Réf. : Cass. crim., 22 octobre 2014, n° 13-84.419, F-P+B (N° Lexbase : A0409MZ8)
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par Christian Lopez, Maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise
le 17 Mars 2015
C'est dans ce contexte que l'administration fiscale a déposé plainte en vue d'engager des poursuites pénales correctionnelles sur le fondement de l'article 1741 du CGI (N° Lexbase : L9491IY8). La décision attaquée devant la Chambre criminelle a déclaré le principal dirigeant coupable de soustraction frauduleuse à l'établissement ou au paiement de l'impôt, par dissimulation de sommes, et l'a condamné à une peine de trente mois d'emprisonnement avec sursis et 30 000 euros d'amende et, solidairement avec la société absorbante, au paiement des impôts fraudés et des pénalités. Les deux principaux moyens invoqués dans le cadre du pourvoi en cassation portent, d'une part, sur le terrain du délai de la prescription de l'action publique et, d'autre part, sur la nécessité de mettre en oeuvre une question préjudicielle devant la Cour de justice de l'Union européenne. Cette question concerne la violation du dispositif d'exemption de la taxation des plus-values latentes, en cas d'apports d'actifs des SCI françaises par fusion-absorption au profit d'une société de droit luxembourgeois.
I - La prescription de l'action publique au regard de la présomption d'authenticité de l'avis émis par la CIF
Le demandeur au pourvoi sollicite que soit produite la décision par laquelle l'administration fiscale a saisi la CIF afin de permettre à la cour d'appel d'apprécier la validité de la saisine et éventuellement la prescription de l'action publique. En effet, dans le cadre d'un délit de fraude fiscale général, préalablement au dépôt d'une plainte pour fraude fiscale, la CIF doit émettre un avis favorable, ces actes étant nécessaires à la mise en mouvement de l'action publique.
En premier lieu, il convient de rappeler que, selon les dispositions de l'article 8 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9542I3S), les délits de droit commun se prescrivent par trois ans. L'article L. 230 du LPF (N° Lexbase : L9536IYT) édicte une prescription spéciale, en disposant dans son 1er alinéa que les plaintes peuvent être déposées jusqu'à la fin de la troisième année qui suit celle au cours de laquelle l'infraction a été commise (3).
Par ailleurs, le dernier alinéa de cet article prévoit une suspension de la prescription pour saisine de la commission des infractions fiscales. Le point de départ de la prescription est en principe le jour de la commission de l'infraction. Dans le cadre des délits prévus par les articles 1741 et 1743 (N° Lexbase : L3888IZZ) du CGI, le délai triennal ne court qu'à partir du 31 décembre suivant la date à laquelle les déclarations fiscales ont été, ou auraient dû être déposées (4). Ainsi, en matière fiscale, le point de départ de la prescription se situe à la date où le contribuable est tenu de déclarer les sommes sujettes à l'impôt.
La prescription de l'action publique est suspendue pendant une durée maximum de six mois entre la date de saisine de la commission et la date à laquelle elle rend son avis (5). Ainsi, le législateur a voulu neutraliser la période pendant laquelle la commission procède à l'examen de l'affaire. S'agissant d'une suspension de la prescription (et non point d'une interruption), le délai de prescription recommence à s'écouler dès que cet organisme a rendu son avis, pour un temps égal à celui qui restait à courir à la date de sa saisine.
Dans le cadre de l'affaire qui nous occupe (les déclarations ayant été déposées en février 2005), la prescription était donc acquise au 31 décembre 2008. Ainsi, la date de la lettre que l'administration adresse à la CIF, marquant le point de départ de la suspension du délai de prescription, se révèle capitale. En l'espèce, l'avis favorable, daté du 30 avril 2009, indiquait que la commission avait été saisie le 23 décembre 2008, le contribuable ayant été informé de cette saisine le 2 janvier 2009. Il s'avère que l'article L. 228 du LPF (N° Lexbase : L9492IY9), subordonnant la recevabilité des poursuites à la saisine de la commission des infractions fiscales, n'impose pas la production de la lettre de saisine de cet organisme. La cour d'appel considère que la régularité de la procédure est suffisamment établie par les mentions figurant dans l'avis lui même qui rappelait que le dirigeant de la société avait parfaitement été informé de la saisine de la CIF. Il était ainsi établi que le prévenu avait bien reçu communication des griefs et qu'il avait la possibilité de formuler les informations qu'il estimait nécessaire. Il est également rappelé qu'une présomption d'authenticité s'attache à l'avis de la commission des infractions fiscales dont les mentions établissent la régularité de la procédure suivie devant elle, sauf preuve contraire. Cette preuve n'ayant pas été rapportée, la demande de production de la décision de saisine de la CIF a été rejetée.
