative en cause ; s'il est fait droit à la demande en référé, le juge des référés pourra faire usage de tous les pouvoirs qu'il tient du Code de justice administrative comme déjà mentionné.

B - Une question prioritaire de constitutionnalité qui pourrait renouveler l'office du juge

Le fait d'invoquer dans les référés libertés la contrariété de certaines dispositions avec la Constitution, comme c'est le cas en l'espèce, avec le droit de l'Union européenne, comme c'est le cas dans la jurisprudence "Diakité", ou encore avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, comme c'est le cas dans l'affaire "Lambert I", permet d'étendre, de façon substantielle, l'office du juge du référé-liberté appelé à se prononcer, à titre incident, comme juge de la loi.

Dans le cas où la QPC constituerait le seul élément susceptible d'être constitutif d'une "atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale" au sens de l'article L. 521-2 ou constituerait le seul moyen "propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux" au sens de l'article L. 521-1, la démarche du juge n'a pas encore été précisée en jurisprudence. Dans ce cas, il appartiendra sans doute au juge des référés à supposer remplies les autres conditions posées par la loi, d'apprécier s'il peut faire ainsi droit à une demande conservatoire, en l'attente de la décision qui sera prise par le Conseil d'Etat puis, le cas échéant, par le Conseil constitutionnel.

Dans un tel cas, la suspension d'une décision administrative pourrait, dans un premier temps, être prononcée non jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête en annulation de la décision, mais jusqu'à ce qu'il soit statué sur la question prioritaire de constitutionnalité. Dans le cas contraire, le juge des référés ne peut pas surseoir à statuer et en cas de rejet de la requête introduite dans le cadre d'une procédure d'urgence, alors même que la transmission de la QPC aurait pu être jugée justifiée, la seule solution dont dispose la partie intéressée est de se pourvoir en appel ou en cassation pour bénéficier de l'inconstitutionnalité qu'elle a invoquée, si celle-ci est finalement admise. Il n'est pas sur qu'un tel argument suffise à convaincre la Cour européenne des droits de l'Homme au regard des articles 6 § 1 (N° Lexbase : L7558AIR) ou 13 de la Convention (N° Lexbase : L4746AQT), notamment en cas d'atteinte irrémédiable à une liberté fondamentale découlant d'une disposition législative considérée ensuite par le Conseil constitutionnel comme contraire aux droits et libertés garantis par la constitution.

Il y a là, notamment, dans le cadre du référé liberté un dilemme assez compliqué à régler dans la mesure où, contrairement au référé-suspension, le référé-liberté est une procédure au fond. Cette procédure doit permettre, éventuellement, de vider le litige sans l'exercice d'un recours principal. Il apparaît au fil des réformes et des évolutions jurisprudentielles du Conseil d'Etat que la volonté grandissante de garantir les libertés a pour effet d'élargir et d'approfondir les possibilités de contrôle de la loi par le juge des référés. Toutefois, cette exigence demeure contrebalancée par le fait que le juge des référés-libertés est contraint d'agir dans les limites de ses pouvoirs et des exigences légales propre à sa compétence et qu'il ne doit pas se comporter en juge du principal. Mais il doit étudier l'affaire au fond et garantir les libertés, d'où le dilemme en matière de QPC.

Parmi les nombreuses réactions qu'avait suscitées l'ordonnance "Ministre de l'intérieur contre Société Les Productions de la Plume et M. M'Bala M'Bala" (30), par laquelle le juge du référé-liberté du Conseil d'Etat a fait droit à l'appel du ministre de l'Intérieur contre l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes suspendant l'exécution de l'arrêté préfectoral d'interdiction du spectacle "Le Mur" à Saint-Herblain, une critique au moins était inattendue : celle consistant à reprocher au juge des référés d'avoir statué trop vite, sans se donner, selon les détracteurs, le temps de la réflexion. C'était oublier, comme le relèvent Aurélie Bretonneau et Jean Lessi, que, "non content d'être le juge de l'urgence, le juge des référés est également un juge dans l'urgence, tenu de mettre tout en oeuvre, lorsque la situation l'implique, pour statuer en temps utile sur les conclusions dont il est saisi" (31).

A l'inverse, le juge des référés peut, chaque fois que la configuration du litige le permet et que la bonne qualité du procès l'exige, se donner les moyens d'avoir le temps. Il l'a fait dans la décision avant-dire droit rendue par le Conseil d'Etat dans l'affaire "Lambert", qui permet au juge du référé-liberté saisi d'une décision médicale d'arrêt de traitement d'en suspendre l'exécution à titre conservatoire avant de statuer sur le référé. La faculté de suspendre à titre conservatoire une décision avant de statuer sur le référé a vocation à s'étendre aux cas moins atypiques où la mesure litigieuse risque simplement d'être exécutée avant que le juge des référés ne statue avec pour effet d'empêcher son intervention. Tout comme l'envisage l'article L. 4 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2611ALB), le juge du référé aurait ainsi la possibilité de conférer à sa saisine un caractère suspensif, sans pour autant préjuger du sens de son intervention. Les deux techniques seraient justifiées par l'imminence et l'irréversibilité des violations alléguées et pourraient ainsi être utilisées lorsque la QPC constituerait le seul élément susceptible d'être constitutif d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

On ne peut au final qu'encourager cette évolution des choses dans l'office du juge du référé-liberté, les libertés étant en voie de posséder désormais un juge grandeur nature dans l'ordre administratif face à tout ce qui les menace ou les malmène. Ce qui se profile n'est pas autre chose que la montée en puissance des droits fondamentaux et l'élévation d'un cran de notre état de droit.