La commission des infractions fiscales ayant été saisie le 23 décembre 2008, soit 8 jours avant la fin de la troisième année au cours de laquelle les faits ont été commis, la date de prescription de l'action publique était suspendue pendant 6 mois. La plainte du directeur des services fiscaux ayant été déposée dans ce délai de 6 mois, la cour d'appel a considéré que les faits n'apparaissaient pas prescrits. Or, selon le pourvoi, la preuve que l'action publique n'est pas éteinte par la prescription ne peut être rapportée qu'au moyen de la production de l'acte interruptif ou suspensif de prescription. La cour d'appel a considéré que la régularité de la procédure était suffisamment établie par les mentions de l'avis rendu par la commission des infractions fiscales, au motif que l'article L. 228 du LPF n'impose pas la production devant le juge pénal de la lettre de saisine de cette autorité. Pour rejeter la demande de production de la décision de saisine de la commission des infractions fiscales et considérer que l'action publique n'était pas prescrite, la Chambre criminelle souligne que la cour d'appel énonce, d'une part, que cette production n'est pas imposée par les textes, et d'autre part, qu'"une présomption d'authenticité" s'attache à l'avis rendu.
Il convient de s'interroger sur ce positionnement, la question essentielle étant de savoir comment est administrée la preuve de la saisine de la CIF. Est-il nécessaire de produire la lettre que l'administration fiscale adresse à la CIF ?
Sur renvoi du Conseil d'Etat (6), le Tribunal des conflits (7) a jugé que la compétence, pour tout ce qui concerne la phase préalable à la procédure pénale elle-même, était judiciaire (sous réserve des questions préjudicielles). Ceci vaut aussi bien pour la décision du service de saisir la commission des infractions fiscales, mais également pour la procédure devant la commission (8) et pour l'avis de la commission.
Par trois arrêts rendus en 1991, la Chambre criminelle a fixé les principes de base applicables par les juridictions répressives, et notamment celui de la non-production de la lettre de saisine de l'administration fiscale. Selon le pourvoi engagé la lettre de saisine de la CIF indispensable à la mise en mouvement de l'action publique doit être datée et signée par l'autorité compétente. En l'absence au dossier de l'acte de saisine de la commission et en l'absence de toute mention, sur l'avis de la commission, relative à la date et à l'auteur de l'acte qui l'a saisie, la régularité de la procédure ne pouvait donc pas être établie. Or, selon la Haute juridiction, l'avis rendu par la commission contenait les indications permettant de connaître l'autorité qui l'a saisie, la date de cette saisine, et l'identité de la personne mise en cause par l'administration. Seul l'avis de la commission des infractions fiscales, favorable aux poursuites, et la plainte du ministre doivent être produits à la procédure. Le point tranché par cet arrêt n'est pas nouveau (il y a eu plusieurs décisions sur la question). Mais dans un domaine où l'imputation du délai s'avère délicate, et pour mettre fin à un contentieux récurrent, ne faudrait-il pas trancher définitivement ce débat, surtout lorsque le délai est suspendu 8 jours avant l'expiration d'un délai légal de 3 ans ? Il convient d'ailleurs de noter que les juges du fond, appréciant souverainement les mesures nécessaires à leur conviction, ont toujours la possibilité de prescrire le versement par l'administration fiscale de la lettre de saisine de la commission (9). D'ailleurs dans le cadre de cette décision du 22 juin 1992, l'administration avait eu l'occasion de préciser dans ses commentaires qu'"en application de cet arrêt, le service est donc invité à déférer aux demandes de production du document de l'espèce lorsque la requête émane d'un magistrat, c'est-à-dire soit le tribunal au moment de l'instance du jugement, soit le juge d'instruction en cours d'instruction et, éventuellement, le procureur de la République ou l'un de ses substituts, dans le cadre de l'instruction d'une citation directe". On aurait pu, à partir de cette décision, considérer que les tribunaux correctionnels étaient dans l'obligation de vérifier la régularité de la procédure administrative suspendant la prescription et donc de procéder à la vérification d'une pièce fondamentale marquant le point de départ de saisine de la commission des infractions fiscales. Il n'en n'est rien puisque de manière constante, et comme le