(1) JO, 1er juillet 2000, p. 9948.
(2) CE référé, 9 janvier 2014, n° 374508 (N° Lexbase : A0741KTM), 10 janvier 2014, n° 374528 (N° Lexbase : A2082KTB), 11 janvier 2014, n° 374552 (N° Lexbase : A2516KTD), AJDA, 2014, p.129, tribune B. Seiller, p. 473, tribune C. Broyelle et note J. Petit, D., 2014, p.86, obs. J.-M. Pastor et p. 155, point de vue R. Piastra, RFDA, 2014, p.87, note O. Gohin.
(3) CE, Ass., 14 février 2014, n° 375081, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5009MEA), AJDA, 2014, p. 790, chron. A. Bretonneau et J. Lessi et p. 1225, tribune P. Cassia, RFDA, 2014, p. 255, concl. R. Keller et CE, Ass., 24 juin 2014, n° 375081, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6298MRP).
(4) Voir les deux décisions "Mme Lambert" précitées rendues par l'Assemblée du contentieux, ce qui, en matière de référé, constituait une première.
(5) C'est le cas, outre des deux décisions "Mme Lambert", des deux ordonnances "Ministre de l'intérieur c/ Société Les Productions de la Plume et M. M'Bala M'Bala" précitées et de CE référé, 27 novembre 2013, n° 373300, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2784KQ8), AJDA, 2014, p. 574, note F.-X. Fort, D., 2013, p. 2855, obs. P. Véron, RFDA, 2014, p.531, étude L. Fermaud. Cette dernière ordonnance était relative aux obligations positives de l'administration en matière de prise en charge des enfants autistes.
(6) L'article L. 521-2 du Code de justice administrative prévoit que, "saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures".
(7) Encore appelé "référé-injonction" parce que l'une des innovations majeures de la loi du 30 juin 2000 résidait notamment dans la possibilité offerte au juge administratif de l'urgence d'adresser, à titre provisoire, des injonctions à l'administration lorsqu'une "liberté fondamentale" était menacée par une décision ou un agissement imputable à la personne.
(8) JO, 30 décembre 1979, p. 3314.
(9) L'article L. 821-2 du Code de justice administrative dispose que, "s'il prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d'Etat peut soit renvoyer l'affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l'affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie".
(10) CE, référé, 16 juin 2010, n° 340250, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9876EZS), AJDA, 2010, p. 1355, chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi, RFDA, 2011, p. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier, Constitutions, 2010, p. 399, obs. J. Barthélemy et L. Boré.
(11) Ibid.
(12) JO, 9 novembre 1958, p. 10129.
(13) JO, 11 décembre 2009, p. 21379.
(14) O. Le Bot, Contrôle de constitutionnalité et contrôle de compatibilité avec le droit de l'Union européenne devant le juge des référés, AJDA, 2010, p. 1662.
(15) Cons. const., décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 (N° Lexbase : A3193EPX), Rec. CC, p. 206, JO, 11 décembre 2009, p. 21381, considérant n° 18.
(16) Voir, sur ce point, CE 1° et 2° s-s-r., 2 juin 2003, n° 253854, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0420DAS).
(17) CE, référé, 19 novembre 2010, n° 344014, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4401GLL).
(18) CE 1° et 6° s-s-r., 29 avril 2013, n° 366058, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0241KDB).
(19) CE 3° et 8° s-s-r., 1er février 2011, n° 342536, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2667GR9), AJDA, 2011, p. 1209, note P.-O. Caille.
(20) CE 1° et 6° s-s-r., 29 avril 2013, n° 366058, mentionné aux tables du recueil Lebon, préc..
(21) CE, référé, 16 juin 2010, n° 340250, publié au recueil Lebon, préc..
(22) CE 4° et 6° s-s-r., 30 décembre 2002, n° 240430, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7129A4S), AJDA, 2003, p. 1065, note O. Le Bot.
(23) Cass., QPC, 16 avril 2010, n° 10-40.002 (N° Lexbase : A2046EX3), AJDA, 2010, p. 1459, note F. Scanvic, JCP éd. G, 2010, note n° 563, J.-F. Akandji-Kombé.
(24) Cons. const., décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 (N° Lexbase : A1312EXU), Rec. CC, p. 78, JO, 13 mai 2010, p. 8897, considérant n° 14.
(25) CE 9° et 10° s-s-r., 14 mai 2010, n° 312305, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1851EXT).
(26) CE, Ass., 14 février 2014, n° 375081, publié au recueil Lebon, préc..
(27) Le juge du référé liberté y a jugé "qu'eu égard à l'office particulier qui est celui du juge des référés lorsqu'il est saisi, sur le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, d'une décision prise par un médecin en application du code de la santé publique et conduisant à interrompre ou à ne pas entreprendre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable et que l'exécution de cette décision porterait de manière irréversible une atteinte à la vie, il lui appartient, dans ce cadre, d'examiner un moyen tiré de l'incompatibilité des dispositions législatives dont il a été fait application avec les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales".
(28) A. Bretonneau et J. Lessi, Référés : l'irrésistible ascension, AJDA, 2014, p. 1484.
(29) Il y a, pour rappel, deux décisions qui ont été rendues en la matière : CE, Ass., 14 février 2014, n° 375081, publié au recueil Lebon, préc., dit "Lambert I" et CE, Ass., 24 juin 2014, n° 375081, publié au recueil Lebon, préc., dit "Lambert II".
(30) Préc., note 2.
(31) A. Bretonneau et J. Lessi, Référés : l'irrésistible ascension, préc..

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