reprend la décision commentée, il appartient au demandeur de démontrer l'inexactitude d'un document administratif auquel se trouve attachée une présomption d'authenticité. L'arrêt commenté de la Chambre criminelle réaffirme qu'aucun texte ne prescrit la production de la lettre de l'administration fiscale saisissant la CIF. Dans le domaine, redisons-le, aussi délicat de l'imputation des délais en matière fiscale pour lequel le législateur a, de surcroît, considérablement allongé la prescription, ne nécessite-t-elle pas une modification législative surtout lorsque celle-ci garantit les droits de la défense ? L'action de l'administration fiscale de lutte contre la fraude fiscale s'en trouverait renforcée, notamment lorsqu'il s'agit d'invoquer, par le biais de la question préjudicielle, le droit de l'Union européenne en vue de valider certains montages.
II - La question préjudicielle sur l'exception d'incompatibilité du dispositif des fusions au regard de la Directive
Sur ce second point, la position de la Chambre criminelle apparaît moins contestable puisque les faits de l'espèce laissent peu de doute sur les motifs de l'opération mise en oeuvre. En effet, en raison du droit conventionnel applicable au moment des faits, la réalisation des opérations de dissolution sans liquidation des filiales de la société de droit luxembourgeois aboutissait à l'exonération totale de la plus value sur les immeubles détenus par les SCI, si le régime spécial des fusions avait été appliqué.
En effet, la Directive fusion (10) a pour vocation d'organiser la neutralité fiscale des opérations de restructuration lorsque des sociétés de différents Etats membres sont impliquées. Cette Directive transposée en droit français met en place un régime de sursis d'imposition des plus-values émanant des opérations de fusion, ou de scission entre des personnes morales d'Etats membres différents. L'analyse des faits souligne parfaitement les raisons du montage. L'administration fiscale a pris soin de démontrer les raisons pour lesquelles les cessions réalisées ne pouvaient pas bénéficier du régime spécial des fusions. Plusieurs éléments sont susceptibles de remettre en cause l'économie générale du montage présenté. Il s'agit d'une dissolution sans liquidation qui a été suivie dans un délai très bref, de la cession des immeubles reçus. Ces opérations ont été réalisées dans le cadre de trois sociétés en France. En outre, le bénéfice du régime dérogatoire des fusions pour des personnes morales de droit étranger par des sociétés françaises, est subordonné à l'obtention d'un agrément préalable supposant aux termes des articles 210 B et C du CGI, que les opérations en cause soient justifiées par des raisons économiques.
Le pourvoi en cassation repose ici sur une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne : "la taxation immédiate en France des plus-values immobilières latentes enregistrées par une société dissoute à l'occasion d'une opération de fusion par transmission universelle de son patrimoine à une société d'un autre Etat membre contrevient-elle aux principes énoncés à l'article 49 du TFUE (N° Lexbase : L2697IPL)" ?
L'article 49 du TFUE concerne le droit d'établissement et interdit toutes restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre sur le territoire d'un autre Etat membre. Ainsi, toute norme contraignant à l'imposition des plus-values latentes sur les actifs transférés dans une structure d'un autre Etat membre de l'UE, serait considérée comme incompatible au droit de l'UE. Ce moyen invoqué s'appuie notamment sur une décision rendue sur la compatibilité avec l'article 49 du TFUE des régimes d'imposition des plus-values latentes afférentes aux actifs d'une société à l'occasion du transfert du siège et de sa direction effective dans un autre Etat membre (11). La Cour de justice dans cet arrêt rendu le 29 novembre 2011, a en effet jugé que le droit néerlandais est incompatible avec le principe de liberté d'établissement du fait de l'imposition immédiate des plus-values latentes sur des actifs d'une société néerlandaise transférant son siège de direction effective dans un autre Etat membre. Toutefois, l'invocation du principe de liberté d'établissement s'est révélée difficilement applicable lorsque la fusion est réalisée dans l'unique but d'échapper à l'impôt en demandant l'application d'un dispositif favorable, alors que l'économie générale de l'opération ne peut s'expliquer par aucun autre motif que celui de l'évasion fiscale.
C'est ainsi que la Cour de cassation a confirmé, en l'espèce, le délit de fraude fiscale. La cour d'appel de Paris a justifié sa décision lorsqu'elle souligne que c'est au moyen d'un montage que le prévenu a dissimulé la taxation des plus values. Les faits constitutifs du délit de fraude fiscal au sens de l'article 1741 du CGI illustrant "la parfaite mauvaise foi" de l'intéressé. Le montage effectué visait exclusivement à domicilier les montants de la plus-value latente imposable au Luxembourg par l'intermédiaire de l'opération de fusion-absorption réalisée au profit d'une société luxembourgeoise. Plusieurs éléments participaient à démonter le caractère frauduleux, comme l'absence d'agrément de l'opération de fusion transfrontalière, l'absence de raison économique sérieuse, la brièveté des délais entre le dépôt des déclarations fiscales et les opérations de cession, la présentation tardive du procès verbal d'assemblée générale attestant de la volonté générale des associés de vendre postérieurement à la restructuration. Ainsi, en l'espèce, concernant la taxation des plus values latentes en cas d'apports d'actifs de sociétés françaises par fusion à une société luxembourgeoise, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a donc jugé qu'une cour d'appel n'est pas tenue de soumettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne pour écarter l'exception d'incompatibilité du dispositif français des fusions avec la Directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990, modifiée par la Directive de 2005. Cette dernière prévoyant, en effet, la faculté pour un Etat membre de refuser le bénéfice de la dispense de taxation de ces plus-values lorsque l'opération a pour objectif la fraude ou l'évasion fiscale.
(1) CGI, art. 201 (N° Lexbase : L5737ISB), 210 A (N° Lexbase : L9521ITS), 210 B (N° Lexbase : L4802ICT), et 210 C (N° Lexbase : L3945HLP).
(2) Directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990 (N° Lexbase : L7670AUM), modifiée par la Directive 2005/19/CEE du 17 février 2005 (N° Lexbase : L0828G88).
(3) L'article 53 de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 5 novembre 2013, et publiée au Journal officiel du 7 décembre (loi n° 2013-1117 N° Lexbase : L6136IYW), porte de trois à six ans le délai de prescription de l'action publique, dans le cas général de fraude fiscale comme dans le cas de fausse affirmation de sincérité.
(4) Cass. crim., 23 février 2011, n° 10-88.068, F-D (N° Lexbase : A1824HDW), Bull. crim., 2011, n° 37.
(5) LPF, art. L. 230, alinéa. 3.
(6) CE 7° et 8° s-s-r., 1er juin 1988, n° 82396, et n° 82397 (N° Lexbase : A7204API), RJF, 8-9, n° 1045.
(7) TC, 19 décembre 1988 n° 02548 (N° Lexbase : A8359BDX), RJF, 3/89, n° 385.
(8) Cass. crim., 29 mars 1989, n° 87-81.891, publié au bulletin (N° Lexbase : A4201CKS), RJF, 10/89, n° 1179 ; Cass. crim., 26 février 1990, n° 89-81.312, publié au bulletin (N° Lexbase : A0439CKH), RJF, 7/90, n° 900.
(9) Cass. crim., 22 juin 1992, n° 92-81.823, publié au bulletin (N° Lexbase : A0811ABN), RJF, 1/93, n° 151.
(10) Directive 2009/133/CE (N° Lexbase : L9353IE7), codifiant les modifications apportées à la Directive 90/434/CE (N° Lexbase : L7670AUM) ; CGI, art. 210-0 A (N° Lexbase : L1155ITX) et s..
(11) CJUE, 29 novembre 2011, aff. C-371/10 (N° Lexbase : A0292H39), Dr.fisc., 2012, n° 5, comm. 125, note G. Blanluet ; D. Gutmann, Liberté d'établissement et transfert de siège, F. Lefebvre, 48/2011, inf. 9.
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